Éprouver Auschwitz

La visite bouleversante d'un camp de la mort

Cet essai de François Rachline (Éprouver Auschwitz, Editions Hermann, 12€) n'est ni un témoignage de rescapé, ni un livre d'histoire, mais une réflexion sur l'humanité, inspirée par la visite du camp d'Auschwitz.

Éprouver Auschwitz

« C’était il y a vingt ans. Il a fallu ce temps pour que des mots l’emportent sur un silence que je croyais respectueux et qui n’était que stupeur. » Un jour de janvier 1999, François Rachline se rend dans l’ancien camp de concentration nazi d’Auschwitz-Birkenau. Si son fils de 17 ans n'avait pas insisté pour qu'ils entreprennent le voyage ensemble, il n'y serait peut-être jamais allé. Pourtant, c'est un vrai choc émotionnel qu'il ressent une fois sur place. Une visite dont il ne sort pas indemne et de laquelle il tire, vingt après, un livre mêlant descriptions, émotions, réflexions philosophiques et historiques.

« Se rendre sur place est bouleversant, au sens le plus mouvementé du terme. Il faut s’y forcer. Tout se bouscule en vous et c’est salutaire. Non pour nourrir de pleurs supplémentaires un événement déjà surchargé de larmes, mais pour approcher un au-delà de l’humain où l’homme s’est nié lui-même. Non pour condamner notre espèce en raison de ses crimes, mais pour s’interroger sur les abîmes intérieurs dans lesquelles nous pouvons sombrer. Pour s’imposer aussi un face-à-face avec soi-même. »

Charlotte Chaulin
Une visite bouleversante mais nécessaire

Essayiste et romancier issu d'une famille juive, François Rachline est membre du bureau exécutif de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA). Son combat pour l’égalité des êtres humains est lié à son histoire personnelle, d’où le compte-rendu très intime qu’il livre de sa visite dans le plus célèbre des camps de la mort. Il a en effet perdu de nombreux parents à Auschwitz.

Son livre, on a l’impression qu’il l’a écrit d’une traite. Pas de plan apparent mais un enchaînement de réflexions spontanées comme s’il s’était livré en à peine quelques heures, après tant d’années de silence. Car, après avoir connu la vision de son frère qui s’est passionné pour le sujet ainsi que celle d’un ami rescapé d’Auschwitz, il s’est lui-même livré à ce douloureux exercice de mémoire.

Au fil de la lecture, on passe sans transition de la description de la visite à des informations historiques puis à l’après-visite pour revenir sur l’avant-visite tout en découvrant ses réflexions sur la Shoah qui l’amènent plus généralement à penser le genre humain dans sa globalité. La recherche de sens face à la déshumanité de ces événements apparaît comme un cri du cœur.

« Je croyais m’être rendu à Auschwitz. Je me trompais. C’est au contraire à partir de ce moment qu’Auschwitz a commencé d’entrer en moi. »

Mais comment a-t-on pu en arriver là ? Quel que soit notre âge, notre genre, notre origine ou notre religion, cette question, nous nous la posons tous lorsque nous sommes confrontés aux atrocités commises par le régime nazi.

« Face à la rampe où se déversaient les « cargaisons » humaines destinées à la mort, devant les chambres à gaz, où disparaissaient les restes des suppliciés, une seule question met la raison à la peine : comment cela fut-il rendu possible ? Cette question, j’ai sérieusement commencé à me la poser sur place et elle me hante depuis. En particulier parce que sa réponse ne porte pas seulement sur le passé mais aussi sur son éventuelle reproduction. »

Son témoignage, comme tous ceux qui ont pour but la transmission de la mémoire de la Shoah, vise à éveiller les consciences sur les possibles agissements de l’homme, et la nécessité d’apprendre des erreurs du passé pour ne pas les commettre à nouveau.

Entrée du camp de concentration d'Auschwitz près de Cracovie en Pologne

La question de la responsabilité

Lorsqu’on s’intéresse à l’histoire du nazisme, la question de la responsabilité émerge vite. Car la Shoah résulte d’une organisation très précise pensée et menée par un grand nombre d’hommes. François Rachline rappelle les quatre grandes étapes de la machine nazie : « la définition de ce qu’est un juif, l’expropriation de toutes les personnes identifiées comme telles, leur concentration dans des lieux dont elles ne pouvaient s’échapper puis leur extermination définitive. »  Ont donc été enrôlés de multiples protagonistes, des bureaucrates, juges, avocats, policier, banquiers, juristes, etc. qui n’ont jamais eu de sang sur leur main. Quelle est leur part de responsabilité ?

