L'Hôtel de la Marine

Le chef-d'oeuvre classique de Gabriel

12 juin 2021 : l’Hôtel de la Marine, place de la Concorde, Paris, ouvre ses portes au public. Cette issue eut paru inespérée il y a dix ans, quand l'état-major de la Marine nationale avait évacué le bâtiment et que le gouvernement avait envisagé de le livrer à un financier pour y aménager un grand bazar commercial. Tous les professionnels et les amoureux du patrimoine s'étaient alors mobilisés et avaient contraint le gouvernement à reculer. Le résultat dépasse toutes les espérances...

Charlotte Chaulin et André Larané

Cour intérieure de l'Hôtel de la Marine. Agrandissement : chambre de l'Intendant Fontanieu (© Didier Plowy - CMN).À travers la verrière, le soleil réchauffe les visiteurs dans la cour de l'ancien intendant du Garde-Meuble royal, loin du tohu-bohu de la place de la Concorde. La façade classique de l'Hôtel de la Marine est bien connue des Parisiens et des touristes mais seuls quelques privilégiés avaient pu jusqu'ici découvrir les décors intérieurs car l'édifice a été longtemps réservé aux militaires. 

Un casque sur les oreilles permet aux visiteurs de se laisser guider à la voix dans les appartements de l'ancien intendant du roi et dans les espaces de réception et d'exposition. L'accompagnement sonore est efficace, avec, dans le casque, plusieurs personnages qui parlent au visiteur mais aussi s'interpellent et plaisantent. Il s'ensuit une plongée d'une heure et demie dans l'univers aristocratique de la fin de l'Ancien Régime, avec son raffinement sans égal (de quoi justifier le prix : 17 euros tout de même)...

Façade de l'Hôtel de la Marine sur la place de la Concorde (Jean-Pierre Delagarde-CMN). Agrandissement : l'Hôtel de la Marine (droite) et l'Hôtel Crillon (gauche) ; entre les deux, la rue Royale (et le restaurant Maxim's)

Une place Royale pour célébrer Sa majesté

Ange-Jacques Gabriel, Premier architecte du Roi (Paris, 23 octobre 1698 ; 4 janvier 1782), partrait par Jean-Baptiste GreuzeC'est entre 1758 et 1774, à la fin du règne de Louis XV, que le maître d'oeuvre Ange-Jacques Gabriel a aménagé la place Louis-Quinze, future place de la Concorde, l'un des lieux parisiens les plus prestigieux et les plus chargés d'Histoire. Premier architecte du roi, Ange-Jacques Gabriel a succédé dans cette fonction à son père Jacques V Gabriel, lequel a hérité la charge de son cousin Robert de Cotte, beau-frère de Jules Hardouin-Mansart, premier titulaire de la charge.

Pour l'aménagement de la place, Gabriel a repris des idées empruntées à ses confrères, dont son rival Jacques-Germain Soufflot, le constructeur de l'actuel Panthéon. La place, l'une des plus vastes du monde (7 hectares), était destinée à mettre en valeur une statue équestre du monarque, à l'extrémité du jardin des Tuileries et au début des Champs-Élysées, dans un lieu qui était encore voué aux champs et à la chasse. À l'ouest, la promenade des Champs-Élysées débouchait sur une étoile, nom donné au point de rencontre de plusieurs pistes forestières. C'est aujourd'hui la place de l'Étoile ! 

La colonnade de l'Hôtel de la Marine (Paris)Baptisée Louis-XV comme il se doit, la place est donc largement ouverte sur les jardins et la Seine. Seul est bâti le côté nord, sous la forme de deux bâtiments monumentaux, dans un style classique à la fois harmonieux et équilibré. Leurs façades jumelles sont ornées d'une double colonnade majestueuse.
• Le bâtiment de droite, qui n'est autre que l'actuel Hôtel de la Marine, est affecté dès 1772 au Garde-Meuble de la Couronne, jusque-là hébergé dans divers hôtels de la capitale. Il sert de lieu d'entreposage et d'exposition de tous les meubles et objets d'art destinés aux demeures royales.
• Le bâtiment de gauche est quant à lui cédé en 1788 à François de Crillon qui lui donne son nom. L'hôtel de Crillon est aujourd'hui l'un des grands hôtels de prestige de la capitale. Il est parfois réquisitionné pour l'accueil des chefs d'État.
• Entre eux deux s'ouvre la rue Royale. Bordée d'immeubles aristocratiques aux façades homogènes, elle relie la place au carrefour du faubourg Saint-Honoré, aujourd'hui place de la Madeleine. 

