Janvier 2002

L'Europe en attente de symboles

9 janvier 2002. Quand les billets en euros ne montrent que des ponts et des portails virtuels, faut-il s'étonner que les Européens ignorent leur Histoire commune et leurs héros ?

La mise en circulation des pièces et des billets en euros, le 1er janvier 2002, a suscité un engouement de la population dans les 12 pays concernés de l'Union européenne. Cet enthousiasme a été largement partagé, y compris par ceux, nombreux, qui avaient rejeté le traité de Maastricht du 10 décembre 1991. S'agit-il d'une conversion tardive de l'opinion à la «construction européenne» ?

Le véritable passage à la monnaie unique remonte à 3 ans, lorsque furent fixées les parités des monnaies nationales des onze premiers pays de l'«Euroland». Ce passage a été accueilli dans la plus parfaite indifférence par l'opinion publique.

L'actuelle mise en circulation des pièces et des billets (à peine 1% de la masse monétaire en circulation, le reste étant constituté de monnaie scripturale) n'a de valeur que symbolique. Mais c'est ce symbole palpable et concret qui réunit les citoyens et non le grand chambardement des Bourses et des comptes d'entreprise d'il y a trois ans. Faut-il s'en étonner ? Aurait-on oublié la portée des symboles ? En 1940, c'est avec des mots que Churchill a retourné l'opinion anglaise contre Hitler et c'est aussi par des mots que de Gaulle a rendu aux Français foi en leur destin.

Aujourd'hui, derrière l'enthousiasme unanime pour un symbole sans véritable signification économique, se profile, plus prégnante que jamais, l'opposition entre deux conceptions de la construction européenne, celle de la «table rase» et celle de la continuité historique.

La table rase

À Bruxelles, Strasbourg et dans les bureaux capitonnés des capitales perdure depuis les années 1980 l'objectif de la table rase. On veut bâtir une nouvelle entité en gommant dans toute la mesure du possible les différences de langues, de traditions et de moeurs. L'objectif est un Grand Marché Unique, uniforme, fluide et lisse, un État sans références géographiques ou historiques, à l'image de l'ex-URSS, qui s'étendrait de l'océan Atlantique aux montagnes du Kurdistan, en Turquie.

Les tenants de la table rase parlent exclusivement en chiffres. C'est en chiffres et en pourcentages qu'ils traduisent leur objectif : déficits publics, dettes nationales, inflation... Leurs déconvenues s'inscrivent d'ores et déjà dans les pages économiques de nos journaux. La Commission européenne avait promis monts et merveilles avec l'ouverture du Marché Unique le 1er janvier 1993 : ce fut la première année de récession depuis la Seconde Guerre mondiale.

La monnaie unique allait favoriser le rapprochement des économies européennes (taux d'inflation et de croissance similaires). C'est le contraire qui semblerait se produire... Le Grand Marché allait encourager la formation de groupes européens. Usinor (France), Arbed (Luxembourg) et Aceralia (Espagne) viennent de se rapprocher pour former Arcelor, premier groupe mondial dans la sidérurgie. Mais ce mariage européen reste isolé. C'est avec l'Américain Chrysler et avec le Japonais Nissan que Daimler-Benz (Mercedes) et Renault se sont respectivement associés.

Confrontés à ces déconvenues, les tenants de la table rase ont une réponse immédiate: on n'est pas allé assez loin dans l'effacement des différences ! Un Prix Nobel suggère ainsi d'effacer les langues européennes et de les remplacer par l'anglo-américain en usage dans les conseils d'administration et dans la chansonnette.

Vers l'Europe des hommes

L'accueil réservé à l'euro illustre la très forte attente d'Europe dans l'opinion publique. La construction de cette Europe-là sera un acte de volonté politique qui passera par des mots et des symboles plutôt que par des règlements abscons.

Les premiers symboles sont le drapeau, l'hymne et la monnaie. Le drapeau, officiellement né le 8 décembre 1955, est un symbole encore un peu froid, de même que l'hymne sans paroles, adapté de l'Hymne à la joie extrait de la Neuvième Symphonie de Ludwig van Beethoven.

