1146

Appel à la croisade de saint Bernard

Un demi-siècle après la première croisade, voilà que les Turcs s'emparent de la ville d'Édesse, en Syrie franque. Saint Bernard, abbé de Clairvaux et conseiller des souverains, lance sur la colline de Vézelay, en Bourgogne, le jour de Pâques 1146 (31 mars), un appel aux chevaliers. C'est le signal de ce que les historiens considèrent comme la deuxième croisade.

Il nous reste de l'appel de Saint Bernard une lettre, dite lettre 363, adressée au clergé d'Occident. On y lit un vibrant appel à la guerre sainte mais aussi à la tempérance et à la tolérance à l'égard des juifs.
L'appel à la croisade de saint Bernard de Clairvaux (lettre 363, Vézelay, 1147)

À ses très-chers seigneurs et pères les Évêques et Archevêques, à tout le clergé et au peuple de la France orientale et de la Bavière, Bernard, dit abbé de Clairvaux : qu'ils aient en abondance l'esprit de force.

1. La Parole que je vous adresse concerne une affaire du Christ, en qui est assurément notre salut. Je vous dis cela, pour couvrir de l'autorité du Seigneur et de la considération de votre propre intérêt l'indignité de la personne qui vous parle. Sans doute je suis peu de chose, mais je ne suis pas peu attaché à vous tous dans le coeur de Jésus-Christ. C'est pour cela que je vous écris aujourd'hui, c'est là ce qui me donne la hardiesse de m'adresser à vous tous par cette lettre. J'aimerais mieux le faire de vive voix, si j'en avais le pouvoir comme la volonté.

Voici maintenant, frères, le temps favorable, voici le jour où le salut abonde. La terre s'est émue et a tremblé, parce que le Dieu du ciel commence à perdre sa propre terre. Sa propre terre, dis-je, celle où, pendant plus de trente ans, il a été vu, enseignant et vivant avec les hommes, la terre qu'il a illustrée par ses miracles, qu'il a consacrée par son propre sang, et sur laquelle les premières fleurs de la résurrection ont paru. Maintenant nos péchés font que les adversaires de la croix ont relevé leur tête sacrilège et ravagent de la pointe de leur épée la terre bénie, la terre de promesse. S'ils ne trouvent personne qui leur résiste, ils vont sous peu fondre sur la cité du Dieu vivant, renverser le berceau de notre rédemption, et profaner les Lieux saints, empourprés du sang de l'Agneau sans tache. Déjà, ô douleur !, le sacrilège à la bouche, ils brûlent de s'emparer du sanctuaire de la religion chrétienne et s'efforcent d'envahir et de fouler aux pieds la couche même sur laquelle, pour nous, notre Vie s'est endormie dans la mort.

2. Que faites-vous, hommes vaillants, que faites-vous, serviteurs de la croix ? Abandonnerez-vous ainsi les choses saintes aux chiens, et les perles aux pourceaux ? Combien de pécheurs, confessant leurs péchés dans les larmes, en ont obtenu le pardon en ces lieux, depuis que l'épée de nos pères en a chassé les abominations des païens ! Le Méchant le voit et en est jaloux, il grince des dents et il sèche de fureur; il excite ceux qui servent son iniquité, et il ne laissera ni traces ni vestiges d'une si grande piété, si, ce qu'à Dieu ne plaise, il arrive à reconquérir ce lieu. Mais, ce serait là, pour tous les siècles à venir, la cause d'une douleur inconsolable, car la perte en serait irréparable, et ce serait particulièrement, pour cette génération impie, une confusion infinie et un opprobre éternel !

3. Qu'allons-nous donc penser, mes frères ? La main du Seigneur s'est-elle raccourcie ? Est-elle devenue impuissante pour sauver, alors qu'elle appelle de misérables vers à défendre son héritage et à le lui faire restituer? Ne peut-elle pas envoyer plus de douze légions d'anges, ou dire seulement une parole pour que cette terre soit délivrée ? Certes, Dieu peut le faire, dès qu'il voudra. Mais je vous le déclare, le Seigneur votre Dieu vous met à l'épreuve ; il jette les yeux sur les enfants des hommes, pour voir s'il se trouvera quelqu'un qui le comprenne, qui le cherche et qui pleure sur son sort. Car le Seigneur a pitié de son peuple, et il prépare un remède pour sauver ceux qui sont gravement tombés.

