29 septembre 2024. Le Premier ministre canadien et le chancelier allemand ont brutalement revu leur politique d'accueil des migrants, de même que les partis de gouvernement à tonalité social-démocrate de Scandinavie et des Pays-Bas. Aux États-Unis comme en France, les partis et même les familles se divisent sur l'immigration. Les enjeux migratoires ont ainsi pris une place centrale dans les débats politiques en Occident.
Le survol de l'Histoire humaine nous montre tout ce que cette situation a d'exceptionnel et nous aide à mieux en saisir le sens...
Convenons avec l'archéologue Jean-Paul Demoule (Homo Migrans, Payot, 2022-2024) que nous sommes tous des « immigrés » ! Cette formule s'applique à tous les êtres humains si l'on entend par là que nul ne peut se prévaloir d'être un pur autochtone (d'après un mot grec qui signifie : « né du sol »). En remontant dans le temps de quelques décennies, quelques siècles ou quelques millénaires, nous nous découvririons tous des aïeux qui viennent d'autres régions du monde (note).
L'Homo Sapiens est apparu quelque part en Afrique il y a environ trois cent mille ans, et à partir de quelques couples issus de mutations progressives, son espèce s'est étendue jusqu'à couvrir aujourd'hui la planète entière, y compris les contrées les plus hostiles (déserts et étendues glacées).
Mais qu'on ne se méprenne pas, tous ces mouvements de populations n'ont rien à voir avec la conquête du Far-West ! Rien à voir non plus avec des cohortes d'hommes et de femmes en marche vers une Terre promise ou avec des bandes armées se disposant à occuper un nouveau territoire !...
Pour l'essentiel, cette expansion s'est simplement faite en tâche d'huile grâce à un solde naturel positif (davantage de naissances que de décès). Les exceptions les plus notables concernent l'Australie, les îles de l'océan Pacifique et sans doute aussi le continent américain : à la différence des autres, ces régions ont vu leurs premiers occupants arriver à bord de pirogues, à l'issue de navigations aventureuses.
« Tu deviendras le père d'une multitude de nations ! »
Au nombre de quelques milliers ou dizaines de milliers, les premiers humains n'avaient nul besoin de migrer pour trouver de quoi se nourrir. Lorsque les clans familiaux s'agrandissaient, les cadets s'établissaient un peu plus loin que leurs aînés et, de proche en proche, ils pouvaient ainsi occuper des continents entiers en quelques millénaires, à raison de quelques kilomètres par génération !
Il ne faut pas grand-chose en effet pour qu'un groupe humain croisse à l'infini, sous réserve bien entendu de n'être affecté ni par les épidémies, ni par les famines, ni par les guerres. Il suffit que, bénéficiant d'un environnement favorable, chaque couple mène à l'âge adulte en moyenne un peu plus de deux enfants.
Un petit raisonnement mathématique permet d'illustrer l'effet sur le long terme d'une croissance démographique régulière, si ténue soit-elle : supposons que cinq femmes engendrent avec leur conjoint onze enfants et les mènent à l'âge adulte ; cela correspond à un indice de fécondité (dico) de 2,2 enfants par femme ; c'est à peine plus que le minimum nécessaire au simple remplacement des générations.
Si les mêmes performances se reproduisent d'une génération à la suivante, il s'ensuit un doublement de l'effectif tous les deux siècles et les dix personnes initiales peuvent se targuer d'avoir au bout de 3 000 ans un million de descendants, soit la population totale de la Terre il y a environ 45 000 ans selon l'estimation ci-jointe du démographe Jean-Noël Biraben (source : INED, 2003) !
Pas besoin donc de grandes migrations ou de conquêtes pour occuper la Terre. Il suffit d'un léger excédent de naissances sur les décès. La promesse ci-dessus faite par Dieu à Abraham n'a donc rien d'extravagant.
À côté de cette expansion en tâche d'huile par la natalité, les déplacements par invasions, migrations volontaires ou migrations forcées n'ont jamais concerné que des effectifs très limités...
