Gustave Flaubert est né le 12 décembre 1821 à Rouen. Dans le cadre de ce bicentenaire, la cité normande ouvre la saison post-Covid avec une exposition consacrée à son œuvre la plus exubérante, Salammbô. C’est au musée des Beaux-Arts de Rouen, jusqu’au 19 septembre 2021. L’exposition gagnera ensuite le MUCEM de Marseille puis le palais du Bardo, à Tunis.
On y découvre une floraison d’images, de peintures, de sculptures et aussi de vidéos et d’extraits d’opéras. C’est la preuve que ce roman a nourri l’imaginaire des artistes de la Belle Époque et aussi inspiré les dessinateurs de la BD et les auteurs de science-fiction.
Quoi de neuf ? Salammbô ! Ce mot mystérieux et barbare se réfère au deuxième roman de Gustave Flaubert. Celui-ci en a publié en tout et pour tout trois ou quatre, mais qui lui ont valu une renommée universelle et restent d’une brûlante actualité.
Le premier, Madame Bovary, est paru en feuilleton en 1857, à l’apogée du Second Empire, l’époque sans doute la plus féconde de l’Histoire de France ! Flaubert, qui vivait en rentier à Rouen grâce à la fortune familiale, avait déjà 35 ans. Son roman connut un succès immédiat et lui valut même un procès, fait rarissime dans les annales de la littérature. Ce roman raconte l’histoire d’une petite provinciale qui rêvait d’amour et en est morte. Mais ce serait à ce jour le roman le plus souvent adapté au cinéma et à la télévision (une vingtaine d’adaptations) !
Quelque peu grisé par son succès, Flaubert s’est remis à la tâche, à sa manière laborieuse, avec une nouvelle histoire sentimentale mais dans un tout autre genre. Ses lecteurs sont impatients. Il faut dire que leurs sens ont déjà été aiguisés par la sortie triomphale le 3 avril 1862 des Misérables par l’illustrissime Victor Hugo.
Quand Flaubert publie son roman huit mois plus tard, le jeudi 27 novembre 1862, la surprise est de taille : nous voilà deux mille ans plus tôt, de l’autre côté de la Méditerranée, « à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar ».
Le romancier n’a pas besoin d’expliquer à ses lecteurs qui est Hamilcar. En ces temps obscurs, où le baccalauréat n’était décerné qu’à une poignée d’élèves méritants, les lecteurs de romans étaient tous pétris de culture classique. Ils savaient ainsi qu’Hamilcar Barca et son fils Hannibal étaient deux généraux au service de Carthage, une cité située dans les faubourgs de l’actuelle Tunis et rivale de Rome.
Les deux cités se sont affrontées pendant près d’un siècle, de 263 à 146 av. J.-C., au cours de trois guerres dites « puniques », d’après l’autre nom donné aux Carthaginois. Vaincue et rasée jusque dans ses fondations, Carthage abandonne à Rome la Méditerranée occidentale, et, dans la foulée, avec bien plus de facilité, les légions allaient aussi s’emparer de la Méditerranée orientale et hellénistique.
Mais notre romancier n’a cure de ces exploits guerriers. Il ne retient des guerres puniques qu’un épisode périphérique et néanmoins dramatique, la guerre des mercenaires, qualifiée par les Carthaginois eux-mêmes de « guerre inexpiable » (241-238 av. J.-C.). Elle survient pendant qu’Hamilcar combat en Sicile contre Rome. Le Conseil qui dirige Carthage craint un soulèvement de ses mercenaires, dans l’attente de leur solde. Il tente de les amadouer avant de confier à Hamilcar, à son retour de Sicile, le soin de les exterminer. Ce sera fait dans le défilé de la Hache, au sud de la cité, au prix de 40 000 morts. Il s’ensuit un net affaiblissement de Carthage, car la cité ne peut compter comme Rome sur une armée de citoyens et doit coûte que coûte recruter des mercenaires.
Pour planter le décor de son roman, Flaubert a lu et annoté tout ce qui a été écrit par les auteurs anciens et modernes sur les guerres puniques, au total une centaine de livres. Il a beaucoup emprunté à l’Histoire romaine (1831) du grand historien Jules Michelet, par ailleurs son ami, mais s’est gardé de reprendre ses thèses douteuses sur une lutte entre les races indo-germanique et sémitique pour la domination du monde !
Il est enfin allé en avril 1858 en Tunisie, alors sous domination ottomane. Mais il n’y a rien découvert de tangible, sinon des impressions et une atmosphère qui vont nourrir le style flamboyant de son roman, déjà très éloigné du romantisme et proche du symbolisme et du décadentisme de la fin du siècle. Il va toutefois susciter un regain d'intérêt pour les recherches archéologiques sur le site de Carthage...
Le résultat est saisissant et l’on se voit soi-même au milieu des mercenaires, les yeux brillant de curiosité, à l’image des Carthaginois en goguette dans le camp.
