Réformer les retraites ?

La crise sociale dépasse l’âge de départ à la retraite

19 février 2023 : comment peut-on comprendre la crise sociale engendrée par le projet de réforme des retraites ? L’amplitude des manifestations, la réunion de tous les syndicats dans un front commun du refus, la diversité des manifestants qui se retrouvent dans le centre des grandes villes mais aussi dans de petites sous-préfectures... Tout cela donne à penser que l’on est en présence d’une crise originale. Sans doute est-ce le cas si on se place dans une perspective historique.

Un conflit social, comme tous ceux que l’on a vus se produire dans l’histoire récente, s’ancre dans l’opposition des intérêts de salariés, du privé comme du public, face au patronat ou aux autorités hiérarchiques. Il s’agit de revendiquer une amélioration des salaires ou des conditions de travail, de négocier un rachat d’entreprise et le reclassement des personnels, de contester un plan social ou de carrière.

En revanche, la crise sociale est multifactorielle. Si elle naît bien d’un conflit sur une question précise, en l’occurrence le recul de l’âge de départ à la retraite à 64 ans, elle vient se charger de revendications plus profondes, plus lointaines, mettant en jeu des représentations sociales, des oppositions politiques. On est alors devant un « moment » politique appelé à servir de point de repère et d’inflexion pour les historiens du futur. C’est ce qui caractérise la crise qui a émergé de la réforme des retraites. Tâchons d'en comprendre les ressorts profonds et voyons en quoi elle se distingue d’autres crises dans l’histoire.

Travail en miettes, salariés déboussolés

Cette crise, tout d’abord, soulève la question du rapport au travail dont les enquêtes comparatives montrent qu’il est souvent bien moins vécu au quotidien en France que dans d’autres pays européens du fait de contraintes récurrentes : pression de la hiérarchie, faiblesse du dialogue social, intensification des rythmes. On remarque surtout trois phénomènes, l’un récent, les deux autres beaucoup plus anciens.

Le phénomène récent est le côté invasif du travail dans la vie privée et familiale. Les enquêtes montrent que les Français accordent beaucoup d’importance au travail dans leur vie, contrairement à l’image reçue d’un peuple désinvolte et festif. Chez les cadres, la crise sanitaire a favorisé le télétravail et accéléré le processus d’une confusion entre le registre professionnel et le registre privé.

Chez les ouvriers et les employés, les « premiers de corvée », les conditions de travail se sont durcies du fait de clientèles de moins en moins respectueuses et de patrons qui jouent sur l’immigration, parfois illégale, pour faire pression sur les salaires et les conditions d’embauche. Il en résulte que la retraite est de plus en plus sacralisée, comme le dernier espace de liberté et de protection à l’égard d’un système économique sans âme.

On retrouve ici une question déjà soulevée lors des grèves de mai-juin 1936 qui ont débouché sur la semaine de travail de 40 heures et les congés payés pour tous.

D’une certaine manière, le projet de réforme des retraites rompt le fil historique des conquêtes sociales qui visaient à séparer l’univers du travail de l’univers privé. On pourrait à ce titre évoquer également la crise de Mai 68 comme revendication culturelle à l’autonomie individuelle sur un arrière-fond de thèses marxistes et gauchistes dénonçant l’emprise du capitalisme sur le mode de vie.

Un phénomène plus ancien, en revanche, est la dénonciation d’un travail en miettes, perdant son sens, au profit de « cadences infernales » dès avant la guerre de 1914 lorsque la production industrielle de masse conduit à appliquer les règles du taylorisme : la décomposition du travail en gestes simples dont le travailleur ne voit jamais le résultat. Cette critique, très abondante dans la littérature syndicale et politique de gauche, est récemment revenue en force non seulement dans les entreprises privées, où règnent les « open spaces » et les bureaux provisoires et où la précarité de l’emploi reste rappelée en permanence, mais encore dans les services publics comme les EPHAD ou les hôpitaux où les gestes doivent être chronométrés au détriment d’une maîtrise professionnelle de l’intervention. 

Le rapport au travail se dégrade du fait que les métiers disparaissent au profit de « jobs » alimentaires subis.Déjà au XIXᵉ siècle, c’est bien la dépossession du savoir-faire qui a provoqué les révoltes des canuts de Lyon en 1831, 1834 et en 1848.

Une classe dirigeante jugée illégitime

Mais si l’on creuse un peu plus, on voit que la crise actuelle exprime une autre dimension, celle de la faible reconnaissance du travail. Ce sentiment est ressenti par une majorité de Français, actifs ou retraités, surtout dans les catégories socioprofessionnelles populaires et moyennes. Les catégories supérieures, du reste, sont guère plus de la moitié à considérer que leur travail est reconnu à sa juste valeur. On se trouve ici dans le registre de la justice et de l’équité, au-delà de considérations économiques.

Deux questions émergent des enquêtes récentes que j'ai pu faire dans le cadre du Baromètre de la confiance politique du Cevipof : le sentiment majoritaire d’être méprisé et l’idée très généralement répandue, y compris au sein des professions supérieures, que la hiérarchie sociale est plus ou moins artificielle et que nombre de personnes se situant au sommet de la société ne le méritent pas vraiment.

On rejoint ici tout le débat historique sur la construction républicaine et ses ambitions méritocratiques, qui feront tomber l’Ancien Régime mais sans que l’on puisse vraiment se débarrasser de ses structures sociales, voire anthropologiques, qui font que la France reste un pays de classement où l’accès aux élites, contrôlé par l’État, est autant recherché que critiqué.

