Le roman des damnés

Ces nazis au service des vainqueurs après 1945

Tous les dignitaires nazis n’ont pas été jugés au tribunal de Nuremberg. Certains ont réussi à passer à travers les mailles du filet de cette juridiction militaire instaurée au lendemain de la Deuxième guerre mondiale. Ils ont même réussi une brillante reconversion à partir des années 1950 avec un cynisme qui défie toute morale.

Le roman des damnés

C’est le parcours d’une douzaine d’entre eux qu’a retracé avec beaucoup de précision, le journaliste Eric Branca dans son livre Le Roman des damnés  (Perrin, 426 p, 24 €). L’enquête est minutieuse, documentée, servie par une plume alerte. 

On pourrait la lire comme un roman d’espionnage ou policier s’il ne s’agissait d’une page d’histoire écœurante qui voit les vainqueurs de la guerre, notamment les Américains, protéger, recruter et recycler des responsables nazis avant que ces derniers ne conquièrent discrètement, au fil du temps et de l’oubli, des positions politiques ou sociales scandaleuses au regard de leur passé.

Si les cas de Speer et de Von Braun sont célèbres, d’autres ex-responsables nazis moins connus constituent les chapitres les plus instructifs. Le cas le plus ahurissant est sans doute celui d’Otto Skorzeny, l’ancien chef des opérations spéciales de la SS, expert en infiltrations, en désinformation et en opérations de commando (c’est lui qui a sorti Mussolini de sa prison en 1943). 

 Otto Skorzeny en 1943 puis 1945, Koblenz, Bundesarchiv.Il est récupéré par la CIA qui pense que « dans le conflit qui se profile entre l’Est et l’Ouest après la défaite hitlérienne, ne serait-ce pas une faute majeure que de laisser un tel homme inutilisé ? » Sous un faux-nom, il devient homme d’affaires en cheville avec la CIA. 

Par l’intermédiaire des Américains, il prend contact avec la DST en France où il met en place des centres d’entraînement secrets destinés aux membres des Stay Behind, cellules de l’OTAN destinées à prévenir l’infiltration communiste. Il parfait la formation du bataillon parachutiste de choc, bras armé du SDECE. Dans la foulée, il organise l’élimination d’agents communistes en Afrique et en Indochine, « aide » l’OAS et ses anciens amis nazis en cavale. Incroyable paradoxe, cet ancien SS est recruté… par le Mossad qui le charge « d’éliminer, capturer ou, a minima obtenir le départ d’Égypte des ingénieurs allemands travaillant sur les missiles »

« Les Israéliens n’auront pas à se plaindre de leur nouvelle recrue : lors de plusieurs voyages en Égypte, elle met au jour les coordonnées des ingénieurs qui, pour la plupart, s’y étaient installés grâce à lui et en localise d’autres arrivés depuis. Et quand ce n’est pas lui-même qui se charge de les éliminer (comme Krug à Munich), c’est le Mossad qui officie », raconte Eric Branca.

Heusinger (de profil à gauche) assistant à un briefing avec Adolf Hitler le 1er juin 1942, Koblenz, Bundesarchiv. Agrandissement : Heusinger en uniforme de la Bundeswehr, vers 1960.

Nazis certes, mais experts si efficaces

Si Skorzeny a navigué dans les eaux troubles de la clandestinité et des services secrets, d’autres anciens nazis ont accompli des parcours plus publics et officiels.

Ainsi Adolf Heusinger, officier supérieur qui prépara dans le plus grand secret l’invasion de l’URSS et rencontra selon ses dires entre 600 et 700 fois Hitler, collabora lui aussi avec les Américains, toujours dans le cadre de l’anticommunisme ; « Qui mieux que l’ancien chef des opérations de l’état-major allemand connaissait l’organisation militaire soviétique, ses forces et ses faiblesses ? », souligne Eric Branca. En récompense pour sa coopération, Heusinger sera nommé président du Comité militaire de l’Otan, l’organe suprême de décision de l’Organisation en décembre 1961 jusqu’à sa retraite en 1964...

Ernst Achenbach et NgoO Mebe (Cameroun) lors de la réunion préliminaire de la conférence sur les associations de la CEE contre les pays africains à la Chambre des représentants de La Haye, 10 janvier 1972.Ernst Achenbach était juriste, lobbyste comme on ne disait pas à l’époque, introduit dans le milieu industriel et des affaires au service du parti nazi, numéro deux de l’ambassade d’Allemagne à Paris au début de l’Occupation.

« Rares sont les prises de participation allemandes dans l’industrie et la finance françaises où le nom d’Achenbach n’apparaît pas, des négociations les plus amiables aux diktats les plus brutaux », écrit Branca. Mais à la fin de la guerre, il n’a pas été inquiété, bénéficiant d’une immunité accordée par les Américains -n’était-il pas une vieille connaissance d’Allen Dulles, le créateur de la CIA ?

Il s’est installé en Allemagne comme avocat et s’est présenté aux élections locales avec comme programme : l’amnistie des nationaux-socialistes accusés de crimes de guerre. En 1951, il devient porte-parole du FDP, le parti libéral-démocrate allemand, puis député au Bundestag jusqu’en 1976, siégeant parallèlement au Parlement européen de 1964 à 1977, à une époque où ses membres étaient désignés par les gouvernements. Confiant en son impunité, il brigue un poste de Commissaire européen.

En échange d’un accord électoral entre le SPD et FDP qui permet à Willy Brandt de conquérir le pouvoir, il est le candidat officiel allemand pour siéger à la Commission de Bruxelles. Il aurait certainement obtenu ce poste sans l’intervention des époux Klarsfeld qui découvrent qu’ Achenbach s’était personnellement impliqué dans les persécutions raciales auprès de Pétain et de Laval. Du coup, le gouvernement allemand a retiré la candidature à la Commission de Bruxelles de l’ex-nazi.

Reinhard Gehlen (1954)puis Rudolf Diels (1933), Koblenz, Bundesarchiv.Reinhard Gehlen, après avoir été chargé de 1941 à 1945 de « pénétrer la technostructure soviétique » et avoir été impliqué dans la guerre d’extermination déclenchée contre les Slaves, est devenu de 1948 à 1968 chef des services d’espionnage de la République fédérale allemande. Lui aussi a travaillé parallèlement pour la CIA en installant dans toute l’Europe de l’Ouest l’organisation parallèle Stay Behind.

Quant à Rudolf Diels, premier chef de la Gestapo, il a été nommé après la guerre chargé de mission par le gouvernement de Basse-Saxe, puis à la demande des Américains comme fonctionnaire central au ministère de l’Intérieur.

À travers les parcours de cette douzaine de « maudits » retracés par l’auteur, ce livre témoigne, au-delà de la domination de la Realpolitk sur les principes moraux, de la « psychose communiste » qui s’était emparée des Américains au lendemain de la guerre, que l’on peut mettre en parallèle avec le maccarthysme sévissant dans leur pays.

Jean-Pierre Bédéï
Publié ou mis à jour le : 2021-07-25 07:10:01

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