À trois exceptions notables : :
• Les traites esclavagistes au départ du continent africain : dix-sept millions du fait des Arabo-musulmans en dix siècles, onze millions du fait des Européens en quatre siècles avec un pic de près de cent mille déportés par an dans les années 1780, soit l'équivalent d'environ 5% du total des naissances annuelles du continent.
• La vague migratoire de 1840-1950 qui a conduit plus de cinquante millions d'Européens à quitter le Vieux Continent pour les États neufs du Nouveau Monde, en premier lieu les États-Unis, en manque de main-d'oeuvre dans leurs industries en plein essor.
• Et bien sûr, les migrations actuelles, essentiellement vers l'Occident. Avec près de trois millions d'entrées en 2020 dans l'Union européenne, ces migrations-là paraissent à juste titre très importantes au regard de la croissance naturelle négative de l'Union européenne et de ses cinq millions de naissances annuelles. Elles représentent par ailleurs moins de 10% des quarante millions de naissances annuelles du continent africain.
La sédentarité est le propre de l'Homme
Gare aux effets d'optique. Les migrations actuelles vers l'Europe et l'hémisphère occidental comme la vague migratoire de 1840-1950 ne doivent pas laisser croire à un monde en mouvement perpétuel.
3% seulement de la population mondiale est en situation de migration, soit environ 243 millions de personnes dont une moitié de femmes (source : ONU, 2017). Encore s'agit-il pour l'essentiel de migrations de voisinage (Mozambicains en Afrique du Sud, Burkinabés en Côte d'Ivoire...).
Selon le Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR), les migrations actuelles résultent de situations de guerre pour 70 millions de personnes, dont 80% qui ont trouvé refuge dans un pays voisin du leur (Soudanais du Darfour réfugiés au Tchad, Palestiniens et Syriens au Liban, Tibétains en Inde). Douze millions sont hébergées dans un camp avec un statut de réfugié.
À cela s'ajoutent des trafics de main-d'oeuvre (Philippins et Tamouls dans les émirats du Golfe) et des expatriations volontaires (Français à Londres et Montréal).
Les migrations intercontinentales et définitives concernent presque exclusivement les personnes à destination de l'Europe occidentale et de l'Amérique du nord. Les États-Unis sont en tête des pays de destination (46 millions de résidents étrangers) devant l'Allemagne (12 millions), la Russie (11,6), l'Arabie séoudite (10,1).
Même au XXIe siècle, donc, avec des communications plus aisées que jamais et des guerres et des crises à satiété, 97% des humains vivent et meurent dans le pays qui les a vus naître.
Sans compter que beaucoup de ceux qui ont quitté leur patrie de naissance aspirent à y revenir une fois sortis d'affaire. Joachim Du Bellay l'avait déjà rappelé il y a cinq cents ans dans son célèbre sonnet :
Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme cestuy-là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d’usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge !...
Pas de civilisations sans sédentarité
J'appelle « sédentarité » le fait pour les êtres humains d'être attachés au territoire qui les a vus naître et au mode de vie qui leur a été transmis par leurs parents (rien à voir avec le mal du siècle : notre manque d'exercice physique !). Cet attachement est quasi-universel. S'en exemptent seulement certaines individualités rebelles ou avides d'aventures.
La « sédentarité », autrement dit l'attachement à un territoire, caractérise toutes les sociétés humaines : les agriculteurs bien sûr, mais aussi les éleveurs, les nomades et les chasseurs-cueilleurs-collecteurs ! Toutes les grandes civilisations qui se sont épanouies depuis l'aube de l'humanité sont ainsi le fait de communautés sédentaires et stables, à l'abri des invasions et avec une démographique saine (plus de naissances que de décès).