La crise née de la réforme des retraites a réactivé ce sujet éminemment politique puisque l’idée de travailler plus longtemps n’a de sens que si l'on peut y associer l’idée de carrières bien organisées, et non pas d’une succession d’emplois précaires, avec une mobilité sociale qui repose sur les efforts fournis et non pas sur le diplôme obtenu à vingt ans. On voit donc que derrière la question des retraites et du travail figurent des interrogations concernant la valeur réelle des diplômes sur le marché du travail et le poids accordé au passage par les grandes écoles et les institutions de prestige.

Et c’est ici que se pose une seconde question relative à la fracture entre les élites dirigeantes du pays et une grande partie de la population. La plupart des commentateurs de la réforme des retraites considèrent que le gouvernement et l’Élysée se sont enfermés dans une politique unilatérale sans prendre le soin d’écouter les demandes venant de la base et sans tenir compte de la multiplication des contraintes qui pèsent sur la vie quotidienne des Français confrontés à la baisse de leur pouvoir d’achat, à la mauvaise qualité voire à la disparition des services publics ou privés, à des injonctions permanentes concernant leur mode de vie au nom de l’environnement, de la santé, de la crise énergétique.

Cette incompréhension des réalités quotidiennes a toujours été au cœur des crises historiques les plus graves, en octobre 1789 comme en juin 1848. D’une certaine manière, on retrouve avec les manifestations de février 2023 non pas les thématiques assez corporatistes des manifestations de 1995, lorsque la réforme visait à supprimer les régimes spéciaux, mais bien celles développées en 2018 par les Gilets jaunes : sentiment de mépris social, exaspération devant l’impossibilité de « s’en sortir » malgré ses efforts, distance trop grande du pouvoir politique à l’égard d’une classe moyenne en déclin, se prolétarisant peu à peu et devant abandonner ses rêves de vie tranquille et protégée.

Qu’il s’agisse de la crise de 2023 ou de celle des Gilets jaunes, on voit donc s’amplifier la défiance à l’égard des élites politiques, considérées comme trop lointaines et indifférentes au sort du commun des mortels. Cette question de la proximité politique est clairement posée au cœur de la Vᵉ République et ouvre à nouveau la porte à toutes les réflexions sur l’évolution des institutions en faveur, par exemple, d’une plus grande décentralisation qui donnerait aux élus locaux davantage de pouvoirs et de moyens.

Mais une caractéristique de la crise de 2023 vient la différencier fortement de celles qui l’ont précédée. Cette crise ne trouve pas d’expression politique très claire. Si les grèves de 1936 ou de Mai 68 s’enracinent dans des formations de gauche ou d’extrême-gauche, et constituent des moments historiques importants dans l’opposition à des gouvernements de droite, rien n’indique en 2023 que la crise sociale soit l’expression d’un retour en force politique de la gauche en France, bien au contraire.

Les enquêtes que nous menons régulièrement montrent que 70% des Français se situent globalement entre le centre-droit du macronisme et l’extrême-droite d’Éric Zemmour, l’ensemble des gauches ne réunissant que 30% des enquêtés.

L’erreur d’analyse serait de croire que l’union syndicale qui conduit la CFDT à rejoindre les syndicats plus contestataires comme la CGT, FO ou Solidaires, implique à la fois un retour en force des syndicats dans la contestation sociale et une réorientation de l’opinion à gauche.

Les syndicats retrouvent une part de leur rôle institutionnel en veillant à ce que les manifestations ne dégénèrent pas comme celles des Gilets jaunes. Néanmoins, le taux de syndicalisation reste historiquement à son étiage le plus bas (10% en moyenne) et le niveau de confiance dans les syndicats ne dépasse pas les 40%. La grande diversité des profils des manifestants, où se mêlent jeunes et retraités, militants et familles, montre que le mouvement de contestation sort du cadre étroit de l’engagement politique de gauche. Et comme le débat à l’Assemblée nationale reste confus et parsemé d’incidents de séance, rien ne permet de savoir pour l’instant qui sera le gagnant électoral de ce conflit frontal : Nupes (gauche) ? Renaissance et Les Républicains (centre-droit) ? Rassemblement national (droite extrême) ?

Luc Rouban
Publié ou mis à jour le : 2024-01-09 21:31:57
Christian (22-03-2023 06:48:33)

Maintenant que les deux motions de censure ont été rejetées, la crise pourrait peut-être s'apaiser si le Conseil constitutionnel décidait d'invalider la loi. En revanche, si celle-ci est validée, en tout ou en partie, les grèves et les manifestations risquent fort de se poursuivre et, dans ce cas, personne ne peut vraiment savoir sur quoi elles déboucheront...

Christian (17-03-2023 08:21:38)

Après la décision prise hier par le gouvernement de recourir à l’article 49-3 pour faire passer la réforme des retraites, de deux choses l'une : 1) Ou bien le gouvernement échappe à la cens... Lire la suite

Christian (20-02-2023 10:45:44)

Après le triste spectacle que nous ont offert ministres et députés de tous bords la semaine dernière, la crise sociale, qui semble déjà largement amorcée, est peut-être sur le point de tourner... Lire la suite

Vincent (20-02-2023 02:51:46)

La Suisse, qui n'a jamais connu la semaine de quarante heures, vient de voter l'augmentation de l'âge de la retraite pour les femmes à 65 ans, soit le même âge que les hommes. Après des débats... Lire la suite

Bernard (19-02-2023 18:19:11)

Ce qui frappe dans cette nouvelle crise est surtout son inutilité : il n' y a aucune urgence, ni même aucune nécessité à réformer le système actuel des retraites. Le déficit actuel n'excède e... Lire la suite

Lebrun (19-02-2023 16:59:28)

Merci pour ce panorama synthétique avec lequel je suis en phase. Malheureusement, le "and so what" même si l'on ne peut prédire l'avenir, ressemble à l’extrême droite populiste que les classes ... Lire la suite

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