La France périphérique

Comment on a sacrifié les classes populaires

29 octobre 2022. Géographe classé à gauche, Christophe Guilluy a mis en lumière la fracturation de la société française, sous l'effet de la mondialisation libérale et du multiculturalisme, avec des classes populaires qui se séparent selon des critères sociaux, culturels et ethniques, dans le livre : Fractures françaises (François Bourin, 2010, réédition : Champs, 2013). Il récidive quatre ans plus tard avec un essai engagé : La France périphérique, Comment a-t-on sacrifié les classes populaires (Flammarion, 2014) puis avec Le crépuscule de la France d'en haut (Flammarion, 2016) et Les dépossédés (Flammarion, 2022).

Trahison des élites

Fractures françaises, Christophe Guilluy, Champs, 2010/2013

Non sans courage, le géographe dénonce dans ces essais le cynisme et la trahison des classes dirigeantes de gauche comme de droite : « La posture républicaine ne doit pas tromper, la réalité est que nos classes dirigeantes sont pour l'essentiel acquises au modèle multiculturel et mondialisé » (La France périphérique, page 9) (note).

Dans les métropoles, qui absorbent une part croissante des richesses, la bourgeoisie a conclu une alliance paradoxale avec les groupes immigrés qui lui assurent le monopole du pouvoir en échange de la paix sociale.

Écartés des centres-villes métropolitains et des banlieues proches, les Français modestes sont quant à eux abandonnés à leur sort dans les zones rurales et les petites villes. Ils subissent de plein fouet les effets de la crise (désindustrialisation, fermeture des services de proximité, des écoles aux tribunaux). « La réalité est imparable : les catégories populaires, déjà peu mobiles, sont désormais piégées sur des territoires éloignés des zones qui créent l'emploi » (LFP, page 123).

Ces Français voient leurs enfants peu à peu prolétarisés. C'est tout bénéfice pour les classes dirigeantes, dont les enfants n'ont pas plus à craindre la concurrence des pauvres que des immigrés dans les filières d'études les plus performantes. De fait, toutes les études témoignent d'un arrêt de l'ascenseur social.

Délaissés par les gouvernants, les « petits Blancs » se détournent d'un État-providence qui, au lieu de soutenir les plus déshérités d'entre eux, privilégie les nouveaux arrivants : « L'immense majorité des Français est convaincue de la nécessité de construire du logement social mais comme ce type de logement tend à se spécialiser dans l'accueil des populations immigrées, on fera tout pour limiter son développement. Le paradoxe peut être ainsi résumé : alors même que les besoins en logements sociaux et en prestations n'ont jamais été aussi forts, les Français, notamment les plus modestes, préfèreront restreindre le champ d'action d'un État-providence soupçonné d'aider prioritairement les immigrés » (LFP, page 170).

Le cynisme des uns et la résignation des autres accélèrent le délitement de la nation sans pour autant conduire au rêve irénique d'une humanité United Colors of Benetton. « La montée de l'abstention et du populisme est présentée comme un rejet du politique ou des partis. Elle est en réalité l'illustration d'un décalage croissant entre la réalité et les représentations qui influencent le discours des partis politiques » (Fractures françaises, page 15).

On peut tempérer le propos de l'auteur en observant que les classes populaires de la France périphérique n'incluent pas seulement des « petits Blancs » mais aussi bon nombre d'immigrés plutôt bien assimilés qui souffrent tout autant que les premiers du chômage et de l'insécurité sociale. Quant à la classe dominante, elle ne se réduit pas au centile le plus riche mais s'étend à la petite bourgeoisie intellectuelle, qui vit dans la précarité matérielle mais est imprégnée des mêmes valeurs (libéralisme, mobilité, réseau) et garantit la cohésion du système à travers les médias et l'administration. Cet ensemble très divers, que le politologue Jérôme Saint-Marie qualifie de « bloc élitaire », représente pas loin d'un tiers de la population nationale.

Préférence communautariste

L'auteur s'interroge sur la représentation phantasmée de la banlieue comme ghetto ethnique, apparue en septembre 1979, à la faveur des émeutes de Vaulx-en-Vélin, près de Lyon : « La comparaison de la situation banlieusarde à celle des ghettos noirs américains est à l'origine d'un grand malentendu sur la question des minorités ethniques en France. Aux États-Unis, la population noire représente une part stable, environ 12% de la population, qui n'a pratiquement pas évoluée depuis deux siècles. Il s'agit donc d'une minorité structurelle. La situation est précisément inverse en France où la part des minorités visibles en France augmente régulièrement pour constituer, ici ou là, des minorités relatives, voire des majorités relatives. Cette dynamique est d'autant plus remarquable qu'elle est portée par une immigration récente et un accroissement naturel important » (FF, page 54).

