Des écrivains qui exercent des fonctions politiques et des responsables politiques qui affichent des prétentions littéraires : telle est l’exception française dont peut s’enorgueillir notre pays et qu’analyse le journaliste Bruno de Cessole dans Le sceptre et la plume (Perrin, 2023, 26€). « En quelle contrée les hommes d’État élus estiment-ils que la légitimité issue du suffrage universel est rehaussée par le prestige de l’écriture ? Où, ailleurs qu’en France, les grands écrivains jugent-ils que leur génie leur confère le devoir d’intervenir dans les affaires publiques, d’éclairer les destinées du peuple et de s’instituer prophètes et législateurs ? (…) »
Ce croisement unique au monde n’a pas été l’exception mais la norme depuis plusieurs siècles », estime l’auteur. Comment s’explique cette « hybridation » ? Il faut sans doute trouver la réponse chez Tocqueville, conscient que « s’il reste jamais quelque chose de moi dans ce monde, ce sera bien plus la trace de ce que j’ai écrit que le souvenir de ce que j’aurai fait. » Comme si une œuvre politique était promise à être ensevelie sous le temps et la marche de l’Histoire, alors que les écrits sont censés demeurer gravés dans la mémoire collective.
De Montaigne à Mitterrand, en passant par Richelieu, Saint-Simon, Sieyès, Mirabeau, Benjamin Constant, Chateaubriand, Napoléon Ier, Lamartine, Guizot, Hugo, Barrès, Blum, de Gaulle, Pompidou, Giscard d’Estaing et quelques autres, Bruno de Cessole établit une galerie de vingt-quatre portraits.
Tous les grands noms qui ont marqué cette dualité politico-littéraire figurent dans cette recension à laquelle manque néanmoins le pétulant Edgar Faure.
Dommage car il était doté de la plasticité politique d’un Benjamin Constant, du goût des bons mots et des formules assassines d’un Clemenceau, et de la vanité qui imprègne la plupart des personnages de ce livre. Mais surtout chevauchant allègrement deux Républiques au cours desquelles il a jonglé avec les ministères pour finir président de l’Assemblée nationale, il a été l’auteur d’essais historiques, d’ouvrages sur l’Éducation nationale, de Mémoires, de romans policiers, et de paroles de chansons qui lui ont valu d’entrer à l’Académie française, de manière plus justifiée que Giscard d’Estaing.
Hormis cette omission, le casting de ce livre est irréprochable. Bruno de Cessole a même sélectionné des rois dont la contribution littéraire s’avère relativement modeste. À l’instar d’Henri IV étudié à travers « les missives guerrières, diplomatiques ou administratives, les lettre d’amour », et dont l’auteur fait un « pionnier dans l’art épistolaire tel que devait l’illustrer au siècle suivant Mme de Sévigné ». Henri IV restera surtout dans l’Histoire parce qu’il fut un des plus grands monarques, peut-être le plus méritant en raison des obstacles qu’il a dû vaincre pour asseoir son pouvoir.
L’oracle oublié de la Révolution
Que ou qui retenir du défilé de ces détenteurs du sceptre et de la plume ? D’abord le « précurseur » : Montaigne. « C’est avec lui que la littérature et la politique, en France, ont étrenné cette liaison incestueuse appelée à perdurer, avec des hauts et des bas, jusqu’au XXe siècle », écrit l’auteur en référence au rôle politique qu’a exercé Montaigne auprès de François II, Henri III et Henri de Navarre durant les guerres de Religion, et à ses deux mandats de maire de Bordeaux, avant qu’il ne se lançât dans son grand œuvre Les Essais.
Ensuite, on saluera un remarquable hommage à Lamartine, poète, historien et chef du gouvernement provisoire en 1848, dont l’œuvre littéraire et l’action politique sont sous-estimées, voire oubliées aujourd’hui comme l’a fait remarquer François Mitterrand en son temps. « L’homme public a joué dans l’Histoire un rôle aussi important que le poète en littérature », écrit Bruno de Cessole, énumérant les grandes réformes démocratiques de ce « véritable fondateur de la République » qui est passé en quelques mois de la gloire à l’humiliation à l’issue d’une éphémère illusion lyrique à la tête d’un pays en ébullition.
