28 février 2024. Les événements intervenus récemment au salon de l’agriculture et les manifestations paysannes qui les avaient précédés ne résultent en rien d’une situation purement conjoncturelle : la guerre en Ukraine, les aléas climatiques, la suroffre de produits labellisés Bio, etc. Ils sont plutôt révélateurs du fait que notre agriculture industrielle est vraiment dans l’impasse.
Nos agriculteurs ont aujourd’hui le sentiment d’avoir été trompés par leurs conseillers agricoles, leurs « coopératives » ou leurs fournisseurs de matériels et produits chimiques. On n’a en effet jamais cessé de leur dire qu’il leur fallait accroître sans cesse les rendements à l’hectare, fournir toujours plus massivement des produits standards et pour moins cher.
D’où le recours croissant à des engrais de synthèse, à des produits pesticides, à des antibiotiques et à divers autres coûteux intrants manufacturés. Mais en quoi améliorer un rendement à l’hectare consisterait-il à l’augmenter sans cesse, si les coûts des consommations intermédiaires s’accroissent encore davantage ? Assurer un revenu décent à nos paysans ne consisterait-il pas désormais le plus souvent à diminuer ces coûts à l’unité de surface ? Les conseillers de gestion seraient donc bien inspirés de porter dorénavant une plus grande attention à la valeur ajoutée nette par hectare plutôt que d’en rester au seul produit brut.
En compétition constante sur les marchés locaux, nationaux et mondiaux des produits agricoles, nos paysans ont souvent été contraints de procéder à de lourds investissements dans l’achat de gros équipements et l’agrandissement des bâtiments d’élevage. Mais face aux prix imposés par la grande distribution et les agro-industries, ils ne parviennent plus aujourd’hui à dégager une rémunération suffisante pour satisfaire les besoins de leur famille et rembourser leurs emprunts.
Destinées à encadrer les transactions entre la grande distribution et les producteurs agricoles, les fameuses lois Egalim si peu respectées n’ont pas été en mesure d’assurer un revenu décent et stable à la plupart de nos agriculteurs. Nombreuses sont les exploitations qui tombent aujourd’hui en faillite et plus nombreuses encore celles pour lesquelles les titulaires qui prennent leur retraite ne trouvent pas de successeur. Le recensement agricole de 2023 nous révèle que le nombre d’exploitations agricoles a été divisé par 4 en 50 ans et que la moitié des exploitants sont aujourd’hui âgés de 55 ans ou plus, sans grandes perspectives de succession.
Ce sont toutes nos filières bas de gamme qui sont en difficulté : les poulets de moins de 40 jours nourris avec du maïs et du soja brésilien, mis en compétition avec des poulets produits au Brésil ; des blés a peine panifiables exportés vers l’Égypte et l’Algérie, mis en concurrence avec des blés ukrainiens ou roumains cultivés dans des domaines de plusieurs milliers d’hectares ; de la poudre de lait destinée à être exportée vers la Chine, concurrencée par du lait de Nouvelle-Zélande, pays où les hivers sont moins rigoureux et où les ruminants peuvent rester plus longtemps à l’herbage ; une betterave à sucre cultivée sous les nuages de Picardie en vue de produire de l’éthanol, face à la canne à sucre des grands latifundiums brésiliens, etc.
Certes, le solde de notre balance commerciale agricole et alimentaire reste positif (de 7 à 10 milliards d’euros par an), malgré nos très gros déficits en fruits, légumes et protéagineux. Mais celui-ci résulte pour l’essentiel des exportations de produits de terroirs et labellisés : fromages et vins d’appellation d’origine protégée, spiritueux, foie gras, etc. En provenance de fermes le plus souvent familiales et de taille modeste.
Pourquoi nous faut-il alors, dans la France des mille et un terroirs, continuer d’encourager toujours davantage les denrées produites à grande échelle dans des exploitations de plus grande taille, mais cependant bien moins vastes que celles qui prédominent dans les Amériques, en Europe de l’Est, ou en Océanie ? Et pourquoi faut-il que les subventions de la politique agricole commune (PAC) soient encore accordées principalement en proportion des surfaces, au risque d’inciter leurs bénéficiaires à agrandir et spécialiser toujours davantage leurs exploitations plutôt que d’investir dans des productions de haute qualité ?