Une question sans réponse à laquelle il apporte un point de vue nuancé : « Chacun et chacune de ces protagonistes est-il coupable ? Sans doute pas. » Mais impossible de répondre « non ». Car « dans chacun des actes de notre vie quotidienne, nous devons vérifier que nous ne sommes pas les agents d’une finalité immorale. »

Il cite Hannah Arendt qui développe le concept de la banalité du mal dans Eichmann à Jérusalem (1963) : « Il n’était pas stupide. C’est la pure absence de pensée – ce qui n’est pas du tout la même chose que la stupidité – qui lui a permis de devenir un des plus grands criminels de son époque. » Est-ce alors le cas des centaines de milliers d’acteurs, plus ou moins actifs, de la Shoah ?

Il livre ensuite une réflexion philosophique sur la nature humaine, expliquant, qu’au-delà du caractère antisémite du génocide, la Shoah est l’exemple le plus poussé de la déshumanisation et du pire que l’homme peut infliger à ses semblables.

Dans un esprit toujours philosophique, il évoque la mathématique du bilan. Les chiffres approximatifs, tous ces « à peu près » qui nient l’identité des victimes. Il salue le travail du mémorial Yad Vashem mais sur 77 de ses parents disparus, il n’a pu obtenir des informations que sur 14 d’entre eux. Les autres se sont volatilisés.

« Toutes les victimes de massacres de masse deviennent anonymes dans la tombe, ou le plus souvent dans des fosses communes, signe supplémentaire de la négation de leur être. »

Camp de concentration d'Auschwitz près de Cracovie en PologneUn questionnement angoissant sous forme de syllogisme peut naître au sujet de la Shoah : Je suis un homme, les nazis sont des hommes, aurais-je pu être nazi ? « À partir de quand risque-t-on d’être contaminé ? » se demande François Rachline.

« Vous travaillez dans une société de distribution de gaz aux particuliers. Vous recevez l’instruction de ne plus effectuer de livraison si le client vous signale, parce qu’il y est contraint, qu’il est juif. Enfreignez-vous l’ordre reçu, au risque de perdre votre emploi ? Démissionnez-vous ? Vous êtes employé dans un ministère, où vous vous occupez d’établir des listes de personnes à interpeller en raison de leur origine juive. Les informez-vous, le plus discrètement possible ? Vous êtes membres de la police régulière et vous apprenez que votre service vous affecte comme surveillant d’un train qui transportera des déportés. Désobéissez-vous, au risque d’une sanction ? Tous les cas personnels relèvent de ce réseau bureaucratique dont les tentacules vous enserrent et ne vous lâchent plus. »

Il nous prouve que les affirmations rétrospectives sur la Shoah telles que « j’aurais dit non, c’est sûr » n’ont aucun sens et aucun fondement. Personne ne peut savoir la place qu’il aurait eu dans les événements de l’Histoire, ce qui constitue une mise en garde nécessaire : au regard du passé, l’homme sait de quoi il est capable, mais à l’avenir et à titre individuel, de quoi serions-nous capable ?

Sur place, quel comportement adopter ?

« Toute action ne pourrait désormais qu’en blesser l’histoire. Où mettre les mains ? Dans les poches, elles marquent de la désinvolture ; ballantes, elles manquent de respect ; croisés, elles expriment trop de recul. Chacun des gestes, sur place, provoque un malaise inapaisable. »

Raconter la visite du camp d’Auschwitz, c’est forcément faire part de son malaise vis-à-vis de ce dont chaque visiteur a peur : faire du tourisme morbide. Quel comportement faut-il avoir ? François Rachline s’est lui-même posé la question.

Le respect et la discrétion sont les deux attitudes à adopter dans ce lieu de mémoire. Une tenue correcte, des pas et des gestes calmes et une voix basse sont appréciés. 

« Il est exclu, même pour qui le voudrait, de pratiquer l’empathie ou d’imaginer ce qu’on pu vivre les déportés promis à l’extermination. »

Et, pourtant, lorsqu’on foule le sol des camps d’Auschwitz et Birkenau, les larmes montent vite. Si l’on n’a pas le droit de pratiquer l’empathie, faut-il les retenir ?

« À Auschwitz, comme beaucoup de « visiteurs » j’imagine, j’ai craqué. Incapable de me retenir, je me suis abandonné aux larmes sans savoir d’ailleurs qu’elles auraient pu être offertes à ceux de ma famille qui avaient péri dans les chambres à gaz. Elles n’étaient destinées à personne, hormis à quelqu’un en moi qui ne savait plus très bien où il en était. Je me suis isolé pour reprendre mes esprits, mais quelque chose en moi venait de se briser, sans que je puisse expliquer quoi. »

Après la lecture de ce livre à la fois personnel et universel, le lecteur peut ressentir l’envie de se rendre à Auschwitz à son tour. Car, au-delà du nécessaire devoir de mémoire, cette « visite » constitue un voyage essentiel, dans l’espace, le temps, mais surtout en nous-mêmes.

« 75 ans après on ne peut pas oublier la Shoah, c’est pour cela qu’elle est si présente. »

Publié ou mis à jour le : 2021-06-09 16:10:32

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