On imagine souvent Venise au XVIIIe siècle comme une ville culturelle et touristique. Pourtant, c’est aussi une ville dont il faut nourrir les habitants au quotidien ! C’est sous cet angle nouveau de l’approvisionnement en produits de la mer que Solène Rivoal nous propose de redécouvrir l’histoire de la Sérénissime.
Entre moyen de subsistance indispensable, bien économique et ressource naturelle à protéger, le poisson et sa gestion dans la Venise du XVIIIe nous rappelle des questions bien contemporaines...
Effectivement, le poisson n’est pas un objet d’étude classique pour les historiennes et les historiens, surtout pour Venise. L’image qu’on a de cette ville au XVIIIe siècle est davantage celle qui accueille le Carnaval, une ville seulement peuplée de nobles européens qui y séjournent dans le cadre du Grand Tour. Ce sont donc les pratiques culturelles, touristiques ou artistiques qui ont souvent retenu l’attention pour le XVIIIe siècle vénitien, et l’image d’une ville endormie voire décadente jusqu’à l’arrivée de Napoléon en 1797 persiste.
Pourtant, c’est une ville dynamique avec environ 140 000 habitants qui travaillent, organisent leur ravitaillement quotidien, créent de nouvelles lois et de nouvelles organisations économiques. En partant de l’étude des produits de la mer, on peut faire une histoire de la ville qui relie tous ses habitants et habitantes : tous et toutes, nobles ou artisans, mangent du poisson à Venise, même s’il s’agit d’espèces différentes.
Partir d’un objet non-humain permet aussi de s’éloigner des normes pour se concentrer sur les pratiques, sur ce que font les gens pour approvisionner la ville. Parfois, les historiens et historiennes ont identifié les normes des circuits économiques et cherchaient ensuite les écarts avec les pratiques, en appelant les différences “corruption” ou commerce “illégal” ou “informel”. J’ai préféré chercher les interactions entre ceux qui font les règles et celles et ceux qui les appliquent ou les contournent en montrant qu’on ne peut pas étudier l’un sans l’autre si on veut avoir une vision d’ensemble de ces mécanismes d’approvisionnement.
Dans les sources institutionnelles, les acteurs professionnels sont tous appelés “pêcheurs vénitiens” mais en réalité, cette expression désigne des travailleurs très différents. Les pêcheurs forment des communautés qui regroupent des grands patrons qui possèdent plusieurs barques, des gérants d’exploitations piscicoles, des employés ou encore des ramasseurs de crabes. Ces communautés sont gérées par des chefs élus qui ont une relation directe avec les autorités, notamment les petits officiers qui surveillent la lagune et les places de marché. De manière surprenante, les femmes sont absentes des sources vénitiennes, que l’on cherche sur les barques ou derrière les étals, alors que la figure de la poissonnière parisienne ou londonienne est très présente : je suis bien décidée à comprendre pourquoi dans mes prochaine recherches !