Il est vrai que dans les « quartiers », aujourd'hui, la référence raciale (Blancs, Noirs, Turcs...) prime sur la référence sociale et ce racialisme a été aussi intériorisé par les élites, comme le montrent les propos du député-maire d'Évry Manuel Valls à son directeur de cabinet, sur un marché de sa ville, le 8 juin 2009 : « Belle image de la ville d'Évry ! Tu me mets quelques Blancs, quelques Whites, quelques Blancos » (FF, page 66). « Le fait d'être ou non français pèse ainsi de moins en moins face au sentiment d'appartenance culturelle ou ethnique » (FF, page 67).

Dans les « quartiers », les rivalités inter-ethniques et l'économie souterraine, fondée sur les trafics illicites, poussent les habitants, quels qu'ils soient, à déménager sitôt que leur élévation sociale le leur permet. Il s'ensuit que ces « quartiers » se caractérisent par une extrême mobilité sociale, aux antipodes de l'image de ghetto que leur collent les médias. C'est en particulier le cas de la Seine-Saint-Denis, au coeur de la région la plus riche de France. D'où le « paradoxe du 93 » : un taux de pauvreté et de chômage qui n'évolue pas pour la simple raison que les habitants les mieux intégrés s'empressent de quitter le département et sont aussitôt remplacés par de nouveaux immigrants plus pauvres et plus illettrés que tous les précédents ! À côté de cela, ce département jouit d'une espérance de vie supérieure à celle de la France rurale ! 

« Souvent présentés comme culturellement relégués, ces quartiers sont en réalité au coeur de la dynamique de mondialisation des métropoles... L'éloignement géographique était de fait plus important pour un Breton arrivant à Paris au XIXe siècle, que pour un Algérien vivant actuellement à Marseille ou à Roubaix. À l'heure des compagnies low-cost, d'Internet et des TV satellitaires, le déracinement devient relatif et ce d'autant plus que l'immigration familiale favorise les regroupements dans des espaces culturels proches de celui du pays d'origine » (FF, pages 43-44).

Contredisant les propos convenus sur le mauvais sort fait aux banlieues métropolitaines, Christophe Guilluy souligne que celles-ci sont en définitive bien plus avantagées que les zones rurales et les petites villes : « Les métropoles sont devenues des centres prescripteurs pour l'ensemble des territoires. Cette domination culturelle et politique des centres fait ressortir encore davantage l'invisibilité culturelle et politique des périphéries périurbaines et rurales » (FF, page 105).

« Aveuglés par la thématique du ghetto et par les tensions inhérentes à la société multiculturelle, on oublie souvent que les rares ascensions sociales en milieu populaire sont aujourd'hui le fait de jeunes issus de l'immigration » (LFP, page 44)... En Grande-Bretagne, où sévit le même phénomène, le ministre des Universités et de la Science en est venu à réclamer une discrimination positive en direction des jeunes blancs de la « working class ».

Fin des classes moyennes, fin du monde rural ?

La France périphérique, Comment on a sacrifié les classes populaires (Christophe Guilluy, 2014, Flammarion) Christophe Guilluy constate la disparition de facto des « classes moyennes » : « Employé dans le cadre de la politique de la ville, le concept revêt une dimension ethnoculturelle et sert en réalité le plus souvent à désigner les blancs ; ceux qui ont quitté les quartiers sensibles » (LFP, page 18).

« Il est frappant de constater que la France pavillonnaire, celle des espaces périurbains et ruraux, est identifiée comme celle des classes moyennes. Ainsi, et alors même que ces espaces ouvriers et populaires se caractérisent par l'importance des ménages précaires et pauvres, l'identification à la classe moyenne y reste forte, comme si le seul fait de vivre à l'écart des quartiers sensibles participait à la définition d'un statut social » (FF, page 84).

De la même façon, l'auteur constate la disparition de la « France rurale » : l'indicateur de fragilité sociale, qu'il a créé avec le géographe Christophe Noyé, révèle au lieu de cela une « France périphérique » (majoritaire) face à la France métropolitaine. « Les dynamiques de gentrification et d'immigration ont donné naissance à des territoires très clivés, favorisant ainsi une inégalité sociale et culturelle sans précédent » (LFP, page 34).

Mais qui se soucie de cette France périphérique ? « Pour les élites, elle n'existe plus. Cette France populaire, industrielle et rurale a vécu ; au mieux, il s'agit d'une France minoritaire et vieillie, qui s'accroche encore mais qui est condamnée à disparaître. Le problème est que cette France en voie de disparition est majoritaire  » (FF, page 107).

Il s'ensuit des tensions et parfois des explosions de colère, comme celles des Bonnets rouges (2013), au fin fond de la Bretagne rurale, ou encore de Notre-Dame-des-Landes ou du barrage Sivens. Mais elles sont circonscrites pour l'heure par le vieillissement de la population. « Paradoxalement, c'est le vieillissement du corps électoral qui permet de maintenir artificiellement un système politique peu représentatif, les plus de 60 ans étant en effet ceux qui portent massivement leurs suffrages vers les partis de gouvernement » (LFP, page 72).

