Nous sommes entrés dans un nouveau cycle séculaire comme nous le supputions en janvier 2015. Entre la crise de l'euro, la guerre du Donbass et la crise des réfugiés, cette année-là fut une année de rupture comme l’Europe occidentale en connaît tous les siècles (1914, 1814, 1713, 1618, 1519, 1415).
L'année 2022 confirme cette rupture avec une amplification spectaculaire des tendances en germe en 2015. L'Europe est entrée dans une nouvelle ère...
En 2015 et même dès 2014, se mettaient en place tous les ingrédients qui allaient faire basculer le Vieux Continent. En 2014, peu d'observateurs avaient suspecté l’importance qu’allait prendre le conflit ouvert en Ukraine par le changement de régime, la rébellion du Donbass (Ukraine orientale) face aux dispositions antirusses du nouveau gouvernement et le retour de la Crimée à la Russie. Quant aux accords de Minsk sur un cessez-le-feu, ils passèrent plus ou moins inaperçus (7-12 février 2015).
Depuis son élection dans un fauteuil le 26 mars 2000, Vladimir Poutine n’avait cessé de renforcer son emprise autoritaire sur la Russie. Pris de court par l’arrivée d’un gouvernement hostile à Kiev et craignant sans doute que l’armée ukrainienne ne monte en puissance jusqu’à le chasser de Crimée et du Donbass, il a déclenché l’offensive brutale du 24 février 2022.
Mais le président russe a présumé de ses forces et des divisions de l’Europe : il n’a engagé que 150 000 hommes environ dans l’opération. C’était oublier que les Ukrainiens appartiennent au même monde que les Russes et comme tels, sont prêts à se battre jusqu’au dernier pour la défense de leur terre.
À sa grande surprise aussi, l’OTAN - plus spécialement l’axe Washington-Londres-Varsovie - a apporté un soutien déterminé à Kiev, jusqu’à forcer Berlin à autoriser l’envoi de chars lourds Leopard dans les plaines d’Ukraine. L’escalade en cours laisse augurer que l’année 2023 ne sera pas moins agitée que la précédente.
Europe : fin d'un cycle et retour de la guerre
La guerre d’Ukraine traduit un changement de paradigme en Europe. Il n’est plus temps de répéter : « L’Europe, c’est la paix ! » Aujourd'hui, alors que le reste du monde connaît une paix relative, le Vieux Continent subit une guerre d’État à État pour la première fois depuis 1945 (note).
C'est la fin d'un cycle séculaire, sur trois générations, qui a vu une première génération d'Européens s'engager dans deux guerres auto-destructrices (1914-1945) avant que la deuxième, instruite par la guerre, ne mette toute son énergie à ramener la paix et la prospérité sur le Vieux Continent. La création de la CECA en 1950, sous l'égide des États-Unis, permit ainsi de renforcer l’Europe occidentale et de protéger l’Allemagne fédérale contre les visées du bloc soviétique.
En 1989-1991, avec la chute du Mur, la réunification de l’Allemagne et la dislocation de l’URSS, on put se réjouir à juste titre du succès de l’entreprise. La génération insouciante des baby-boomers qui avaient eu vingt ans en 1969 (Peace and Love) y virent la promesse d’une paix perpétuelle à l’instar du politologue américain Francis Fukuyama (La Fin de l’Histoire et le dernier homme, 1989).
Ils entreprirent de désarmer l'Europe et, tout à la joie de la paix retrouvée, mirent en œuvre le projet d’un monde sans frontières voué à la liberté de circulation des marchandises, des capitaux et des hommes, plus rien ne comptant que la faculté donnée à chacun de jouir des facilités offertes par la société de consommation. Ils fêtèrent comme il convient l'avènement de la monnaie unique et l'entrée de la Chine dans l'OMC (Organisation mondiale du commerce).
Dans l’euphorie néolibérale des années 2000, le patronat occidental jugea habile de transférer ses usines dans les pays à bas salaires, en premier lieu la Chine, à l'image de Serge Tchuruk (Alcatel), promoteur de l'entreprise « sans usines » (fabless).
La crise climatique et plus encore l’épidémie de covid-19 nous ont rouvert les yeux sur les impasses de cette « mondialisation heureuse » : désindustrialisation, dépendance envers le reste du monde (médicaments, composants électroniques, terres rares, gaz, etc.), crise démographique et migratoire, déclassement de l'Europe. La guerre d’Ukraine nous vaut un douloureux retour à la réalité.
