24 janvier 2024. L'Union européenne a été surprise en ce début d'année 2024 par l'irruption d'une forme de jacquerie non plus exclusivement française mais aussi allemande et même néerlandaise. La colère des paysans a débuté en Allemagne avec la remise en cause brutale d'une aide publique sur le prix du gazole agricole. Elle s'est étendue aux Pays-Bas et à la France, avec barrages de tracteurs sur les autoroutes, manifestations devant les préfectures, etc.
Au terme d'une modernisation accélérée, la France a perdu en 70 ans deux millions d'exploitations agricoles. Elle en conserve à peine 380 000 en 2024 (c'est moins d'un exploitant agricole pour cent cinquante hectares) pour une valeur ajoutée de l'agriculture (hors viticulture) de 40 milliards d'euros (plus 20 milliards d'aides en tous genres).
Si le travail de la terre demeure très astreignant, la situation matérielle des agriculteurs français n'en paraît pas moins satisfaisante dans l'ensemble. Les céréaliers-betteraviers bénéficient de conditions matérielles confortables. La plus grande partie des autres agriculteurs, en particulier les éleveurs, bénéficient de conditions matérielles proches de celles des employés, ce qui n'est déjà pas si mal au regard du passé ! Mais en contrepartie de ce relatif bien-être, ils ont dû sacrifier leur indépendance à l'agro-industrie, la grande distribution et l'administration, distributrice insatiable d'aides et de règlements.
La Fin des paysans, annoncée dès 1967 par le sociologue Henri Mendras dans un ouvrage célèbre, devient réalité : c'est une civilisation millénaire qui s'éteint avec eux, remplacée par une métropolisation mondialisée qui transforme les espaces encore verts en parcs de loisirs, autoroutes, etc (note).
Tandis que l'effectif paysan continue de diminuer et vieillir, celui du ministère de l'Agriculture n'en finit pas de croître : 36 000 fonctionnaires à ce jour dont 16 000 hors recherche et formation ! Les enjeux tiennent dans ces chiffres. Le secteur agricole est de plus en plus plongé dans la mondialisation des échanges, sous l'égide de l'Union européenne.
Il est par ailleurs surréglementé de sorte que l'agriculture familiale souffre d'une insécurité permanente du fait de la surabondance de normes et de règlements, d'autre part du fait des changements permanents dans les termes des échanges internationaux.
Le curage d'un fossé ou la taille d'une haie peuvent ainsi donner lieu à des contrôles et des sanctions en vertu de règles obscures sorties d'un bureau parisien dans les années précédentes. Cette insécurité juridique est la négation de la démocratie. Elle rappelle la formule prêtée au cardinal de Richelieu : « Qu'on me donne six lignes écrites de la main du plus honnête homme, j'y trouverai de quoi le faire pendre ».
Le plan européen Farm to Fork (« De la ferme à la fourchette », 2020) conçu par des métropolitains à la fibre écologiste n'arrange rien : il vise à mettre en jachère 10% des terres agricoles ainsi que diminuer l’utilisation d’engrais de 20% et la consommation d’antibiotiques vétérinaires et de produits phytosanitaires de 50%.
Nombre d'agriculteurs sont aussi poussés au désespoir et parfois aussi au suicide. À entendre les manifestants, la paysannerie française souffre plus que tout de décisions administratives ou politiques prises à Paris, Bruxelles, Berlin ou ailleurs et qui, brutalement, peuvent remettre en cause leur équilibre financier et leur viabilité (dédouanement des importations, flambée des prix du gazole, etc.).
On vient de le voir avec les accords de libre-échange avec l'Ukraine : sous prétexte d'aider le peuple ukrainien, l'Union européenne accueille sans droits de douane des produits à très bas coût (céréales, poulets, etc.) issus d'une agriculture ultra-industrialisée héritée des sovkhozes soviétiques et aujourd'hui entre les mains de quelques oligarques locaux et de fonds de pension américains. On l'a vu précédemment avec les accords de libre-échange conclus avec le monde entier (Canada, Brésil, Nouvelle-Zélande,...) malgré l'hostilité de la majorité des citoyens européens. On le voit avec les nouveaux traités en gestation avec le Chili, le Kenya, l'Australie, etc. auxquels ni la Commission européenne ni les gouvernants nationaux n'entendent renoncer.
Tous ces accords résultent de présupposés idéologiques sur les vertus du libre-échange mondialisé, lesquelles n'ont jamais été démontrées par l'Histoire. Ils satisfont les industriels européens désireux d'écouler leurs produits sur les marchés mondiaux (berlines allemandes, Rafale français, etc.), ces exportations hypothétiques devant être compensées par des importations agricoles au détriment des paysans européens (note).
Il s'ensuit dans la gouvernance de l'Union européenne des contradictions difficiles à surmonter. D'une part, la Commission multiplie les normes environnementale qui enchérissent les productions européennes et étouffent les paysans européens sous la paperasserie et les charges administratives (note). D'autre part, elle autorise l'importation de produits agro-alimentaires à bas coût de toute la planète. La Commission s'avoue incapable de vérifier leur conformité aux normes environnementales européennes malgré les « clauses miroirs » inscrites dans les traités. Qui plus est, leur transport génère d'importantes émissions de gaz à effet de serre en contradiction avec les objectifs climatiques.
