Leur nom a changé plusieurs fois, mais c’est sous les trois lettres glaçantes « KGB » que les services secrets soviétiques resteront dans l’Histoire. De la Tchéka de Lénine au FSB sur lequel s’appuie Poutine, en passant par la GPU (Guépéou), le NKVD, le MGB, puis le KGB c’est toute l’histoire effrayante d’un des piliers du pouvoir soviétique et russe que nous raconte le journaliste Bernard Lecomte dans son livre KGB, la véritable histoire des services secrets soviétiques (Perrin, 376 pages, 23€, 20 août 2020).
Avec elle, celles de ses figures sanguinaires Dzerjinski, Iagoda, Iejov, Beria, médiocres apparatchiks cyniques avides de pouvoir qui, sous la férule de Lénine puis de Staline ont fait déporter ou exécuter des millions de personnes considérées comme « ennemis du peuple », « saboteurs », « traîtres », « contre-révolutionnaires », avant d’être exécutés eux-mêmes, dévorés par la machine totalitaire qu’ils faisaient tourner à plein régime et victimes de la paranoïa de Staline.
La police politique a été le bras armé du régime communiste sans discontinuer. Ses agents étaient recrutés selon des critères énoncés par Dzerjinski, le premier chef de la Tchéka : « des camarades déterminés, durs, solides, sans états d’âme, prêts à se sacrifier pour le salut de la Révolution. »
Et l’un de ses adjoints ajoutait : « La Tchéka n’est ni une commission d’enquête ni un tribunal. C’est un organe de combat dont l’action se situe sur le front intérieur de la guerre civile. Il ne juge pas l’ennemi, il le frappe. » Qu’importe que ses victimes soient coupables ou innocentes puisque comme l’affirmait Lénine « dire la vérité est une habitude de petit bourgeois. »
Staline créa même des quotas d’arrestations, d’exécutions et de déportations. Une morbide « politique du chiffre » sans cesse en augmentation pour nourrir la machine sanglante de la répression et diffuser la terreur. En moins de dix-huit mois, le NKVD a fusillé 750 000 suspects sous les ordres de Iejov.
Le KGB estimera lui-même à 19 millions le nombre de personnes arrêtées entre 1935 et 1940, les purges n’épargnant pas les dirigeants du parti communiste. Mais au-delà de cette comptabilité macabre, ce livre nous instruit sur des aspects plus méconnus des activités du KGB. À commencer par ses réseaux internationaux dont il tirait les ficelles dans l’ombre à travers ce qu’on appellera des « compagnons de route ».
L’homme-orchestre inconnu
Un personnage, inconnu du grand public, en a été l’homme-orchestre : Willi Münzenberg, un Allemand, fervent admirateur de Lénine, qui ne ménagera pas sa peine dans son pays pour recruter des soutiens aux bolcheviques. Il fonde ainsi l’Aide internationale ouvrière qui enrôle des étudiants, des intellectuels sympathisants afin de soutenir la révolution russe en organisant des colloques scientifiques, des manifestations culturelles, et des soupes populaires.
Münzenberg est à l’instigation également du « Secours rouge international », chargé de venir en aide à la population russe affamée, et qui « attire plus de jeunes idéalistes et intellectuels engagés que tous les meetings marxistes de l’époque » ; il s’immisce dans l’affaire Sacco et Vanzetti aux États-Unis en créant un vaste mouvement d’opinion contre la justice américaine.
Münzenberg monte également tout un réseau de maisons d’édition en Allemagne lui permettant de financer ses activités de propagande mais aussi de gagner beaucoup d’argent et « d’être en mesure d’entretenir une kyrielle d’agents secrets, espions patentés et autres informateurs de la GPU et du GRU (renseignement militaire russe) ». Il crée la Ligue mondiale contre l’impérialisme qui tient congrès à Bruxelles en 1928, manœuvre aussi dans tous les mouvements pour la paix à l’image du comité Amsterdam-Pleyel réunissant des intellectuels français.
