16 juillet 2020

Sainte-Sophie prise en otage par Erdogan

Incapable d’extraire la Turquie de la récession survenue en 2018, le président turc Erdoğan a décidé de rétablir le culte musulman à Sainte-Sophie (Istanbul). Une décision qui heurte le monde orthodoxe mais aussi ravive la crainte de voir la Turquie reprendre à son compte l’héritage ottoman et d’aggraver le chaos moyen-oriental.

Trait d’union entre toutes les confessions et civilisations d’Occident, la basilique de la Sainte Sagesse (Hagia Sophia) a été pendant près de mille ans la plus grande église du monde. C’est dans son chœur qu’ont été sacrés les empereurs byzantins. C’est aussi vers elle que se sont tournés les Russes et autres Slaves orientaux quand ils ont demandé le baptême. C’est encore elle qui a servi de modèle aux mosquées-cathédrales des Turcs ottomans...

Sainte-Sophie dans les tempêtes du dernier siècle

Aujourd’hui, après avoir échappé au dynamitage envisagé par le régime des Jeune-Turcs et une fois déçu l’espoir de voir la basilique rendue au culte chrétien lors de la défaite ottomane de 1918, Sainte-Sophie n’est pas seulement un monument exceptionnel, appartenant au patrimoine de l’humanité avant d’appartenir à l’État turc, elle reste pour les orthodoxes du monde entier un symbole majeur de leur existence, et pas seulement de leur foi – face à l’islam comme face au catholicisme romain –, un lieu unique chargé de spiritualité, de mémoire, d’affectivité, de tristesse – voire pour certains d’espoir de reconquête –, dont un Occidental de culture catholico-protestante a bien du mal à saisir l’importance.

La basilique Sainte-Sophie sans minarets et avec une croix chrétienne à l'extrémité du dôme, sur un billet de banque grec en 1923.

Au milieu du XIXe siècle, lorsque plusieurs sultans tentent – largement en vain – de réformer l’Empire ottoman, des travaux de restauration révèlent l’ampleur des décors qui, contrairement à tant d’églises orthodoxes vandalisées par les Turcs, ont été préservés par une couche d’enduit. Mais les principaux opposants aux tanzimats (les réformes) sont alors les religieux musulmans et notamment les softas, étudiants en théologie islamique, prompts à ameuter les foules contre le pouvoir. Fresques et mosaïques restent occultées et l’on hissa sous ses voûtes de grands panneaux portant le nom d’Allah, de Mahomet et de quelques autres personnages importants de l’islam. Moustapha Kémal les fera décrocher.

Moustapha Kémal et Vénizélos.Car pour clore le débat d’appartenance, dix ans après l’abolition du califat (lors de laquelle il envisagea aussi l’expulsion de Turquie du patriarcat œcuménique, premier siège en honneur dans le monde orthodoxe), quatre ans après le traité gréco-turc d’amitié, de neutralité et d’arbitrage signé avec Vénizélos pour solder la décennie d’affrontement 1912-1922, Kemal décida en 1934 de déconfessionnaliser Sainte-Sophie et de « l’offrir à l’humanité » : elle devenait un musée.

Les panneaux n’en sont pas moins réinstallés à Sainte-Sophie sous le gouvernement d’Adnan Menderes (1950-1960) qui mêle déjà le libéralisme économique et la réaction religieuse. C’est lui qui, en 1955, à l’occasion de la crise de Chypre, organise un pogrom d’une violence inouïe au cours duquel 300 000 émeutiers musulmans encadrés par la police sont lancés contre les 135 000 Grecs d’Istanbul (et contre les Arméniens), citoyens turcs exemptés de l’échange obligatoire de population prévu par le traité de Lausanne de 1923, ou citoyens grecs venus se réinstaller en vertu du traité de 1930.

Le pogrom d'Istanbul a commencé le soir du 6 septembre 1955 lorsque des foules sont descendues dans les rues d'Istanbul et ont attaqué les quartiers grec et arménien.

Pillage, incendies, profanations d’églises et de cimetières, violences, viols de masse, circoncisions de force de religieux orthodoxes conduiront les Grecs à fuir en masse. Sainte-Sophie est tout autant un baromètre de la tolérance religieuse en Turquie que des relations gréco-turques !