Fin de partie
Il est donc compréhensible que les paysans allemands et hollandais devancent les paysans français dans la révolte bien qu'ils figurent parmi les grands gagnants de la PAC et de la monnaie unique. Face aux lentilles cultivées à grand coup de pesticides au Canada, face au soja OGM d'Amazonie ou au lait en poudre de Nouvelle-Zélande, la paysannerie familiale européenne n'a aucune chance de survie et, à la vérité, cela ne chagrine guère la classe dirigeante, adossée aux majorités métropolitaines (bourgeoisie mondialisée, retraités, immigrés) qui ont perdu tout lien avec le monde paysan.
Les quelques mesures de consolation annoncées en France par le Premier ministre ramèneront sans doute les agriculteurs dans le rang comme auparavant les Gilets jaunes. Les affaires continueront sans que l'Union européenne ait eu même besoin de justifier la suppression des frontières. Il est significatif d'ailleurs qu'au premier rang des mesures annoncées par Gabriel Attal figure l'allègement des procédures destinées à aménager des « bassines » (bassins d'irrigation artificiels) comme celles de Sainte-Soline (Deux-Sèvres) qui ont suscité en mars 2023 de violentes manifestations de l'extrême-gauche. Le paradoxe est que ces bassines viennent en soutien de l'agriculture intensive et mondialisée, celle-là même que récusent les protestataires paysans (note).
En France, le bilan de la politique néolibérale menée avec obstination depuis vingt à trente ans est proprement atterrant. Pour quel résultat ? Le pays a perdu en vingt ans sa place parmi les grands exportateurs de produits agro-alimentaires. Il est tombé du deuxième au cinquième rang d’exportateur mondial cependant que sa production a stagné. Il est en passe de devenir débiteur net avec plus d'importations que d'exportations. C'est une contre-performance absolue dans un pays aussi exceptionnellement doté par la nature et riche d'un savoir-faire paysan millénaire sans guère d'équivalent dans le monde.
Pas sûr que les derniers paysans soient réconfortés par le projet actuel de couvrir les dernières terres agricoles de panneaux photovoltaïques. Pas sûr non plus qu'ils aient envie d'être fonctionnarisés et rémunérés pour simplement entretenir l'écosystème, les paysages, les haies... ou du moins ce qu'il en reste, les campagnes étant vu comme un réservoir inépuisable et quasi-gratuit de terrains à imperméabiliser pour les besoins du consumérisme Amazon (entrepôts, échangeurs, zones commerciales, lotissements, etc.).
Les paysans ne peuvent plus se passer des aides publiques. Elles leur sont devenues indispensables pour financer leurs achats (matériels, produits phytosanitaires, soja transgénique, énergie, etc.) afin d'augmenter leurs rendements et ainsi maintenir leur revenu dans le cadre d'un marché mondialisé.
Si l'on souhaitait vraiment orienter la paysannerie vers une agriculture moins coûteuse en énergie, produits chimiques et machines, cela pourrait se faire au niveau national ou européen (PAC, politique agricole commune) d'une part en augmentant le montant brut des aides, mais d'autre part en soustrayant les achats ou intrants de celles-ci : de la sorte, si un paysan achète pour mille euros d'engrais ou de soja, les aides qu'il recevra seront diminuées d'autant ; s'il renonce à tout ou partie de ces intrants, ses rendements et donc son revenu brut vont diminuer, mais les aides publiques viendront compenser la diminution du revenu brut !
Dans la perspective d'une « concurrence libre et non faussée », cette disposition fiscale, simple, incitative et non contraignante, guère plus compliquée à mettre en oeuvre que la TVA, mettrait ainsi à égalité les agro-industriels qui ont fait le choix d'une agriculture intensive et les paysans qui assument des rendements inférieurs avec moins d'intrants. Il serait logique en effet que les premiers reçoivent moins d'aides que les seconds, les aides ayant vocation à rémunérer les paysans et non à grossir les profits des fournisseurs de machines, engrais, énergie, etc.
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florence Mothe (28-02-2024 14:39:32)
Pour aider l'agriculture, il faut prendre d'urgence quelques mesures simples:
1° supprimer la MSA et faire passer les agriculteurs au régime général en accordant aux petites exploitations d'un ou deux salariés un système CESU et non le TESA+ inservable.
2° instaurer une Loi Léotard sur les exploitations pour la transmission comme il en existe pour les Monuments Historiques
3°Instaurer une aide allouée pour l'aide au maintien de l'environnement et de la biodiversité de l'ordre de 500 € par mois pour chaque agriculteur
4° Porter les retraites agricoles à un niveau décent
5° Obliger les fabricants de produits phytosanitaires à indiquer sur le mode d'emploi la quantité au litre et non à l'hectare, ce qui diminuera d'au moins un tiers les produits employés et déversés en pure perte.
6° supprimer la moitié des fonctionnaires du ministère et les prier de mettre pour la première fois leurs fesses sur un siège de tracteur. Un peu de travaux pratiques, que Diable!
Nicomi (26-02-2024 17:38:09)
380000 agriculteurs pour 36000 fonctionnaires au Ministère de l'agriculture.
1 fonctionnaire pour 10 agriculteurs !!!! Faut-il en rire ou en pleurer !!
Christian (01-02-2024 10:46:54)
Je suis convaincu qu'il faut aider autant que possible l'Ukraine dans sa résistance à l'agression russe, mais je pense que les sanctions agricoles adoptées contre la Russie depuis 2014 et les aides aux importations ukrainiennes depuis 2022 sont inefficaces et contre-productives. Malheureusement, dans ce domaine comme dans d'autres, les dirigeants de l'Union européenne sont prisonniers de leur idéologie libre-échangiste et indifférents aux sentiments de nombreux citoyens, et plus particulièrement des agriculteurs qui ont l'impression que c'est à eux qu'on fait payer les conséquences de ces choix...