À leur différence, les pièces et les billets en euros introduisent l'idée européenne dans la vie quotidienne de chacun... Mais il est très regrettable que l'on ait gâché l'occasion de créer avec ces nouveaux billets des symboles vivants et prometteurs. Les dirigeants européens ont réussi le tour de force d'illustrer leur impuissance avec ces billets illustrés de ponts et de portails virtuels qui ne mènent et n'ouvrent sur rien.

Souhaitons que la prochaine génération de billets mette en avant l'exceptionnelle fécondité de l'Europe et ses valeurs universelles. On peut rêver d'un billet qui porterait sur l'une de ses faces Victor Hugo et sur l'autre Jean-Sébastien Bach réunissant de la sorte la France et l'Allemagne dans ce qu'elles ont de plus beau.

On peut rêver d'associer aussi Michel Cervantès et Hans-Christian Andersen, Shakespeare et Homère, Michel-Ange et Rembrandt, Léonard de Vinci et Nicolas Copernic, Marie Curie et Albert Einstein, Mozart et Rubens ...

D'autres symboles feront tout autant progresser la construction européenne. On peut ainsi envisager qu'aux prochains Jeux Olympiques d'été, à Pékin, en 2008, entre en lice non plus quinze ou vingt équipes européennes mais... une seule !

Une équipe européenne unie serait pertinente face à des sportifs chinois ou indiens qui représentent des nations d'un milliard d'individus. Elle créerait dans l'opinion publique un choc au moins aussi fort que l'euro. Elle donnerait toute sa signification au drapeau étoilé et à l'Hymne à la joie. L'enjeu dépasse le cadre sportif : imagine-t-on possibles une armée et une diplomatie européennes tant que les citoyens de l'Union refusent de se reconnaître dans une équipe olympique commune ?...

L'Europe a également besoin de fêtes (la musique, en France, en a bien une !). Un comité trucmuche a proposé le 9 mai comme jour commémoratif de l'unité européenne, en se référant à un discours de Robert Schuman annonçant le 9 mai 1950 la naissance de la CECA (Communauté européenne du charbon et de l'acier). Le choix n'est pas des plus judicieux.

À l'heure de l'électronique et des biotechnologies, le charbon et l'acier n'évoquent rien d'agréable chez les jeunes Européens. D'autre part, le 9 mai suit la commémoration de la capitulation allemande de 1945. Il se situe enfin en un mois déjà très chargé en célébrations diverses, du 1er mai à l'Ascension et à la Pentecôte.

L'événement commémoratif le plus judicieux, digne de donner lieu à un jour chômé dans toute l'Union, serait plutôt la signature du traité de Rome, le 25 mars 1957. Rome reste un symbole vivant pour tous les Européens et le mois de mars, qui inaugure le printemps, justifie amplement un jour chômé pour se remettre des tristesses de l'hiver finissant...

Richesse linguistique

A long terme, c'est par la culture que passera l'intégration des Européens - ainsi que des immigrants issus des autres continents -. La richesse de notre continent repose sur la diversité des cultures et des langues dans une civilisation commune issue d'une Histoire de mille ans.

Dans les décennies passées, certains y voyaient un obstacle à l'unité. Mais les progrès de l'informatique et l'avènement de la Toile changent la donne. Avec la mise en réseau en temps réel d'un grand nombre d'ordinateurs, on peut envisager en effet de traduire n'importe quel texte dans n'importe quelle langue, presque instantanément et de la façon la plus correcte qui soit.

De la sorte, tous les humains pourront converser entre eux par l'écrit (et peut-être par l'oral) en usant des nuances de leur langue maternelle, sans avoir besoin de passer par un jargon dérivé de l'anglo-américain.

Qu'attend l'Union européenne pour engager un ambitieux programme de recherche et développement en vue de mettre en place les outils de traduction ? L'enjeu en vaut la peine par ses répercussions sur la vie économique et la vie quotidienne. Le projet serait également plus valorisant pour le savoir-faire européen qu'un énième programme de construction d'autoroutes.

André Larané
Publié ou mis à jour le : 2024-06-27 12:28:41

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