Il ne faut pas idéaliser la république kémaliste – ce qu’ont fait beaucoup de Français qui adorent se voir en modèle. Le dictateur Kemal, à la tête d’un régime de parti unique, s’apparente davantage à Lénine ou Mussolini qu’à un président du Conseil de la IIIe République. Son modernisme autoritaire n’a jamais visé que la soumission du religieux au politique – pas une laïcité à la française. Et comme ailleurs dans le monde musulman (les Palhavi en Iran, Nasser en Égypte, les Baath syrien et irakien), il n’a cessé de se heurter à un traditionalisme islamique profondément enraciné dans les masses, dont l’AKP (Parti de la Justice et du développement) n’est que l’expression la plus récente.

Le national-islamisme au pouvoir

Pour comprendre la décision d’Erdogan de rendre Sainte-Sophie au culte musulman, il faut d’abord comprendre ce qu’est la réalité du régime installé par l’AKP (fondé en 2001 sur les ruines d’un autre parti islamiste dissous par les militaires) à partir de sa victoire (avec 32 % des voix) aux élections législatives de 2002.

« La démocratie, c’est comme un tramway, on en descend au terminus », avait annoncé Erdogan six ans plus tôt, et l’islam modéré, a-t-il répété maintes fois, est un concept inventé par l’Occident à seule fin d’affaiblir l’islam. Le programme de l’AKP est avant tout celui d’une réislamisation de la société, et son laboratoire a été Istanbul, dont Erdogan fut le maire de 1994 à 1998.

En 2002, grâce aux crédits américains, la Turquie émerge d’une terrible crise bancaire, monétaire, politique et morale. Le gouvernement AKP en tire profit comme il bénéficie à plein des milliards européens versés au titre de la réalisation de l’union douanière et de la préadhésion, ainsi que des délocalisations d’usines venant d’Europe occidentale.

Le boom économique qui résulte de cette conjonction lui permet d’acquérir une réelle popularité et de réduire l’influence des syndicats, par la répression, sans susciter d’opposition dans la société. Il démantèle aussi les entreprises contrôlées par l’armée qui permettaient à celle-ci d’être un ascenseur social dispensateur d’emplois en même temps que le gardien du kémalisme.

Parallèlement, l’AKP développe un réseau de charité islamique, sur le modèle des Frères musulmans, financé en grande partie… par l’argent du contribuable européen qui permet au régime de lancer des grands travaux (souvent d’utilité économique contestable ou nulle).

Les marchés publics sont alors attribués en échange de commissions qui enrichissent le clan familial Erdogan et ses proches, mais qui servent aussi à alimenter en argent frais nombre d’ONG gravitant autour de l’AKP, lesquelles rendent aux Turcs, en échange de leur vote, toutes sortes de services que l’État ne rend pas ou plus – jardins d’enfant, écoles ou cliniques islamiques, bourses d’étude, distribution d’aide alimentaire, de charbon ou d’appareils électroménagers, etc.

Ensuite, une fois solidement installé au pouvoir, l’AKP a colonisé l’État : au fil des complots réels ou inventés et des procès truqués, tous les corps de l’État ont été épurés, à commencer par l’armée et la magistrature, les deux piliers du système kémaliste. Mais la police, l’université, la presse, l’ordre des avocats, toutes les administrations ont subi le même sort. Des milliers de fonctionnaires ont été déplacés, limogés, emprisonnés. L’opposition légale kurde a été persécutée, puis est venu le tour de la confrérie du prédicateur Gühlen qui, dans un premier temps, avait fourni les cadres éduqués dont manquait l’AKP.

De sorte que, la machine économique s’enrayant, sous l’effet de la crise mondiale de 2008-2009 et de l’épuisement du mouvement de délocalisation, Erdogan est descendu du tramway de la démocratie : les réformes constitutionnelles, la fraude électorale généralisée et la répression ont engendré un État autoritaire, islamiste, dirigé par un despote aussi enrichi par la corruption qu’amateur de faste clinquant.

Mais aujourd’hui ce régime est en échec, comme l’ont montré les élections municipales de mars 2019, à l’issue desquelles, malgré les intimidations et les fraudes, l’AKP a perdu notamment Ankara, Antalya… et Istanbul. Cette dernière défaite était d’autant plus insupportable à Erdogan que la ville avait été son fief et son laboratoire. Il n’en reste pas moins que l’annulation du scrutin voulue par le pouvoir n’a débouché que sur une amplification du résultat du premier vote.

La décision de reconfessionnaliser Sainte-Sophie est aussi une manière pour Erdogan de manifester à ses soutiens stambouliotes qu’il ne laissera pas la nouvelle municipalité inverser la politique de réislamisation qu’il a initiée à la fin des années 1990.

