Être sourd au Moyen-Âge

Réalité et perception de la surdité

3 août 2020. Si les sourds ont toujours existé, leur histoire est très mal connue. Dans sa version la plus courante, l’histoire des sourds de France commence avec l’Abbé de l’Epée, fondateur de la première école pour les sourds au monde, à Paris en 1760, et est ensuite marquée par l’interdiction de la langue des signes dans l’éducation en 1880. Pour les non-spécialistes, leur histoire se résume donc à l’époque moderne et contemporaine.

Dans son mémoire, Megan Kateb a décidé d’aller au-delà de cette histoire, pour retrouver le quotidien des sourds du Moyen-Âge, dans l’espace euro-Méditerranéen, de l’Occident chrétien à l’Empire Ottoman en passant par l’Empire islamique. Elle nous fait découvrir une vie quotidienne pas si différente du reste de la population...

Dans votre mémoire, vous avez fait le choix d’une période très longue, dix siècles, et d’un espace extrêmement vaste. Les sourds étaient-ils perçus de la même manière partout et durant tout le Moyen-Âge ?

Des deux côtés de la Méditerranée, la situation des sourds était étonnamment assez semblable ! Nous pouvons relever deux sortes de surdité dans les écrits religieux : ce qu’on appelait la « surdité de l’âme », le refus d’entendre la voix de Dieu, qui, elle, était blâmée, et la surdité physique souvent perçue comme un châtiment divin punissant les pécheurs et leurs familles ou au contraire comme une bénédiction récompensant les miraculés retrouvant l’audition.

Médicalement, les médecins sont unanimes, la surdité de naissance ou celle survenue il y a plus de 2 ans sans amélioration ne se soignent pas : elles sont du ressort du divin. Cependant, nous pouvons trouver de nombreux traitements astringents ou apaisants pour d’autres maux d’oreilles comme les acouphènes par exemple.

Les interdictions légales qui pesaient sur les sourds, sont peu nombreuses et étaient, elles aussi, similaires des deux cotés, avec notamment l’interdiction d’exercer le métier de juge ou d’avocat car la surdité pouvait empêcher de discerner le mensonge de la vérité et les malentendus pouvaient être dramatiques dans le cadre d’un procès. La seule différence notable est qu’en terre d’Islam, les sourds sont considérés comme des adultes responsables autonomes. Ils sont donc considérés comme aptes à gérer leurs vies comme ils l’entendent tandis qu’en Occident, on les assimilerait généralement plus à de grands enfants que certains pourraient manipuler à leur guise. De fait, pour les protéger, dans certains royaumes, on leur interdit la possibilité de pouvoir faire des dons, de rédiger leurs testaments ou de gérer leurs héritages sans tuteurs.

Il n’y a pas de lois les mettant au ban de la société, nous pouvons seulement remarquer qu'avec les stabilisations et les renforcements des grands royaumes médiévaux, leur statut se précise petit à petit, probablement lorsque des interrogations concrètes étaient rencontrées par les sourds ou leurs proches et qu’elles remontaient aux autorités compétentes. Ainsi, le mariage n’est officiellement autorisé pour les sourds-muets qu’en 1215, sous l’autorité du pape Innocent III (1198-1216). Le consentement, qui devait avant se faire par oral ou par écrit, peut désormais être exprimé par signes. De même, les sourds ne peuvent participer aux croisades qu'à partir de 1213.

À quoi ressemblait la vie quotidienne des sourds au Moyen-Âge ? Avaient-ils une vie très différente du reste de la population ?

Contrairement aux autres formes de handicaps comme la cécité ou les pathologies physiques, les sourds pouvaient travailler. Ils apprenaient en regardant et pouvaient devenir tant paysans qu’artisans. Pour les classes sociales plus élevées, on a aussi des exemples de sourds qui mènent une vie tout à fait similaire à celle des entendants de leur rang. Par exemple, en Occident, la princesse Jeanne Stuart dit aussi la muta domina (1428-1493), fille de Jacques Ier d'Ecosse, fait un bon mariage et apporte une descendance à son royaume. Anthoine de Laincel (1525-1611), seigneur de Saint-Martin-de-Renacas et chevalier des guerres de religion est passionné de chasse et d’échecs. Il gère son domaine et ses finances d’une main de fer : il avait même parfois recours à un moine-interprète lors de ses entretiens privés. Ce dernier dépasse certes les bornes chronologiques du Moyen-Âge mais nous savons que les trains de vies et les mentalités n’ont pas radicalement changées en quelques années, il reste donc un bon exemple qui nous permet de nous projeter en l’absence d’autres exemples concrets.

