Rivalités anglo-russes

De l'Asie centrale au Sahel, la suite du « Grand Jeu »

24 avril 2024. Après les Français, voilà les Américains expulsés du Niger et remplacés par des Russes ! Les pays au sud du Sahara, autrefois colonisés par la France, sont l'objet aujourd'hui d'une lutte d'influence qui rappelle celle qui mit aux prises les Anglais et les Russes au XIXe siècle sous le nom de « Grand Jeu ». Connaîtra-t-elle la même issue ?...

La chute de Napoléon, en 1815, a inauguré en Europe un siècle de paix à peine interrompu par quelques courtes guerres dans la décennie 1860. Immédiatement, deux grands États ont tourné leurs ambitions vers le monde extérieur : d'une part l'Angleterre, forte de sa domination sur les mers, d'autre part la Russie, en contact direct avec les immensités eurasiennes.

Le « Grand Jeu » en Asie (XIXe siècle)

Partis de deux bords opposés, Londres et Saint-Pétersbourg en sont venus à s'affronter dans l'immense région qui séparait alors la Sibérie russe et les Indes britanniques. « Turkestan, Afghanistan, Perse… Pour beaucoup, de tels noms évoquent un mystérieux lointain, le souvenir d'aventures étranges, une tradition romanesque désuète. Pour moi, il s'agit des pièces d'un échiquier sur lequel se dispute la partie pour la domination du monde. » Ainsi Lord Curzon, vice-roi des Indes britanniques, définit-il en 1900 le « Grand Jeu » (The Great Game), une expression forgée en 1840. Les Russes préfèrent quant à eux évoquer un « Tournoi des ombres ».

Cet affrontement entre les deux impérialismes prit la forme d'interventions surtout diplomatiques auprès des chefs, rois et émirs locaux. Il mit aux prises moins des soldats que des espions. Il s'agissait tant pour les agents du tsar que pour ceux de la reine Victoria d'obtenir l'allégeance des potentats locaux, lesquels ne se privaient pas de jouer double jeu et de faire monter les enchères, au risque d'être renversés à la faveur d'une révolution de palais par un rival plus accommodant.

Cette compétition se conclut par un match nul, sous la forme de trois accords signés à Saint-Pétersbourg le 31 août 1907 par lequel les deux puissances délimitèrent leurs zones d'influence respective en Asie centrale.

Le « Grand Jeu » en Afrique (XXIe siècle)

Il y a un demi-siècle, le Kremlin avançait ses premiers pions sur le continent noir, profitant des troubles consécutifs aux indépendances et à la décolonisation des dernières possessions européennes en Afrique, celles du Portugal. C'était, de façon très similaire, le retour du « Grand Jeu ». Il opposait cette fois Moscou à Washington en Afrique, dans ce qui apparaissait comme le nouveau « ventre mou » de la géopolitique mondiale : des États jeunes, immatures et instables.

Ce « Grand Jeu » modern style débute par inadvertance en octobre 1969, en Somalie, où le général Siyad Barre s'empare du pouvoir. Il ambitionne aussitôt de réunir toutes les populations de l'ethnie somali en un seul État, le sien, ce qui signifie d'enlever à l'Éthiopie voisine la région de l'Ogaden. Il demande pour cela des armes aux États-Unis mais ceux-ci n'ont cure de se fâcher avec l'Éthiopie, d'autant que dans le même temps, ils sont en train de se rabibocher avec l'Égypte, où Sadate a remplacé Nasser. De dépit, le dictateur somalien se tourne alors vers l'URSS qui, dans un contexte de « guerre froide » finissante, répond sans attendre à ses sollicitations et lui dépêche des instructeurs et des armes.

- 1977-1991 : les Soviétiques dans la Corne de l'Afrique :

En 1973, une grande famine frappe la Corne de l'Afrique et en particulier l'Éthiopie. À Addis-Abéba, le Négus (empereur) Haïlé Sélassié est renversé par des militaires qui se veulent marxistes, sous la direction du colonel Mengistu. Siyad Barre juge le moment venu d'entrer en guerre. En 1977, ses troupes balaient sans trop de mal l'armée éthiopienne.