Déclassement de l'Europe
Au cours des cinq derniers siècles, portée par sa puissance créatrice, l’Europe a changé le monde. Elle en est arrivée à le dominer jusqu’à ce que l’hubris, un orgueil exagéré, l’amena à s'autodétruire en 1914. Son redressement spectaculaire après 1945 lui a toutefois conservé son aura. Il y a cinquante ans encore, sa démocratie, ses valeurs et son mode de vie faisaient encore rêver tous les humains. En matière scientifique et industrielle, elle faisait quasiment jeu égal avec les États-Unis dans les secteurs de pointe.
Nous n’en sommes plus là. Seule l'Allemagne conserve une solide base industrielle mais celle-ci est assise sur des secteurs du passé (automobile, machines-outils, chimie). Le report en décembre 2022 du lancement de la nouvelle fusée Ariane 6 a signé la fin de l'Europe spatiale. L'épidémie de covid-19 a accéléré la numérisation de nos sociétés au bénéfice quasi-exclusif des acteurs américains : les GAFA (internet) mais aussi Uber ou encore Airbnb qui perçoivent des commissions de l'ordre de 35% sur toutes leurs transactions !
Devenue dépendants des États-Unis, seuls à même de les protéger contre la Russie de Poutine, les Européens ont accepté que les entreprises américaines accèdent aux données personnelles des Européens (Trans-Atlantic Data Policy Framework). Ils n'ont pas non plus réagi quand l’administration Biden a choisi de subventionner ses constructeurs automobiles (loi IRA) ainsi que de fournir aux entreprises américaines son gaz de schiste à un prix nettement plus bas que celui imposé aux Européens.
Quand il s’est agi de renforcer leur aviation, Polonais et Allemands ont fait le choix de commander des avions américains F35 en lieu et place des Rafale que la France se serait fait un devoir de leur fournir. Et quand les stocks disponibles de chars Leclerc et Leopard auront été entamés par la guerre, il est déjà acquis que la France et l’Allemagne s’équiperont en chars américains Abrams.
Ainsi, tout en gonflant les budgets militaires des membres de l’OTAN, la guerre d’Ukraine risque paradoxalement de beaucoup affaiblir l’industrie européenne de l’armement et la France pourrait y perdre l’un de ses derniers secteurs d’excellence. C’est le prix à payer pour l’Europe qui a confié sa protection aux États-Unis.
Les promoteurs du traité de Maastricht (1992) ont leur part de responsabilité dans le déclassement de l’Union européenne. Ils en ont fait une machine à produire des règlements, à rebours de la belle devise du Conseil de l’Europe : « Unie dans la diversité ». Cette planification centralisée façon soviétique est un comble de la part de fonctionnaires qui se réclament du libéralisme.
La directive européenne de 1996 sur le marché intérieur de l’électricité a ainsi empêché EDF d’investir comme il convient dans le secteur nucléaire et, en 2022, elle a provoqué l’explosion brutale et irrationnelle des prix de l’énergie en amplifiant outre-mesure les effets de l’embargo sur le gaz russe.
Le summum a sans doute été atteint avec l’obligation faite aux industriels de l’automobile de ne plus produire que des véhicules électriques en 2035, sans qu’il soit le moins du monde démontré que cela freinera le réchauffement climatique.
Le monde revient à la normalité historique
Avec la guerre d’Ukraine, l’isolement de l’Occident, à savoir l'Europe et l'anglosphère (Amérique du nord et Australasie), est apparu en pleine lumière avec le refus de la plupart des grands États de condamner la Russie et d’appliquer des sanctions à son encontre… Plus des trois quarts de l’humanité ont témoigné ainsi leur hostilité à notre égard ou pour le moins leur indifférence à ce qui se joue en Europe. Ces pays se sentent peu concernés par cette guerre entre Blancs, si ce n'est qu'ils en craignent les conséquences économiques.
On peut y voir moins le désir d'une revanche historique que le retour à une certaine forme de normalité, chaque aire de civilisation étant appelée à suivre sa propre voie sans immixtion d'autrui.
Ainsi l'Extrême-Orient n'attend-t-il plus rien de l'Europe et de l'Occident, à part, pour le Japon, la Corée et Taiwan, une protection stratégique de la part de Washington face à Pékin. Avec autant d'habitants que l'Union européenne, soit un demi-milliard environ, les régions riveraines de la mer de Chine, à savoir le Japon, la Corée, Taiwan et la Chine côtière, maîtrisent toutes les technologies du futur. Leur PIB/habitant demeure inférieur à celui des Européens de l'Ouest mais le niveau éducatif et l'espérance de vie y sont désormais supérieurs à ce qu'ils sont en France, en Allemagne ou en Angleterre (tableau).