Il est vrai que pour maints fruits et légumes, le déficit de la balance commerciale provient d’importations en provenance de pays voisins où les normes sanitaires et environnementales sont parfois moins rigoureuses que chez nous. Mais la distorsion de concurrence pour ces produits résulte plus encore du fait que la main-d’œuvre salariée est y souvent moins bien rémunérée qu’en France. Ainsi en est-il notamment pour les ouvriers turcs en Allemagne, et équatoriens ou maghrébins en Espagne. Et ce n’est pas la mise à l’arrêt de notre plan Ecophyto, destiné théoriquement à réduire progressivement l’emploi des pesticides, qui pourrait inverser cette situation.
Sans doute nous faudrait-il donc prioritairement rémunérer à leur juste prix les fruits et légumes labellisés Bio, issus de systèmes de culture plus artisanaux et dans lesquels on peut fort justement espérer une bien moindre teneur en perturbateurs endocriniens. Quitte à ce que les collectivités territoriales s’engagent à acheter de tels fruits et légumes à des prix équitables pour l’alimentation de la jeune génération dans les cantines de nos écoles, collèges et lycées.
Le plus préoccupant pour notre balance commerciale est à coup sûr nos importations massives de graines et tourteaux de soja pour l’alimentation de nos volailles, cochons et ruminants. Celles-ci atteignent environ les deux tiers de nos besoins actuels. Et il va sans dire que les cultures de protéagineux (féverole, pois fourrager, lupin, etc.) qui pourraient venir en substitution à ce soja, mais pour lesquelles la recherche agronomique a fait très largement défaut, ne pourraient guère devenir rentables sans aides de l’État ni protection de notre marché intérieur. Du fait notamment des très faibles coûts de production observés dans les immenses domaines d’Argentine, du Brésil et d’Uruguay, où la production est réalisée à grande échelle avec une main-d’œuvre sous-payée.
Il nous faut donc retrouver au plus tôt une plus grande autosuffisance protéinique et ne surtout pas ratifier les accords envisagés avec le Mercosur. Cela ne fera d’ailleurs pas de tort aux pauvres Brésiliens, ceux qui désherbaient et ont été remplacés par un désherbant (le glyphosate) ; ils ont perdu leur emploi, rejoint les bidonvilles, et ne peuvent même plus acheter le soja de leur pays qui est exporté pour nourrir nos cochons !
Il nous faut en fait en finir au plus vite avec cette agriculture industrielle à laquelle nous nous sommes trop facilement accoutumés, mais qui n’a pu survivre jusqu’à présent que grâce à des aides accordées le plus souvent en proportion des surfaces exploitées. Des subventions qui n’ont donc finalement profité qu’aux exploitations agricoles de grande taille dans lesquelles était pratiquée cette agriculture industrielle.
Il ne nous faut pas pour autant désespérer. Des solutions techniques existent bel et bien. Mais l’avenir de la paysannerie ne pourra plus guère être assuré, dans cette France des mille et un terroirs, qu’avec une agriculture paysanne relevant de l’agroécologie, bien ancrée dans son « pays » et valorisant au mieux les potentialités écologiques locales.
Plutôt que de soi-disant « aider » nos agriculteurs à survivre et agrandir leurs unités de production avec des subventions proportionnelles à la taille de leur exploitation, Il conviendrait de rémunérer correctement nos paysans, par une voie contractuelle, pour leurs services environnementaux : la séquestration de carbone dans la biomasse et dans l’humus des sols, la moindre émission de gaz à effet de serre, les techniques alternatives à l’emploi de produits toxiques, la protection des vallées contre les inondations, la lutte antiérosive, la préservation de la biodiversité domestique et sauvage, les beaux paysages, etc.
Ne plus faire de nos agriculteurs des mendiants qui quêtent des aides conditionnées par des mesures tatillonnes et pas toujours adaptées à leur situation, mais des paysans droits dans leurs bottes, fiers de travailler pour l’intérêt général et heureux de pouvoir nous fournir des produits de grande qualité nutritionnelle, sanitaire et gustative.
Vos réactions à cet article
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Roland Berger (11-01-2025 18:04:31)
Marc Dufumier semble croire que les politiques ont un quelconque intérêt dans ces questions.
Jean Delage (30-12-2024 08:55:00)
Quelle bonne surprise de retrouver les analyses de Marc Dufumier sur ce site !!!