Sa naïveté, son mépris des combinaisons tactiques de ses rivaux, son positionnement politique que l’on pourrait qualifier aujourd’hui de centriste, ont hâté sa chute. Son « attachement à l’ordre et à la propriété lui attira l’hostilité des révolutionnaires tandis que sa préoccupation de la question sociale lui valait la détestation des conservateurs, ont précipité la disgrâce de ce précurseur de la dialectique conciliatrice du "en même temps." » Lamartine lointain ancêtre de Macron ? Ce dernier devra encore faire ses preuves en littérature…
Bruno de Cessole exhume également un personnage moins illustre, mais que l’Histoire a relégué en arrière-plan : l’abbé Sieyès. « Sa singularité fut d’inaugurer la Révolution par le travail de sape de ses pamphlets et de la clore par le coup d’État du 18 Brumaire dont il fut l’instigateur », affirme l’auteur qui voit en lui « l’oracle oublié de la Révolution » grâce à son libelle Qu’est-ce que le tiers-état ?. « Par le choc des aphorismes et la violence des mots, ce pamphlet condensa les idées et les revendications jusqu’alors informulées de l’esprit public et attisa la flamme de la contestation », écrit-il avant de souligner que l’on doit à Sieyès des néologismes passés ensuite dans le langage usuel comme « sociologie », « pouvoir constituant », « pouvoirs constitués »…
Son érudition permet à Bruno de Cessole de synthétiser avec pertinence le parcours de ses personnages, de cerner leur psychologie et d’analyser la complexité de leur pensée notamment chez Guizot, Barrès ou Blum. Si l’on sent qu’il a éprouvé une jubilation communicative à narrer la vie rocambolesque et hors norme de Mirabeau, il sait toujours garder ses distances avec ses sujets jusqu’à démythifier nos deux gloires nationales, Victor Hugo et Charles de gaulle. Certes, il ne conteste pas leur génie, mais il souligne à juste titre les facilités du premier et les idéalisations du second.
Des accents de Barrès
Chez Hugo, ce « champion du lieu commun ennobli », il constate : « Trop souvent, ce qui se veut chez lui démonstration logique n’est qu’une enfilade de paralogismes. » Quant à de Gaulle, il lui reproche au nom de la réconciliation et de l’unité nationale, une « réécriture gaullienne de l’Histoire » tendant à « avaliser trois interprétations des plus discutables : ni la France ni les Français ne seraient coupables de la défaite de 1940 ; la France libre était la seule France ; enfin les Français se seraient libérés par eux-mêmes en 1944. » Ce qui ne l’empêche pas de reconnaître au Général un style littéraire du meilleur niveau : « Que Charles de Gaulle fût un authentique écrivain, comme César et Napoléon, et un orateur exceptionnel, à l’égal de Clemenceau et Malraux, ne sauraient le nier que des critiques de mauvaise foi ou des adversaires idéologiques. »
Il ajoute : « Si le style, c’est l’homme, selon Buffon, la prose du Général est bien à son image : majestueuse, ample solennelle, emphatique parfois, marquée par la syntaxe latine, nourrie des classiques greco-romains et des auteurs du Grand Siècle, Retz, La Rochefoucauld, La Bruyère, Bossuet, mais aussi des réminiscences du romantisme, Chateaubriand, Hugo, Vigny, et imprégnée des accents de Barrès, et, surtout, des cadences de Péguy. Comme si de Gaulle synthétisait à lui seul des pans entiers de notre littérature. »
Il n’en va pas de même de Valéry Giscard d’Estaing. C’est à son encontre que Bruno de Cessole se montre le plus féroce, le criblant de formules assassines : « Quand il s’aventure dans le domaine périlleux de la littérature, et qu’il veut « faire du style », le chasseur impénitent que fut VGE rate sa cible avec constance, mais frôle le ridicule avec succès. » Il qualifie les romans de l’ancien président de la République de « bluettes à l’eau de roses », soulignant « l’abondance des poncifs qui arrivent sous la plume de l’auteur avec la régularité des trains de banlieue gare Saint-Lazare, et un style aussi plat et indigent qu’un steak de cantine scolaire. »
On ne s’ennuie guère à la lecture de ce livre érudit et vivant, rédigé dans un style ample et incisif orné de quelques trouvailles métaphoriques drôles (Hugo « ce Fregoli de la littérature et de la politique », Pompidou « le Borgia gentilhomme », Giscard « un Rastignac des beaux quartiers »). Avec lucidité l’auteur a arrêté son étude à François Mitterrand, dernier chef d’État à la culture littéraire réelle et à la plume chatoyante. De nos jours, les écrivains ne se risquent plus à embrasser une carrière politique, et les élus au plus haut niveau sous-traitent généralement l’écriture de leurs ouvrages à des « nègres », préférant se répandre sur Twitter. Est-ce la fin d’une exception française pluriséculaire dont Bruno de Cessole aura été le talentueux conteur ? Car plus que jamais, comme le formulait déjà Flaubert : « Où sont-ils ceux qui trouvent du plaisir à déguster une belle phrase ? Cette volupté d’aristocrate est de l’archéologie. »
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DUBELLÉ (22-11-2023 12:35:42)
Je crains malheureusement que notre personnel politique ne se risque plus à écrire, car il leur faudrait d'abord lire.
Une exception cependant pour confirmer la règle : Bruno Le Maire. Mais que dire de ses romans dont on ne retient que quelques rares morceaux, les plus croustillants ou vulgaires ?
L'indigence de culture littéraire autant que générale qui frappe nos dirigeants actuels est un drame pour notre pays.
Jeanfrancis (22-11-2023 12:08:20)
A propos de Lamartine, il aurait bien fait de lire "Le Prince" de Machiavel car la sincérité n'est pas payante.