La description du festin des mercenaires dans le jardin d’Hamilcar donne un bel aperçu du style et de l’atmosphère dès la première page du roman : « Les capitaines, portant des cothurnes de bronze, s'étaient placés dans le chemin du milieu, sous un voile de pourpre à franges d'or, qui s'étendait depuis le mur des écuries jusqu'à la première terrasse du palais ; le commun des soldats était répandu sous les arbres, où l'on distinguait quantité de bâtiments à toit plat, pressoirs, celliers, magasins, boulangeries et arsenaux, avec une cour pour les éléphants, des fosses pour les bêtes féroces, une prison pour les esclaves. Des figuiers entouraient les cuisines ; un bois de sycomores se prolongeait jusqu'à des masses de verdure, où des grenades resplendissaient parmi les touffes blanches des cotonniers ; des vignes, chargées de grappes, montaient dans le branchage des pins : un champ de roses s'épanouissait sous des platanes ; de place en place sur des gazons, se balançaient des lis ; un sable noir, mêlé à de la poudre de corail, parsemait les sentiers, et, au milieu, l'avenue des cyprès faisait d'un bout à l'autre comme une double colonnade d'obélisques verts.
Le palais, bâti en marbre numidique tacheté de jaune, superposait tout au fond, sur de larges assises, ses quatre étages en terrasses. Avec son grand escalier droit en bois d'ébène, portant aux angles de chaque marche la proue d'une galère vaincue, avec ses portes rouges écartelées d'une croix noire, ses grillages d'airain qui le défendaient en bas des scorpions, et ses treillis de baguettes dorées qui bouchaient en haut ses ouvertures, il semblait aux soldats, dans son opulence farouche, aussi solennel et impénétrable que le visage d'Hamilcar. »
Les lecteurs du Second Empire ne s’y sont pas trompés et ont fait un triomphe au roman et à l’histoire d’amour tragique entre Salammbô, la fille d’Hamilcar, et Mathô, le chef des mercenaires révoltés.
Mathô s’étant emparé du manteau de la déesse Tanit, protectrice de la cité, le grand prêtre, qui a deviné l’amour que Mathô porte à Salammbô, demande à celle-ci d’aller dans sa tente réclamer la relique.
Le guerrier tombe aux pieds de la jeune femme et devient un enfant devant elle. Tout cela finit très mal comme il se doit.
Flaubert a souhaité que les lecteurs puissent interpréter à leur guise les images de son roman et il a refusé par avance toute adaptation artistique, hormis peut-être un opéra, car lui-même était grand amateur de ce genre musical. « Ah ! Qu’on me le montre, le coco qui fera le portrait d’Hannibal et le dessin d’un fauteuil carthaginois ! Il me rendra grand service. Ce n’était guère la peine d’employer tant d’art à laisser tout dans le vague, pour qu’un pignouf vienne démolir mon rêve par sa précision inepte », écrit-il à son ami Jules Duplan le 24 juin 1862.
Il n’empêche que, dès 1869, le sculpteur Prosper d’Épinay présente un groupe en bronze intitulé L’Enfance d’Hannibal. Il illustre un extrait de Salammbô où un esclave raconte à Hamilcar un exploit de son jeune fils : « L’autre lune, croirais-tu, il a surpris un aigle ; il le traînait, et le sang de l’oiseau et le sang de l’enfant s’éparpillaient dans l’air en larges gouttes, telles que des roses emportées. La bête, furieuse, l’enveloppait du battement de ses ailes ; il l’étreignait contre sa poitrine, et à mesure qu’elle agonisait ses rires redoublaient, éclatants et superbes comme des chocs d’épées. » L’œuvre a été réinterprétée un peu plus tard par Antoine Bourdelle (La première victoire d'Hannibal). Bien enlevée et saisissante de vie, elle fait l’ouverture de l’exposition rouennaise.
Après la mort de Flaubert, le 8 mai 1880, les artistes s’emparent du personnage de Salammbô, tout à fait dans l’esprit fin de siècle et Art nouveau. Qui, mieux que la prêtresse de Tanit, dans ses drapés exubérants, pourrait exprimer l’hubris et le trouble de l’époque ?
Le 19 février 1890, le compositeur Ernest Reyer crée l’opéra éponyme au théâtre de la Monnaie, à Bruxelles, avec, dans le rôle principal, Rose Caron (la cantatrice est aussi connue pour avoir été une tendre amie du Tigre, Georges Clemenceau).
Alfons Mucha réalise une magnifique affiche pour la création parisienne de l’opéra.
Le cinéma, bien sûr, s’empare du sujet. On y retrouve le pire (Sergio Grieco, 1960) et le meilleur (Pierre Marodon, 1925).
Plus surprenant est l’arrivée de Salammbô dans la bande dessinée. Philippe Druillet, créateur de la revue Métal Hurlant en 1975, découvre dans le roman de Flaubert tout un imaginaire qu’il va représenter sous forme de planches détaillées à l’extrême. Le personnage va aussi inspirer la science-fiction et les grands films du genre, en particulier La Guerre des étoiles.
Cent cinquante ans après, il nous reste encore quelque chose de Salammbô. Sa magie continue d’opérer. Une bonne raison pour se plonger (ou se replonger) dans le roman.
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