Troïanowski (05-03-2024 17:49:05)
Proposition dans la logique de ce que devrait être la politique: donner intérêt à bien faire. Encore faudrait-il avoir des dirigeants capables de savoir ce qui est bien pour les citoyens, donc des sages. On n'est pas sur cette voie...
mcae.fr (02-03-2024 10:22:47)
Devant les dégâts de l'économie ouverte, imposée par la gouvernance mondiale, nous ne savons que revenir à une économie administrée, digne de l'Union Soviétique. Mais c'est la mondialisation qu'il faut remettre en cause, retrouver notre souveraineté monétaire pour recréer des cycles économiques locaux, dont l'équilibre est définit par les citoyens eux-mêmes. Revenir à l'économie régulée spontanément, d'avant Giscard d'Estaing, où il n'y avait ni chômage, ni resto du coeur.
sandra (29-02-2024 16:50:59)
Très bien! En outre ne pourrait on pas faire changer les mentalités : acheter français quand celà est possible et même si c'est plus cher afin de laisser une marge décente aux producteurs français.
Hardy Tamakoshi (29-02-2024 09:43:14)
Oui comme le dit l'auteur, il faut payer les paysans pour ce qu'il font pour environnement et sanctionner ce qui va à l'encontre de l’environnement. 23 000 m de haies disparaissent chaque années par manque d'entretien plus que par arrachage. La catastrophe des inondations dans le Pas de Calais aurait peut-être pu être évitée par un entretien des fossés curage des rivières et respect du lit majeur des rivières... et ce ne sont pas les fonctionnaires qui viendront le faire mais bien les paysans. à moins que des fonctionnaires territoriaux soient payés à le faire mais dans ce cas l'entretien des talus et fossés ne sera pas fait comme il faut. tout juste accepté par les paysans.
Romain Kroës (29-02-2024 08:45:45)
Des gains de productivité à court terme par les moyens chimiques et industriels se paient d’une perte de productivité au long terme. La course à la productivité est illusoire, comme le montre le bilan désastreux de l’Éthiopie en cette matière (« Production Perspectives in Ethiopia, A Review », Agricultural Reviews, Volume 41, Issue 2: 91-105, Juin 2020). La multiplication des activités intermédiaires absorbe les rendements apparents. Ce qui se révèle si l’on prend la peine de « porter dorénavant une plus grande attention à la valeur ajoutée nette par hectare plutôt que d’en rester au seul produit brut. »
Notre balance commerciale agricole « résulte pour l’essentiel des exportations de produits de terroirs et labellisés : fromages et vins d’appellation d’origine protégée, spiritueux, foie gras, etc. En provenance de fermes le plus souvent familiales et de taille modeste. » Autrement dit, elle repose essentiellement sur la qualité. C’est le créneau qu’il faut tenir, en abandonnant la « compétitivité » par les coûts, dans laquelle nous avons perdu d’avance. Il faut donc rétablir la norme NF, supprimée sur ordre de Bruxelles. Il faut supprimer et démembrer 40% de la culture du maïs, grosse consommatrice d’eau et de produits minéraux, destinée à l’élevage industriel qui concurrence nos éleveurs, et en reconvertir les sols en productions de qualité.
Je me permets de vous signaler mon ouvrage « Face au Désordre », bientôt en librairie, où je traite en profondeur le problème de la productivité.
drom (28-02-2024 16:27:32)
Ce genre d'article pour amener une idée est le plus souvent un raccourci dans le raisonnement. Je ne suis pas un expert agricole mais certaines expression ne sont là que pour marquer le lecteur. ( blé non panifiable - prix imposé) La diminution des exploitation agricoles date de l' après guerre ce n'est pas du à la grande distribution qui a commencé seulement vers 1967.( premiers magasin 2500 m² carrefour 1959 , auchan 1961 )
Les exploitations de milliers d'hectares moins courante en France ( la révolution est passée par là mais existent en Beauce, Brie, Aisne, ) certes mais c'est aussi la réalité de nos voisins Italie, Espagne, Grande Bretagne...
