En ouvrant le processus d'adhésion de la Turquie, les autorités de Bruxelles enterrent le projet des «États-Unis d'Europe». L'adhésion de la Turquie réduit l'Union européenne à ne plus devenir qu'une vaste zone de libre-échange, apolitique et aculturelle, comme il en existe déjà en Amérique ou en Asie.
On peut lire aussi L'enjeu turc : la Turquie, l'Europe et le Moyen-Orient, La Turquie, l'Europe et l'Union, La Turquie et les frontières de l'Union.
Le 17 décembre 2004, les 25 chefs d'État de l'Union européenne ont entériné la demande d'adhésion de la Turquie... malgré son incompatibilité avec le quatrième critère de « Copenhague » et les graves réserves du rapport publié par la Commission européenne le 6 octobre précédent.
C'est en bonne partie à cause de l'hypothèque turque que les citoyens français et néerlandais ont rejeté la Constitution européenne les 29 mai et 2 juin 2005 mais ils n'ont pas été entendus...
En France et en Europe continentale, la classe politique ne fait désormais pas plus de cas du vote démocratique que d'un quelconque sondage. Si un scrutin contredit la politique officielle, on y voit tout au plus la conséquence d'un manque de «pédagogie» des élites. La démocratie a transformé les sujets en citoyens. Dans la post-démocratie qui se profile, ces citoyens se voient rabaissés au statut de grands enfants.
L'élargissement de l'Union rend caduque le projet des « États-Unis d'Europe » formulé par Jean Monnet il y a 60 ans et avant lui par Victor Hugo ou encore l'abbé de Saint-Pierre. Ce projet était cimenté par un sentiment d'appartenance des Européens à une civilisation et des valeurs communes qui justifiait le sacrifice d'une partie de la souveraineté nationale. Rien de tel avec la Turquie !...
Dans l'opinion publique, méprisée et déçue, les doutes à l'égard de la construction européenne risquent de se transformer en franche hostilité. Valéry Giscard d'Estaing l'a dit il y a deux ans : « L'entrée de la Turquie, c'est la fin de l'Union ». Seule subsistera une zone de libre-échange d'où seront évacués les projets de coopération militaire, diplomatique, environnementale, fiscale, éducative, sociale... Mais à cette zone pourront légitimement prétendre la Serbie, l'Ukraine, la Russie (à peine moins de deux fois plus peuplée que la Turquie) et pourquoi pas ? le Maghreb, Israël....
Le débat sur l'adhésion de la Turquie porte moins sur l'entrée d'un énième pays dans l'Union que sur la perspective de bâtir une entité politique forte et cohérente, capable d'assurer la prospérité à ses habitants et d'agir en faveur de la paix dans le monde, en contrepoids des États-Unis, conformément au projet de Jean Monnet et Robert Schuman.
Des personnalités françaises de toutes les sensibilités politiques s'accrochent à cette perspective (Valéry Giscard d'Estaing, François Bayrou, Robert Badinter, Laurent Fabius, Max Gallo....). Mais celle-ci s'éloigne avec l'ouverture officielle des pourparlers d'adhésion de la Turquie.
Il est désormais improbable que l'on bâtisse une nation européenne sauf à penser que l'on peut réunir n'importe quels groupes humains dans une communauté politique avec simplement de bonnes paroles et des textes solennels...
Les obstacles sont de tous ordres: absence de références culturelles communes entre Européens et Turcs, vertigineux écarts de niveaux de vie entre Scandinaves et Anatoliens de l'Est, divergences sur les niveaux admissibles de corruption, dialogue de sourds sur les questions de morale individuelle, enjeux géopolitiques complexes et inconciliables....
Comme l'ouverture des pourparlers d'adhésion de la Turquie impose une mise à niveau de son économie, la Commission européenne va devoir rogner les aides prévues pour les pays de l'actuelle Union ainsi que l'aide au développement du tiers monde.
Les Européens devront aussi chercher avec les Turcs un terrain d'entente sur des principes communs : droits des homosexuels et des femmes, liberté d'installation dans le pays de son choix, droit ou non de changer de religion...
Ils devront s'impliquer dans les drames moyen-orientaux : violations de frontières, déplacements de populations, partage des eaux du Tigre et de l'Euphrate, collusion entre les Kurdes de Turquie et ceux d'Iran, de Syrie et d'Irak...
On peut enfin s'interroger sur l'attitude des Arabes devant le rapprochement entre les Occidentaux - descendants des croisés - et les Turcs, qui les ont dominés pendant mille ans, depuis la prise de Bagdad par Toghrul-beg.
Les conséquences géostratégiques de l'élargissement seront redoutables en raison du report des frontières de l'Europe au coeur du Moyen-Orient en crise mais aussi en raison... du désespoir de la Russie.
Avec l'entrée de la Turquie dans l'Union, il ne sera plus possible à celle-ci de repousser très longtemps les candidatures de l'Ukraine et de la Biélorussie, voire de la Géorgie et de l'Arménie, au nom de leur européanité. Il s'ensuivra que la Russie deviendra le seul grand État européen extérieur à l'Union, qui plus est adossé à des États chinois et turcophones hostiles.
Cette éventualité est inacceptable pour Moscou et l'on peut imaginer des complications lourdes de conséquences dans les relations entre Russes et Européens... À moins que ces derniers ne considèrent d'un oeil nouveau la Russie. Moins de deux fois plus peuplée que la Turquie, elle pourrait faire contrepoids à celle-ci au sein de l'Union. Sans compter qu'elle apporterait aux Européens des ressources naturelles quasi-infinies.