Les chasseurs-cueilleurs du Paléolithique comme ceux d'aujourd'hui, en Amazonie ou en Nouvelle-Guinée, méritent d'être qualifiés de sédentaires car, selon les récits des ethnologues et selon leurs mythes, ils sont attachés à un territoire... et prêts à se battre pour le préserver de toute ingérence extérieure. Comment ne pas le comprendre ? Chaque clan a ses repères sur son territoire. Il en connaît les ressources, les fruits qui nourrissent, les plantes qui soignent, le gibier ainsi que tous les dangers. Abandonner ce territoire pour l'inconnu a un coût qui n'est acceptable qu'en cas de danger extrême.
Les nomades eux-mêmes n'échappent pas à cette « sédentarité » ! Il s'agit ici de populations d'éleveurs qui, du fait de changements climatiques, ont dû apprendre à se déplacer avec leurs troupeaux au fil des saisons suivant des parcours de transhumance bien déterminés. La plus célèbre de ces civilisations nomades est sans doute la Mongolie de Gengis Khan. Elle était constituée de clans en perpétuelle rivalité et qui se battaient pour leur parcours de transhumance avec la même âpreté qu'un paysan pour son champ.
Parmi les communautés de chasseurs-cueilleurs, il en est qui ont gagné une renommée immense depuis la découverte des peintures de Lascaux. Ces oeuvres d'art d'il y a dix-huit mille ans comme toutes les merveilles qui nous sont parvenues du Paléolithique supérieur ont, selon toute vraisemblance, été conçues par des populations « sédentaires » qui ont pu transmettre et accumuler de génération en génération tous les savoirs-faire indispensables à ces réalisations, depuis les lampes à huile jusqu'aux pigments de couleur, sans parler bien sûr des tours de main et de la spiritualité qui guidait leur bras.
En attendant des indices archéologiques, nous pouvons imaginer que Lascaux est le fruit de plusieurs siècles de vie paisible autour des mêmes lieux de prière et des mêmes parcours de transhumance des rennes. Plusieurs siècles, c'est le temps nécessaire à l'épanouissement d'une grande civilisation, à l'abri des agressions extérieures. C'est le temps dont a bénéficié l'Ancien Empire égyptien (2650 à 2060 av. J.-C. environ), à l'abri des agressions extérieures, pour construire et nous léguer les pyramides et quelques autres merveilles inégalées.
On pourrait en dire autant de toutes les belles civilisations qui ont suivi, à l'image de la Crète de Minos comme des cités grecques et d'Athènes. Cette civilisation-ci, autrement plus guerrière que les précédentes, mit en avant de façon quasi-obsessionnelle son autochtonie, autrement dit son enracinement immérorial dans la terre native. Cela ne lui évita pas de s'étioler sous l'effet d'une crise démographique, dénatalité et agressions extérieures, au début de notre ère, non sans avoir transmis à Rome et à nous-mêmes ses immenses acquis scientifiques et artistiques.
Après l'effondrement de l'empire romain d'Occident, là aussi sous l'effet d'une crise démographique conjuguée à des agressions extérieures, après plusieurs siècles sombres, l'Europe occidentale a connu un renouveau inattendu à l'orée de l'An Mil. Ce fut le « beau Moyen Âge » (XIe-XIIIe siècles) et le commencement d'une nouvelle civilisation dont nous sommes les héritiers. Par une exception quasi-planétaire, l'Europe occidentale a pu s'épanouir pendant un millénaire sans avoir à souffrir d'aucune agression extérieure. Une chance dont n'a pas bénéficié la civilisation arabo-islamique, brisée dans son essor dès le IXe siècle par l'irruption des Turcs puis des Mongols.
Gardons de ce très rapide survol des millénaires l'idée que les migrations demeurent l'exception. Du moins les migrations volontaires. Les déplacements forcés de populations, traite esclavagiste, nettoyages ethniques et autres, sont quant à eux de tous les temps et de toutes les civilisations.
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passereve (03-10-2024 13:19:43)
Un moment de détente à ce propos avec le visionnage du film COCORICO