Vue de la place de la Concorde et du Garde-Meuble, Gillot, estampe, musée Carnavalet - Histoire de Paris. Agrandissement : Pillage du Garde-Meuble le lundi 15 juillet 1789.

En 1770, des festivités sont organisées pour le mariage du Dauphin, futur Louis XVI, et de Marie-Antoinette. Sur la place Louis Quinze alors en travaux, un grand feu d'artifice est offert aux Parisiens le soir du 30 mai. Las, la joie se transforme en pleurs quand plus d'une centaine de personnes sont étouffées dans un mouvement de foule...

La place est rebaptisée place de la Révolution après la chute de la monarchie, en 1792. La guillotine vient y remplacer la statue de Louis XV. Elle  fonctionne sans discontinuer. C’est là que seront en particulier guillotinés Louis XVI le 21 janvier 1793 et la reine Marie-Antoinette le 16 octobre 1793. Quand la Révolution s'assagit, sous le Directoire, elle est rebaptisée sous son nom actuel, très consensuel : place de la Concorde.

Aujourd'hui, elle s'inscrit au milieu de la grandiose perspective qui va du Louvre au quartier d'affaires de la Défense. En son centre, l'obélisque venu d'Égypte, dressé vers le ciel, désigne le coeur du pouvoir politique. C'est qu'à deux pas de la place se situe le palais de l'Élysée, résidence du président de la République, et de l'autre côté de la Seine, l'hôtel Bourbon, siège de l'Assemblée nationale.

Vue de la place de la Concorde aujourd'hui ; au fond, de l'autre côté de la Seine, la façade du Palais-Bourbon, siège de l'Assemblée nationale, à gauche les Tuileries, à droite les Champs-Élysées

L’Histoire traverse l’Hôtel de la Marine

Restitution du cabinet expérimental de l'intendant Fontanieu. Agrandissement : le salon coquin du même intendant (Hôtel de la Marine, Paris)En 1772, l’intendant du Garde-Meuble Pierre-Élisabeth de Fontanieu fait aménager ses propres appartements dans le nouveau Garde-Meuble. Homme des Lumières, féru de science et libertin, il aménage un local avec des automates et aussi un salon coquin tout en miroirs pour ses rencontres extra-conjugales. Les heureux visiteurs peuvent aujourd'hui apprécier l'un et l'autre...  

À partir de 1777, c'est encore lui qui ouvre les collections royales du Garde-Meuble au public. Les premiers mardis du mois, tous les sujets de Sa Majesté peuvent s'extasier dans les salons dorés devant les meubles Riesener (dico) et les joyaux  de la Couronne ! On peut y voir le premier musée d’arts décoratifs du monde.

Le baron Marc-Antoine Thierry de Ville d’Avray succède à Fontanieu en 1784. Il sera le dernier intendant du Garde-Meuble avant que la Révolution ne vienne tout bouleverser. 

Grand cabinet de travail de Thierry de Ville D'Avray (© Didier Plowy - Centre des monuments nationaux). Agrandissement : Chambre de Madame de Ville D'Avray (© Didier Plowy - Centre des monuments nationaux).

Des bals pour célébrer la grandeur de la France

Les salons de réception de l'Hôtel de la Marine (Paris)Des réceptions fastueuses se sont déroulées à toutes les époques dans les salons de réception dorés et magnifiquement ornés qui donnent sur la colonnade de la Concorde. Elles ont fait la fierté de la monarchie comme de l'Empire et de la République.
• Le 27 février 1802 le bal de l’Europe, premier bal depuis la Terreur, marque le retour de la vie mondaine parisienne et met en avant, devant toute l’Europe réunie, la puissance du Premier Consul, Napoléon Bonaparte.
• Le 29 mai 1825, pour légitimer son pouvoir, Charles X renoue avec la tradition en se faisant sacrer roi de France lors d’une cérémonie à Reims à la suite de laquelle il donne de nombreuses réceptions. L’une d’elle se déroule en juin à l’Hôtel de la Marine et le faste de la soirée tend à rappeler celle des bals du Grand Siècle.
• Le 12 février 1866, Napoléon III fait organiser un bal costumé par son ministre de la Marine, le marquis de Chasseloup-Laubat. 3.000 invités prestigieux assistent à une mise en scène grandiose visant à épater le public en vantant les forces de la France : sa Marine et son Empire colonial.
• Le 18 octobre 1893, le ministre de la Marine donne un grand dîner suivi d’un bal pour célébrer l’alliance entre la France et la Russie, à la suite du désastre de la guerre franco-prussienne et de la chute de l’Empire.