En Orient, même schéma, mais il existait aussi un phénomène inédit : celui des sourds à la cour des Sultans Ottoman. Ils étaient considérés comme une minorité de confiance privilégiée puisque incapables d’entendre ou de révéler les secrets.

Dans toutes les classes sociales, les sourds semblent donc parvenir à mener une vie quotidienne assez semblable à celle de leur entourage. Bien sûr, il y avait probablement des moqueries mais rien n’atteste qu’elles renvoyaient les sourds à un statut de paria : dans la littérature laïque du Moyen-Âge, il est parfois fait mention de quiproquo humoristiques, mais rien de majeur.

Peut-on déjà parler d’une communauté ou d’une identité sourde au Moyen-Âge ?

On ne peut pas parler d’une identité ou d’une communauté sourde au Moyen-Âge telles qu'on peut les entendre aujourd'hui, puisqu’avant la création des instituts spécialisés, les sourds n’avaient pas vraiment de lieux qui leurs étaient réservés et où ils pouvaient se retrouver : il était alors plus compliqué de se rencontrer et de nouer des liens entre pairs.

Cependant, des débats sont en cours sur l’existence ou non des langues des signes médiévales : il faut rester prudents mais je pense que nous pouvons l’imaginer au moins dans une moindre mesure, par exemple au sein des couples/familles de sourds. Néanmoins, nous n’avons pas, à ma connaissance, de trace de leurs syntaxes, ni de leurs vocabulaires. Les lexiques signaires des moines bénédictins et l’art peuvent nous offrir des pistes sur les signes utilisés à cette époque : certains signes ont même traversé le temps comme celui d’« aimer/je t’aime » en français. Et même si ce n’est qu’une hypothèse, nous pouvons imaginer que, dans les grandes villes, certains sourds pouvaient parfois se rencontrer par hasard et former de micro-communautés éparses et informelles.

Au XVIIIe siècle, et avec la création des instituts spécialisés pour les sourds, on observe les prémices d’une revendication de l’identité et de la communauté sourde à l’image de celles décrites par Pierre Desloges, écrivain sourd du même siècle. Malheureusement, les moeurs parfois compliquées ne favorisaient pas leurs mises en avant. Malgré tout, les sourds se rencontrent plus facilement et apprennent la même langue des signes : pilier et base commune de cette communauté à l’époque.

Ce n’est qu’à partir du milieu des années 1970, grâce aux nouvelles recherches linguistiques des langues des signes et de la culture sourde, qu’une réelle identité sourde renaît et se développe finalement par le militantisme. C’est la période du « Réveil Sourd ». Grâce à ce mouvement, le bannissement de la langue des signes dans le système éducatif - en vigueur depuis le Congrès de Milan de 1880 - est finalement levé - même si en réalité, il était de moins en moins appliqué. C’est donc en 1991 que le choix entre la langue des signes et l’oral à l’école peut, enfin, être fait par les familles. La langue de signes, elle, n’est reconnue comme une langue à part entière qu’en 2005.

Bien souvent oubliées des gouvernements, aujourd’hui encore, les personnes sourdes souffrent du manque d’accessibilité de nos sociétés qui pourtant les ont toujours connues. Faire de l’Histoire Sourde est donc nécessaire afin de mettre en valeur et de faire valoir les droits de cette communauté « silencieuse ». Raconter leur histoire pourrait donc, sur le long terme, faire évoluer leurs combats pour leur totale reconnaissance.

Propos recueillis par Soline Schweisguth
L'auteure : Megan Kateb

Megan Kateb a soutenu son Master 2 Réalité et perception : la surdité dans l’espace euro-méditerranéen médiéval en 2020 sous la direction de Franck Collard et Yann Cantin, à l’Université Paris Nanterre. Parallèlement à ses études, elle travaille pour accompagner les élèves sourds dans leur scolarité.

Publié ou mis à jour le : 2022-03-06 17:49:07

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