Mais les Soviétiques, là-dessus, se ravisent et se disent qu'ils ont plus à gagner à soutenir la grande Éthiopie que la petite Somalie. Alors que les Somaliens ont déjà conquis l'Ogaden, Moscou somme Siyad Barre de retirer ses troupes. Sur son refus, à l'automne 1977, les conseillers soviétiques passent dans le camp éthiopien et sont rejoints par vingt mille soldats cubains et un armement considérable. Dès mars 1978, les Somaliens doivent évacuer l'Éthiopie et celle-ci, pour son plus grand malheur, va connaître treize années effroyables jusqu'à la chute du dictateur Mengistu et le retour d'un régime pro-occidental le 21 mai 1991.

- 1975-1991 : les Soviétiques en Afrique australe

Entretemps, en Afrique australe, la colonie portugaise de l'Angola a accédé à l'indépendance le 11 novembre 1975 avec pour premier président Agostinho Neto, chef du MPLA. Mais ce mouvement de libération qui se veut progressiste est aussitôt assailli par des rivaux : le FNLA soutenu par les troupes zaïroises du dictateur Mobutu et surtout l'UNITA de Jonas Savimbi soutenu par l'Afrique du Sud, encore sous le régime de l'apartheid.

Les Soviétiques sautent sur l'occasion pour ouvrir un nouveau front contre l'Occident et ranger de leur côté les progressistes du monde entier. Comme en Éthiopie, des dizaines de milliers de soldats cubains et d'instructeurs soviétiques assurent le maintien au pouvoir du MPLA dans une guerre civile qui, là aussi, va perdurer jusqu'au début du XXIe siècle. 

- 1990-... : les Américains lorgnent à leur tour sur l'Afrique

Les Soviétiques, enlisés dans la guerre d'Afghanistan, délaissent le continent africain. Ils cultivent toutefois leur soft power en accueillant des dizaines de milliers d'étudiants du tiers monde, notamment dans la célèbre Université Patrice Lumumba, fondée à Moscou en 1961, à l'aube des indépendances africaines. Beaucoup de dirigeants africains sont aujourd'hui encore issus de cette université.

Après la chute du Mur de Berlin et l'implosion de l'URSS, les États-Unis recouvrent le terrain perdu en Afrique. En Afrique du Sud, ils soutiennent sans réserve le nouveau régime présidé par Nelson Mandela.

En Afrique francophone, ils profitent aussi des maladresses de François Mitterrand qui hérisse les dirigeants africains par son discours de La Baule de juin 1990 et sa prétention à conditionner l'aide au développement à des pratiques démocratiques. Ils apportent leur soutien à Paul Kagame dans sa tentative de prendre le pouvoir à Kigali, au Rwanda, en septembre 1990. Insupportable aux yeux du président français qui envoie ses troupes au secours du dictateur Habyarimana. Moins de quatre ans plus tard, la mort de celui-ci sera le coup d'envoi du dernier génocide du siècle...

- 2006-... : les Russes de retour en Afrique

En 2006, le président russe Vladimir Poutine, qui a remis à flot la Russie après la déliquescence de l'ère Eltsine (1991-1999), entreprend de renouer les liens du Kremlin avec le continent africain par un voyage officiel qui le mène en Afrique du Sud et au Maroc. Un peu plus tard, en 2009, Dimitri Medvedev, qui lui a succédé à la présidence, entreprend une nouvelle tournée en Angola, en Namibie et au Nigeria. Il annule par la même occasion 29 milliards de la dette africaine.

À un moment où Washington et l'OTAN font pression sur la frontière occidentale de la Russie, le Kremlin veut de la sorte sortir de son isolement en vue de ménager l'avenir.