4. Considérez de quel art il se sert pour vous sauver, et soyez stupéfaits ! Sondez l'abîme de sa tendresse, et prenez confiance, pécheurs. Il ne veut pas votre mort, mais votre conversion et votre vie, car il cherche ainsi une occasion, non pour vous nuire, mais pour vous faire du bien. N'est-ce pas, en effet, un moyen de salut tout à fait extraordinaire, et que Dieu seul pouvait inventer, que le Tout-Puissant daigne appeler à son service un peuple d'homicides, de ravisseurs, d'adultères, de parjures, des hommes enchaînés dans toutes sortes de crimes, comme s'ils avaient accompli la justice ? Ne perdez pas confiance, pécheurs : le Seigneur est bon. S'il voulait vous punir, non seulement il ne demanderait pas vos services, mais il n'en n'accepterait même pas l'offre. Je vous le répète, pensez aux trésors de bonté du Dieu Très-Haut, considérez son très haut dessein de miséricorde. Il se fait une nécessité d'avoir besoin de vous, ou il le feint, pour donner pour solde à ceux qui combattent pour lui, le pardon de leurs péchés et une gloire éternelle. J'appellerai donc bienheureuse une génération qu'un temps si fécond en pardon a vue naître, et que cette année d'indulgence de la part du Seigneur et de vrai jubilé trouve encore debout. Cette bénédiction se répand sur le monde entier, et tous les hommes volent ensemble vers le signe de la vie.

5. Puisque votre terre est féconde en hommes de courage, et qu'elle est connue pour être remplie d'une jeunesse robuste, suivant l'éloge qu'on fait de vous dans le monde entier et la réputation de valeur dont vous remplissez la terre, ceignez-vous courageusement, et prenez ces armes bénies par zèle pour le nom chrétien. Que cesse cette vieille habitude que je n'appelle pas service des armes, mais service de parfaite méchanceté, par laquelle vous avez coutume de combattre entre vous et de vous détruire les uns les autres jusqu'à une entière extermination. Quel malheur qu'un si farouche penchant ! Chacun perce de son épée le corps de leur prochain, dont peut-être l'âme aussi périt. Celui même qui triomphe n'échappe pas; son propre glaive traverse son âme : il n'a pas à réjouir que son ennemi seul ait succombé ! S'adonner à de tels hasards, c'est de la folie, et non du courage, et il faut y voir non de l'audace, mais de la démence !

Vous avez maintenant, braves soldats, vous avez vaillants guerriers, une occasion de combattre sans péril ; vous trouverez là de la gloire à vaincre et du profit à mourir. Si vous êtes un commerçant habile, un conquérant de ce monde, je vous indique un grand jour de marché; ne le laissez point passer. Prenez le signe de la croix, et vous obtiendrez le pardon de toutes les fautes que vous aurez confessées avec la contrition dans le coeur. La matière de cette croix, si on l'achète, coûte peu ; si quelqu'un la met avec empressement sur son épaule, elle lui vaut le Royaume de Dieu. Ceux qui ont déjà pris ce signe céleste ont donc bien fait ; les autres feront bien également et il sera sage à eux de se hâter de prendre aussi ce qui sera pour leur salut.