L'Inde, qui ne s'est jamais appesantie sur la période coloniale, affiche une farouche indépendance qui lui permet de garder des liens tant avec les États-Unis qu'avec la Russie. Ses ingénieurs et informaticiens occupent le devant de la scène, y compris au 10 Downing Street (Londres) qui a accueilli l'héritière de la société Infosys et son mari, Rishi Sunak, devenu Premier ministre du Royaume-Uni... Cette promotion témoigne, notons-le, du changement de population en cours au Royaume-Uni et en Europe occidentale, du fait tout à la fois d'une fécondité en berne et d'une immigration venue d'Asie et d'Afrique.
L'Afrique elle-même s'est émancipée de l'Europe et a tourné le dos à la parenthèse coloniale (1880-1960) en dépit de ses handicaps structurels (faiblesse des États, explosion démographique, grande pauvreté). La France a perdu en 2022 son « pré-carré » africain ; c'était avec la dissuasion nucléaire et le siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU, le dernier vestige de sa grandeur passée. Elle est en voie d’être chassée des États du Sahel, du Sénégal à la Centrafrique, cependant que des troubles commencent à affecter le nord de la Côte d’Ivoire. La même année, discrètement, le Togo et le Gabon, anciennes colonies françaises, ont annoncé leur adhésion au Commonwealth britannique, comme avant eux le Rwanda ! Ces États se disposent à remplacer le français par l’anglais comme langue officielle (note).
Les États d'Afrique et du Moyen-Orient vivent leur destin sans plus se soucier de l'Europe. Le temps n'est plus où celle-ci se croyait obligée de se poser en médiatrice dans tous les conflits. En 2022, les conflits entre Arménie et Azerbaïdjian, entre la province du Tigré et le gouvernement éthiopien, entre Yéménites du nord et du sud, les guerres internes à la Syrie, à l'Irak ou au Liban ont pu se dérouler et, pour certains, se conclure, sans que les Européens tentent de s'en mêler. On a vu même Israël et l'Arabie se rapprocher dans une alliance tactique contre l'Iran et par ailleurs contre la Turquie. C'est l'Histoire qui reprend ses droits.
L’Europe de 2022 doit se faire à l’idée de ne plus être qu’une région parmi les autres. Il appartient à la nouvelle génération de la préparer à ce changement d'ère en tournant le dos aux illusions de leurs parents et grands-parents et en revenant au principe qui sous-tend toute action politique sensée : l'intérêt bien compris de la nation.
Vos réactions à cet article
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Jean-Michel Duprat (30-01-2023 20:20:30)
Le constat est triste et malheureusement lucide et clairvoyant . Inutile de revenir sur l'abandon de l'opinion dans les médias officiels qui ne transmettent que la pensées
unique devant profiter à ceux que votre article dénonce . Inutile donc et angoissant dans le sens où l'éveil des consciences est bien ligoté par le système . Pourtant il y a des gens de bon sens que la situation exaspère et qui se tiendraient prêts à œuvrer pour un changement de cap . J'espère qu'il se trouvera, comme ce fut le cas dans le passé un personnage assez puissant et aussi fédérateur pour se mettre à la tête . Il existe peut-être sans qu'il soit révélé . C'est par son appel que viendra le renouveau salutaire . Hélas, les 18 juin défilent années après années, et je ne vois toujours rien venir .
Christian (30-01-2023 12:50:21)
Je me permets de noter une légère contradiction entre le premier paragraphe de cet article (hors d’Europe «le reste du monde connaît une paix relative») et l’avant-dernier qui évoque plusieurs situations explosives, notamment dans le Caucase (Arménie-Azerbaïdjan) et au Moyen-Orient (Iran, Syrie, Yémen). On pourrait y ajouter la menace d’une nouvelle Intifada, les atrocités quotidiennes en Afghanistan et en Birmanie, les tensions qui s’accumulent en Corée, dans la mer de Chine et dans l’Himalaya, une demi-douzaine de conflits en Afrique (Sahel, Nigeria, Congo, Somalie, Mozambique)… Liste non exhaustive, hélas !
hadrien (29-01-2023 16:52:55)
J'aime bien vos analyses fines et équilibrées qui nous changent des caricatures où ,comme pour le conflit actuel par exemple ,il y a le méchant Poutine et les bons Occidentaux ! Ce qui manque un peu ,comme à beaucoup ,ce sont des perspectives, des solutions envisageables .Je me souviens du temps où ,officier en EM, j'exposais des problèmes sans propositions ;on me retournait ma fiche avec la mention "à adresser au général Yakafauquon "Cordialement
Jean-Michel Gindt (29-01-2023 12:20:29)
Merci Monsieur Larané pour cette analyse implacable. Hélas...
On a aussi l'impression que la voie tracée pour l'europe est d'achever de se dissoudre par le wokisme et la déconstruction des hommes blancs.