Notons que l'opposition entre une France métropolitaine (urbaine) et une France périphérique et délaissée (provinciale) n'est pas aussi nette qu'il y a paraît. De grandes régions métropolitaines comme Douai sont très affectées par la désindustrialisation tandis que des régions rurales comme la Drôme s'en sortent plutôt bien grâce au tourisme et à l'installation de nombreux « bobos ». Cela dit, il reste facile d'identifier les territoires privilégiés et les autres comme le rappelle Christophe Guilluy...

Droite et gauche utilisent chacune à leur façon le vote ethnique. « N'oublions pas que les entrées d'immigrés sur le territoire national n'ont jamais été aussi élevées que sous l'ère Sarkozy » en dépit d'un « discours frontiste » qui jouait le « petit Blanc » contre l'immigré et le musulman (page 98). De son côté, « François Hollande, envisagé comme rempart à l'islamophobie et à la négrophobie de la droite, obtient des scores de maréchal chez les musulmans, dans toutes les banlieues et dans les DOM-TOM » (LFP, page 98) !

« Il est vrai qu'il est plus facile de résister à un péril fasciste qui n'existe pas que de s'interroger sur les effets réels de la mondialisation et du séparatisme au sein de milieux populaires » (FF, page 173).

Avantage aux classes dirigeantes

Le géographe constate - et peut-être surestime - l'aspiration au séparatisme des populations confrontées à l'immigration : « Ce séparatisme territorial est perçu par les couches supérieures au mieux comme une faute morale, au pire comme la preuve du racisme inhérent aux classes populaires. Elles ne comprennent pas qu'il s'agit en réalité d'une réponse pragmatique et pacifique à l'évolution démographique. Car contrairement aux idées reçues, se séparer revient précisément à éviter la guerre » (LFP, page 151).

Pour lui, l'aspiration à la mobilité généralisée est une illusion qui profite seulement aux élites : « Plébiscitée par les élites, l'hypermobilité est le fait des classes supérieures, une mobilité financée pour partie par... les catégories modestes » (LFP, page 118).

Impitoyable, Christophe Guilluy retourne contre les classes dirigeantes l'accusation de communautarisme : « À l'heure où les classes populaires sont régulièrement sermonnées pour leur popularisme, leur racisme, voire leur communautarisme, il apparaît que les couches supérieures (des riches aux bobos) pratiquent de plus en plus une forme de communautarisme qu'elles refusent aux plus modestes » (LFP, page 133) (note).

Dans les métropoles, elles s'approprient ainsi les quartiers précédemment occupés par les ouvriers et les employés, selon le processus dit de gentrification. « Alors que les discours incantatoires sur le manque de logements sociaux n'ont jamais été aussi présents, rares sont les politiques qui s'émeuvent aujourd'hui de la conquête par une petite bourgeoisie du parc privé social des grandes villes... Le changement de destination d'un parc de logements occupé depuis deux siècles par des catégories modestes est d'autant moins dénoncé qu'il bénéficie aux catégories supérieures et aux prescripteurs d'opinions » (FF, page 96).

« Si l'immigration présente un intérêt certain pour le patronat (dumping social, pression à la baisse des salaires, affaissement de la protection sociale), en revanche, on ne souligne pas assez un autre aspect de cette nouvelle exploitation, qui permet d'offrir un train de vie bourgeois aux nouvelles couches supérieures sans en payer véritablement le prix. La nounou et la femme de ménage immigrées, et parfois sans papiers, ne ponctionnent que marginalement le budget des cadres. De la même manière, c'est bien grâce à l'exploitation en cuisine des immigrés que le bobo peut continuer à fréquenter assidûment les restaurants pour une note assez modique » (FF, page 99). Et c'est afin de loger les petites mains immigrées nécessaires au confort de la nouvelle bourgeoisie que l'on va maintenir un logement très social dans les métropoles...

« On comprend dans ce contexte l'attachement de plus en plus marqué des classes dominantes des pays développés à une diversité qui rend acceptables les inégalités en faisant disparaître toute concurrence. La lutte des classes pour l'égalité sociale laisse ainsi la place à un combat pour la diversité et à une légitimation de l'inégalité » (FF, page 102).

Et pour souligner la violence des nouveaux rapports sociaux, Christophe Guilluy renvoie les classes dirigeantes de tous bords à leurs invariants : 

« En réalité, il est frappant de constater que la nouvelle bourgeoisie, souvent de gauche, s'inscrit dans la droite ligne de la bourgeoisie traditionnelle qui ne pouvait percevoir les classes populaires que comme des classes dangereuses, incultes et infantiles qu'il fallait éduquer de toute urgence. Sur ce point, rien n'a changé » (LFP, page 157).

André Larané
Publié ou mis à jour le : 2024-01-06 19:43:32

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