Par-delà les questions pratiques que pose l'adhésion à l'Union d'un grand pays pauvre et aux préoccupations très éloignées de celles des Européens, se repose avec acuité la question du projet européen. Les «Pères de l'Europe» rêvaient d'une communauté de destin qui fasse contrepoids à la puissance américaine.
Aujourd'hui, les Européens ne rêvent plus. Ils sont effrayés par l'éclat de la civilisation dont ils sont les héritiers, qui a plus apporté à l'humanité, de l'An Mil à 1914, que toutes celles qui l'ont précédée. Leur horizon se borne à une retraite tranquille et sans trop de contraintes. Ils sont prêts à s'accommoder d'une transformation de l'Union en une zone économique et apolitique qui ferait table rase du passé.
Les Français ont évacué la référence à l'héritage chrétien dans le projet de Constitution rejeté par les référendums des 29 mai et 2 juin 2005 et par rétorsion, les Polonais ont évacué la référence à la définition de la démocratie par le Grec Périclès. En évacuant les deux références les plus évidentes à ce qui fait l'originalité de la civilisation européenne, les uns et les autres ont préparé le terrain à cette transformation.
Aucune objection de principe ne s'oppose plus à un élargissement indéfini de l'Union ex-européenne et à sa transformation en une ONU régionale assortie d'une zone de libre-échange comme il en existe déjà en Amérique ou en Asie du Sud-Est.
Partisan de l'adhésion de la Turquie, l'historien Alexandre Adler la justifie en considérant qu'après l'élargissement à l'Europe orientale (Pologne, pays baltes....), l'Union européenne n'a plus pour perspective que d'être une zone de libre-échange (Le Figaro, 21 avril 2004). Même conviction chez le chroniqueur Bernard Guetta et le député Pierre Moscovici, également partisans de l'adhésion de la Turquie.
Les uns et les autres se consolent en affichant l'espoir que l'Europe fédérale se reconstruise à partir d'un «noyau dur». Ils rappellent des enfants qui, ayant cassé le jouet fabriqué avec amour par leur père, diraient à celui-ci: «Pas grave, papa, je vais le refaire».
Sans surprise, le président américain George W. Bush est le plus fervent partisan de l'intégration de la Turquie dans l'Europe. Il fait coup double en amollissant l'Union européenne et en l'impliquant dans les conflits qui secouent le Moyen-Orient. Ceux qui prônent l'élargissement à la Turquie font le choix de la rupture avec le projet européen antérieur. C'est la voie de la facilité (on se contente de dire oui à toutes les sollicitations). De leur point de vue, l'européanité de la Turquie n'est qu'une question secondaire dans la perspective incertaine de la refondation d'un nouveau monde...
Rien d'étonnant à ce que les plus virulents d'entre eux se recrutent dans la gauche internationaliste (Michel Rocard, José Bové, Marie-Georges Buffet, Noël Mamère, Daniel Cohn-Bendit, Edwy Plenel....), à l'exception du président Jacques Chirac qui, de son côté, s'est toujours opposé à une Europe puissante de caractère fédéral.
Ils sont impatients de dissoudre la civilisation européenne dans une entité qui reste à inventer. Obsédés par le christianisme comme Tartuffe par le sexe, ils sont prêts à s'allier avec quiconque peut les défaire de cet héritage.
Il est piquant de les voir hurler au loup dès qu'un cardinal ouvre la bouche et tendre les bras au Premier ministre turc qui voile ses filles, abhorre l'homosexualité, interdit à ses concitoyens de répudier l'islam et attend la première occasion pour pénaliser l'adultère.
L'adhésion de la Turquie n'est pas seulement une rupture avec le rêve d'une communauté européenne. C'est aussi un saut dans l'inconnu. L'alliance des contraires vers laquelle nous nous dirigeons, entre un peuple jeune au nationalisme farouche et de vieux peuples désabusés, n'est pas sans risques pour la paix future...
Europe et Turquie sont comme deux voisins qui entretiennent les meilleures relations du monde aussi longtemps qu'une clôture les sépare; les conflits surviennent dès lors qu'ils abattent la clôture et passent indifféremment d'une maison à l'autre.
Les détonateurs potentiels sont multiples dans un Moyen-Orient où tous les peuples (Arabes, Kurdes, Iraniens, Arméniens) ont des motifs de dissensions envers les Turcs (à l'exception des Israéliens).
Mais rien n'est écrit à l'avance. Peut-être l'élargissement de l'Union aboutira-t-il à l'européanisation de la Turquie conformément au souhait des internationalistes: émergence de la libre pensée (agnosticisme, athéisme, croyances diverses), libération des moeurs (relations sexuelles hors mariage pour les jeunes filles, égalité de droits pour les enfants nés hors du mariage, émancipation pleine et entière des homosexuels....) ?
Peut-être, au contraire, l'élargissement entraînera-t-il l'Europe asthénique dans une glissade lente vers une «moyen-orientalisation» de ses sociétés (appauvrissement des classes populaires, conflits communautaires, dépérissement de l'État de droit et de la démocratie) ?
Peut-être enfin la confrontation avec l'islamo-nationalisme turc débouchera-t-elle sur un sursaut identitaire? [lire aussi : La Turquie, l'Europe et le Moyen-Orient.
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