Galerie Dorée de l'Hôtel de la Marine (© Didier Plowy - Centre des monuments nationaux).Très vite en effet, le Garde-Meuble, situé au centre de Paris et des lieux de pouvoir, va se trouver impliqué dans les affres de la Révolution. Le 13 juillet 1789, des émeutiers parisiens volent les armes de ses collections et comme il leur manque de la poudre, ils vont le lendemain attaquer la Bastille où ils croient en trouver. Parmi les canons qui bombardent la forteresse figure un canon qui avait été exposé au Garde-Meuble. Il avait été offert au roi peu avant par les émissaires du roi de Siam. 

La suite est connue. Un peu plus tard, en octobre 1789, comme le roi, la Cour et le gouvernement quittent Versailles pour la capitale, le ministre de la Marine s'installe dans une partie du Garde-Meuble et celui-ci sera désormais connu sous son appellation actuelle d'Hôtel de la Marine.

Dans la nuit du 16 au 17 septembre 1792, alors que la monarchie vient d'être renversée et que la capitale est l'objet de massacres et de désordres, des malfrats volent les joyaux de la Couronne qui venaient d'être exposés dans l'Hôtel de la Marine., au total 9000 joyaux parmi lesquels de prestigieux diamants tel le fameux « Régent ». On soupçonnera des ministres girondins d'avoir trempé dans l'affaire. Les trois-quarts seulement seront retrouvés. Ils sont aujourd'hui exposés au Louvre.

Sur ce bureau aurait été signé le décret d'abolition de l'esclavage en 1848L’administration du Garde-Meuble royal disparaît en 1800 pour être remplacée, par Napoléon Bonaparte, par le « Garde-Meuble des consuls » puis le « Mobilier impérial » après son sacre de 1804.

En 1806, le ministère de la Marine occupe la totalité du bâtiment.

Le 27 avril 1848, Victor Schoelcher, sous-secrétaire d’État à la Marine, signe l’acte d’abolition de l’esclavage le 27 avril 1848.

Par ce trou dans un volet de l'Hôtel de la Marine, les soldats allemands tiraient sur les résistants de la rue de Rivoli en août 1944En août 1944, pendant la Libération de Paris, l'Hôtel de la Marine abrite des soldats allemands. On peut encore voir un trou dans un volet du premier étage par lequel ils tiraient sur les soldats français, dans la rue de Rivoli...

En 1989, de façon autrement plus  joyeuse, c’est depuis la colonnade de l’Hôtel de la Marine que le président François Mitterrand et 77 chefs d’État et de gouvernement assistent aux célébrations du bicentenaire de la Révolution.

En 2009, l'Hôtel de la Marine est au coeur d'une polémique : il est question de vendre ce joyau du patrimoine à un promoteur qui souhaite en faire un hôtel de luxe destiné à une clientèle internationale. Devant la mobilisation du monde de la culture et du patrimoine, le gouvernement y renonce finalement.

C'est ainsi que depuis le déménagement de l’état-major de la Marine, fin 2015, le monument est géré par le Centre des monuments nationaux.

Salle à manger de l'intendant de l'Hôtel de la Marine (Paris)Après des années d’un labeur minutieux qui a permis de reconstituer les lieux quasiment tels qu’ils étaient au XVIIIème siècle (et à la manière du XVIIIème siècle, s'il vous plaît, tout a été cousu à la main!), l'Hôtel de la Marine ouvre enfin ses portes au public en 2021. 

Saluons le remarquable travail des restaurateurs qui, grattant couche après couche, ont retrouvé les peintures d'origine, et celui des conservateurs qui ont rapatrié les meubles de l'Hôtel de la Marine grâce aux inventaires précis dont ils disposaient. 

Mention spéciale pour la salle à manger des appartements de l'intendant : on dirait que les convives viennent tout juste de quitter la pièce ! Huîtres, radis, noix, pêches, figues, poires... on serait tenté de piquer dans les denrées étalées sur la nappe brodée. De quoi ravir les amateurs d'art et d'Histoire.

Publié ou mis à jour le : 2021-06-28 06:51:37
Marie-Pierre Coast (31-08-2022 16:18:51)

Bonjour
Merci pour cet article auquel j'aimerais apporter une précision : Si Gabriel a bien conçu le projet de la place dans son ensemble et l'a fait exécuter, c'est son adjoint Nicolas Potain (1719-1790) qui a dessiné et exécuté les deux bâtiments du nord de la place, comme l'indique M. Thiery dans son "Almanach du voyageur à Paris" de 1784.

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