Ce « communicant exceptionnel » mobilise aussi sur l’antifascisme, séduisant ainsi à des degrés divers des plumes aussi prestigieuses que Dos Passos, Malraux, Hemingway, Brecht, Romain Rolland, Barbusse ou Koestler, entre autres. « Le génie de Münzenberg est d’avoir durablement ancré dans les esprits qu’il ne pouvait pas y avoir d’autre choix : si on lutte contre le fascisme, on est forcément du côté de l’URSS… », écrit Lecomte.
Deuxième point fort du livre : la lutte KGB-CIA. Aussi surprenant que cela puisse paraître, il a fallu attendre 1946 pour que les États-Unis prennent la mesure des infiltrations des espions soviétiques sur leur sol, y compris au sein des hautes sphères politiques. La réaction prit alors la forme paranoïaque du maccarthysme, et, l’année suivante, de la naissance de la CIA, chargée de fournir des renseignements sur l’URSS et ses agissements à travers le monde, principalement en Europe, en complément du FBI qui gérait le contre-espionnage sur le territoire américain.
Dans le contexte de la guerre froide, les services secrets soviétiques se sont réorganisés sous l’ère Khrouchtchev. « Si on ne fusille plus à tort et à travers, pour un oui ou pour un non (…) dans le plus grand secret, le KGB ne cessera plus de se développer -en effectifs, en compétences et en opérations plus ou moins légales », observe Lecomte. Et il sera notamment à l’œuvre pour mater les insurrections en Hongrie et en Tchécoslovaquie selon des mécanismes précisément décrits dans le livre.
« La guerre froide, justement parce qu’elle condamnait les deux superpuissances nucléaires à ne pas s’affronter directement sous peine d’apocalypse, a poussé ces deux services secrets concurrents à se développer, se perfectionner et se professionnaliser jusqu’à devenir de véritables armées virtuelles », constate l’auteur. Les agents du KGB n’ont plus rien à voir alors avec les tchékistes.
La section spéciale du KGB
Enfin, l’ouvrage -et c’est peut-être sa partie la plus intéressante- pointe les déstabilisations qui vont secouer le KGB. À commencer par le phénomène des dissidents soviétiques qui, à partir des années 1960, bien que réprimés systématiquement, provoquent des réactions en chaîne.
« Ce que le KGB n’a pas prévu, c’est que chaque nouvelle condamnation suscite de nouvelles vagues d’indignation et de manifestations publiques… qui débouchent sur de nouvelles arrestations et de nouveaux procès qui suscitent à leur tour des rassemblements, des protestations écrites et des démarches auprès des journaux dénonçant cette répression inique », analyse l’auteur.
Une section spéciale du KGB est donc créée pour faire face à cette opposition récurrente. Mais l’aura internationale de dissidents comme Soljenitsyne et Sakharov gêne le Kremlin, dérouté par le concept de « droits de l’homme ».
La véritable déstabilisation du KGB viendra de l’avènement de Mikhaïl Gorbatchev au pouvoir en 1985. Il n’est pas un idéologue et ne se contente pas des rapports plus ou moins fallacieux des agents des services secrets habitués à flatter la politique du gouvernement de peur d’être renvoyés.
La perestroïka (la restructuration) et la glasnost (la transparence) sont à l’ordre du jour. Elles remettent en cause le fonctionnement du KGB, cet État dans l’État. « Un monde s’écroule », juge Lecomte. Mais le KGB fait de la résistance et fomente un putsch visant à destituer Gorbatchev.
La conjuration, dont le livre retrace minutieusement les coulisses, tourne au fiasco. Gorbatchev dissout le KGB en octobre 1991. Mais son successeur à la tête du pays, Boris Eltsine, crée une « Agence fédérale de sécurité », car pour lui « il est tout simplement inconcevable qu’un État comme celui qu’il préside puisse se passer d’une police politique », qui prendra le nom en 1995 de Service fédéral de Sécurité (FSB).
Et comme si le pays n’en avait jamais fini avec le KGB, c’est un de ses anciens officiers, Vladimir Poutine, qui est à la tête de la Russie depuis 1999.
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