6. Au reste, frères, je vous en avertis, et je ne suis pas seul à le faire, mais l'apôtre de Dieu parle avec moi : « il ne faut pas ajouter foi à tout esprit »  ! Nous avons appris avec joie que l'amour de Dieu brûle en vous, mais il ne faut pas que le frein de la science vous fasse défaut. Les Juifs ne doivent point être persécutés, ni mis à mort, ni même bannis. Interrogez ceux qui connaissent la divine Écriture. Qu'y lit-on de prophétisé dans le Psaume, au sujet des Juifs. Dieu, dit l'Église, m'a donné une leçon au sujet de mes ennemis : « ne les tuez pas, de crainte que mes peuples ne m'oublient ». Ils sont pour nous des traits vivants qui nous représentent la passion du Seigneur. C'est pour cela qu'ils ont été dispersés dans tous les pays, afin qu'en subissant le juste châtiment d'un si grand forfait, ils servent de témoignage à notre rédemption. Aussi l'Église ajoute-t-elle dans le même psaume : « Dispersez- les par votre puissance et faites-les tomber, Seigneur qui êtes mon protecteur ! ». C'est ce qui a été fait : ils ont été dispersés, ils sont tombés ; ils subissent sous les princes chrétiens une dure servitude; cependant, vers le soir ils se convertiront, et le temps viendra où le regard se reportera sur eux. «De fait, dit l'Apôtre, quand la multitude des païens sera entrée dans l'Église, alors tout Israël sera sauvé ». En attendant, il est bon que celui qui est mort, reste dans la mort.

7. Je passe sous silence, que, là où il n'y a pas de Juifs, nous avons la douleur de voir des usuriers chrétiens, plus juifs que les Juifs, si toutefois on peut les appeler Chrétiens et non pas plutôt Juifs baptisés. Si les Juifs sont complètement exterminés, comment s'accomplira la promesse de leur salut ou de leur conversion ? Assurément, les païens aussi, s'ils étaient comme eux, à soumettrre, lors de la fin à venir, ils devraient comme eux s'attendre à être recherchés par le glaive Sans doute, si les Juifs se mettent à exercer contre nous des violences, il faut repousser la force par la force : c'est l'affaire de ceux qui ne portent pas en vain le glaive. Mais il convient à la piété chrétienne, si elle abaisse les superbes, d'épargner au contraire les vaincus, ceux surtout qui ont reçu les promesses de la loi, de qui sont descendus nos pères, et au nombre desquels était, selon la chair, le Christ béni dans tous les siècles. Cependant, selon la teneur de la décision apostolique, il faut exiger d'eux qu'ils laissent libres de tout recouvrement d'intérêt ceux qui auront pris la croix.

8. Je dois également, frères bien-aimés, vous donner un avis : si parmi vous, quelqu'un, aimant à exercer le commandement voulait devancer l'armée du royaume par une expédition privée, qu'il n'en n'ait point l'audace. S'il se prétend envoyé par nous, il n'en est rien ; s'il montre des lettres que nous lui aurions données, considérez-les comme fausses, pour ne pas dire volées. Il faut choisir pour chefs des hommes de guerre, ayant l'expérience de ces entreprises ; il faut que l'armée du Seigneur parte avec ensemble, afin d'être partout en force et de n'avoir à craindre les violences de personne. Avant que Jérusalem fût prise, dans la première expédition, il y eut un homme nommé Pierre, dont vous aussi, si je ne me trompe, avez souvent entendu parler. Cet homme, marchant seul avec les siens, a exposé à tant de périls le peuple qui avait eu confiance en lui, que personne n'a échappé, ou qu'il n'y en a qu'un très-petit nombre qui n'ait pas péri par le fer ou par la faim. C'est pourquoi, si vous agissiez de la même façon, vous auriez à craindre vous aussi, de périr de même.

Que Dieu, qui est béni dans tous les siècles, éloigne de vous ce malheur ! Ainsi soit-il.

Voir le récit des croisades

Publié ou mis à jour le : 2018-11-27 10:50:14
Philippe (01-04-2009 08:29:05)

Depuis toujours, le Proche et le Moyen-Orient ont été des lieux de conflits mais, aux septième et huitième siècles, la conquête et la colonisation par les arabes musulmans de pays et de territoires peuplés alors uniquement par des chrétiens, des juifs et des païens (et pour cause !) réduits de ce fait à l'état de dhimmis, a relancé la conflictualité de la région. Plus tard, en 1009, la destruction de l'église du Saint Sépulcre par le calife fatimide al-Hakim-Biamrilah, et en 1078 l'interdiction faite aux chrétiens par les Seljoukides de se rendre en pélérinage à Jérusalem, n'ont pas détendu l'atmosphère... D'autant plus que, dès 1064, les chrétiens ibériques avaient commencé leur guerre de décolonisation.

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