Par ailleurs, le régime a d’autant plus besoin de victoires symboliques qu’il se trouve dans une situation périlleuse. Après la récession de 2009, la croissance a certes rebondi violemment en 2010 et 2011, mais la Turquie est de nouveau en récession depuis la fin de 2018, la livre turque a perdu plus de 65 % de sa valeur face à l’euro en cinq ans et l’inflation dépasse régulièrement 10 % par mois.

Un régime d’autant plus agressif qu’il est aux abois

Dans ces conditions, comme tout pouvoir autoritaire en difficulté, celui d’Erdogan tente de trouver des dérivatifs au mécontentement qui monte : la Grèce et les chrétiens sont, pour lui comme naguère pour Menderes, les cibles désignées (avec les Kurdes et l’Occident en général) qui doivent permettre de ressouder l’opinion derrière lui.

En Syrie, la Turquie a tiré dans le dos des Kurdes, alliés aux Occidentaux, et réorganisé en supplétifs de son armée les restes de Daech et d’Al Qaïda. Mais la Russie l’a stoppée et Poutine a pris soin de recevoir Erdogan, lors de sa dernière visite au Kremlin, devant des symboles de défaites des sultans face aux tsars. Plus récemment, l’avion du ministre des Affaires étrangères russe Lavrov, qui venait conférer à Istanbul sur la Libye, a fait demi-tour au-dessus de la Crimée.

Et dans les jours qui ont précédé la décision turque sur Sainte-Sophie, le patriarche de Moscou a averti que : « toute tentative d'humilier ou de piétiner l'héritage spirituel millénaire de l'Église de Constantinople est perçue par le peuple russe – jadis comme aujourd'hui – avec amertume et indignation. (…) Sainte-Sophie représente pour tous les orthodoxes de Russie un sanctuaire chrétien essentiel. (…) Une menace envers Sainte-Sophie est une menace pour l'ensemble de la civilisation chrétienne, et donc envers notre spiritualité et notre histoire. »

Les avertissements du gouvernement russe ont bien sûr été plus diplomatiques ; il n’en reste pas moins qu’en Libye, où la Turquie s’engage dans une deuxième opération militaire impérialiste sur d’anciennes terres de l’Empire ottoman, Ankara et Moscou soutiennent, comme en Syrie, des camps opposés, et que le retour de Sainte-Sophie au culte musulman n’est pas de nature à réchauffer leur relation.

Ce retour n’est pas non plus de nature à améliorer les rapports entre Washington et Ankara, autrefois très étroits mais que l’aventurisme d’Erdogan a maintes fois mis à mal. D’autant qu’en année électorale, le poids des Gréco-Américains ne compte pas pour rien et qu’aujourd’hui la Turquie est en conflit plus ou moins ouvert avec tous les alliés importants des États-Unis dans la région. Mais une fois de plus, Erdogan est passé outre aux mises en garde américaines.

Le président turc a inauguré au large d?Istanbul le 27 mai 2020 « l?île de la démocratie et des libertés », appelée jadis Yassiada. Cette île symbolise le coup d'État du 27 mai 1960 en Turquie et le lieu où le Premier ministre Adnan Menderes et ses deux ministres, Fatin Rustu Zorlu et Hasan Polatkan, furent pendus. (voir agrandissement).Publié ou mis à jour le : 2023-05-28 15:16:44

Embe (14-09-2020 10:24:37)

Si votre article se vérifie, sur les ambitions d’Erdogan, je crains pour le monde. A force de le laisser jouer avec les allumettes il y aura un jour l’étincelle de trop.. aux portes de l’Europe, immobile et craintive.

Bazart (19-07-2020 14:05:06)

Erdogan instrumentalise Sainte Sophie, mais vous aussi: la Turquie est un pays souverain et ses lieux de culte et/ou musées lui appartiennent. D'ailleurs, on pourra toujours visiter le monument, comme la plupart des mosquées du monde, en dehors des heures de prière. A vous focaliser sur l'islam, vous en oubliez la principale menace: l'extrême droite nationaliste. C'est à elle qu'Erdogan doit donner des gages!

Ernestine (19-07-2020 12:33:17)

Très bon résumé de l'homogénéisation "ethnique" et sunnite du "peuple" turc en Turquie, ainsi que des enjeux géopoliques internationaux dans la région méditérannéenne depuis la fin de la Première Guerre mondiale. Une analyse de l'impact de l'historiographie officielle du gouvernement turc sur les "minorités" turques dans les pays de l'UE serait également bienvenue quoique "délicate" à réaliser . Dans tous les cas: un grand merci!

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