il reste que cet article fait abstraction de ce qu'est l'organisation commerciale dans l'alimentaire, il y a certes la grande distribution avec ses hypers et ses chaines( 41 milliards), il y l'industrie agroalimentaire( 104 milliards en France), il y a aussi les centrales d'achats de la restauration collective Sodexo, Elior,.... mais aussi celles des hopitaux, lycéés, écoles, gérées par les collectivités locales avec les contraintes du coût unitaire repas imposés par le subventionnement de ces établissements. (Le chiffrage restauration collective hors collectivités locale plus de 11 milliards auquel vous ajouterez les chaines de restauration près de 26 milliards. )
Ces chiffres macroéconomiques laissent pantois, on comprend que l'agriculteur lambda est paralysé et s'en remet au cours de Rungis, des grossistes, des centrales locales... Car il ne peut négocier à son niveau. D'où la création de coopératives, certaines de taille négocient sur les différents segments, mais beaucoup sont trop faibles ( les quantités quelles proposent sont marginales) et les disparités régionales sont très fortes . Si elles accaparent 85% en 2018 de la production, 18 seulement font plus de 1 milliard de CA et les plus grosses 5/6 milliards. Certes des fusions sont de plus en plus fréquentes... Seul l'union permettra d'atteindre la taille critique pour négocier. Mais le salut ne viendra pas des autorités publiques même si une certaine éthique semble faire jour, Depuis 1973, l'Etat a favorisé le pas cher ( les hypers) et la solidarité (775 milliards, plus de 48% de prélèvement social) pour ne pas augmenter les salaires au prétexte de la compétitivité, il ne peut faire marche arrière avec le déficit créé notamment au titre de la solidarité...
Francis (28-02-2024 13:29:32)
Tribune partisane pour l'agriculture paysanne, dommage pour Hérodote ; vous oubliez que l'agriculture " industrielle " peut d'abord nourrir tout le monde, ce que l'agriculture paysanne serait incapable de faire, vu les rendements, ou alors il faudrait augmenter considérablement les surfaces cultivées, au détriment se qui ?.
Tocqueville (28-02-2024 12:41:24)
Excellent article, clair, pertinent et documenté
Jojo (28-02-2024 12:05:31)
Une analyse qui me semble frappée au coin du bon sens. L'auteur fait les bons constats. Reste à trouver les bonnes solutions, techniques et environnementales, et politiques, au niveau français et européen, pour corriger le mal qui a été fait au monde agricole, à notre économie et à notre bien-être.
Jacques Groleau (28-02-2024 11:05:10)
Il y a du vrai dans ce qu'écrit. Mais "toute" l'agriculture extensive n'est pas à rejeter ! Elle a eu le mérite de nourrir la population Française - et partiellement, mondiale.
Les "distorsions de concurrence" doivent faire l'objet de règles, de dissuasion, voire de sanctions. Et si nous, Français, n'achetions pas de fruits et légumes hors saison (ce que j'essaie de faire, modestement), sans doute la planète, et les agriculteurs de tous les pays, s'en porteraient mieux.
DUBELLÉ (28-02-2024 10:59:08)
Il est à craindre que le point de non-retour ait été atteint et que nous allions vers la disparition de notre paysannerie. J'aimerais croire qu'il est possible de faire autrement et qu'un redémarrage de notre agriculture soit possible. Mais, si, comme je l'ai entendu, ce ne sont pas 50% mais 80% de nos agriculteurs qui auraient plus de 50 ans, alors la fin me paraît proche. Et nous serons dépendants des autres pour nous nourrir.
LASSERRE (28-02-2024 10:54:21)
Ce que vous proposez est d'encore subventionner les agriculteurs, mais cette fois ci pour préserver la biodiversité et les paysages ; je crois qu'il vaudrait mieux trouver une solution où les agriculteurs vivraient de la vente de leurs produits, y compris du soja.
Jean-Luc Dupaigne (Die) (28-02-2024 10:43:47)
Ça fait plaisir de voir sur ce site (pas particulièrement progressiste) une publication semblable à ce que les écologistes disent depuis longtemps. Le productivisme à tout va prôné par la FNSEA et par le gouvernement a amené à la faillite du monde agricole. Dont en particulier, mais pas seulement, l'élevage industriel qui ne respecte ni les animaux, ni les humains consommateurs, ni les humains producteurs, ni les équilibres économiques du pays. Il est temps de retourner aux productions extensives à taille humaine (et animale), notamment en favorisant les éleveurs de moyenne montagne.
Durand (28-02-2024 09:55:48)
Le désastre européïste ne doit pas être le prétexte du retour d'illusions encore plus irréalistes.
Epargnez-nous ça sur Herodote, par pitié!