Cette politique trouve sa pleine justification en 2014, quand s'ouvre la crise ukrainienne. C'est le début d'une nouvelle « guerre froide » entre Moscou et Washington. Poutine active dès lors ses réseaux africains. Ainsi, son pays ne tarde pas à devenir le premier fournisseur d'armes en Afrique !

La même année, en 2014, l'un de ses hommes de main, Evgueni Prigojine, crée une armée privée sous le nom de Wagner et va l'engager dans le continent noir. Ses mercenaires offrent aux dirigeants africains de les protéger contre un coup d'État, une éventualité qui reste très forte en Afrique et surtout au Sahel, affecté depuis 2011 par l'onde de choc des révolutions arabes de 2011.

La première intervention marquante de Wagner concerne la Centrafrique, frappée par une guerre civile en 2013. François Hollande est contraint dès 2015 de retirer ses troupes, qui tentaient vaille que vaille de rétablir la concorde. Le pays sombre dans l'anarchie totale quand interviennent les mercenaires russes de Wagner, au nombre d'environ deux mille. Ils ne soucient pas de rétablir la paix civile mais servent seulement de garde rapprochée au chef de l'État tout en se rémunérant de leurs services en pillant les maigres ressources minières du pays (diamants).

Cette tactique met en difficulté les pays occidentaux sur le terrain. De fait, elle conduit à l'éviction de la France de ses anciennes colonies du Sahel (Mali, Niger, Burkina Faso), sans compter la Centrafrique, en dépit de l'engagement de ses troupes contre les rébellions en tous genres. L'élimination de Prigojine le 23 août 2023 ne met pas un terme aux activités du groupe Wagner, rebaptisé... Africa Corps (référence douteuse à l'Africakorps de Rommel !).

Pour Vladmir Poutine, cette tactique s'est avérée payante en matière diplomatique : le 2 mars 2022, à l'Assemblée générale de l'ONU, sur 35 États qui se sont abstenus de condamner l'invasion russe, il s'est trouvé en effet pas moins de 17 pays africains.

Les complications de la guerre en Ukraine n'ont pas freiné les ambitions africaines de Vladimir Poutine. À preuve son entretien téléphonique de mars dernier avec le général Abdourahamane Tiani, chef de la junte qui a pris le pouvoir au Niger, et  l'arrivée des premiers conseillers militaires russes à Niamey le 10 avril 2024 avec une importante quantité de matériel.

Reste maintenant à savoir comment Washington réagira au camouflet infligé ce 22 avril 2024 avec la fermeture de sa base d'Agadez, au Niger, vitale pour la surveillance du Sahel. Le « Grand Jeu » se poursuit...

André Larané, avec la contribution de Julien Colliat

Le présent article doit beaucoup aux publications de l'africaniste Bernard Lugan (Afrique réelle) qui restent parmi les références les plus pertinentes concernant le continent africain.

Publié ou mis à jour le : 2024-04-24 13:12:12
Philippe MARQUETTE (30-04-2024 03:55:24)

Washington a sans doute encore beaucoup de chats à fouetter. Ils viennent de remporter une victoire en Europe, c’est indéniable compte-tenu des répercussions économiques.
Les Américains et les Anglais lorgnent partout où il y a des ressources minérales, et l’Afrique en regorge, il le savaient déjà en 1942.
Je note ce que vous écrivez : « En 2006, le président russe Vladimir Poutine, qui a remis à flot la Russie après la déliquescence de l'ère Eltsine (1991-1999) ». Ce n’est plus l’URSS, cette page a mis longtemps à être tournée et quand vous dites « c’est une nouvelle guerre froide », il faudrait sans doute dire que ladite guerre froide n’a jamais cessé.
Quant aux réactions des USA, il faut s’attendre à la continuité de ce qu’ils font depuis des décennies, des coups foireux par CIA interposée et des guerres par procuration, de la corruption encore et toujours comme c’est le cas en Europe.

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