Sexe, race et colonies

Le profit justifie-t-il tous les mensonges ?

<em>Sexe, race et colonies</em>

12 octobre 2018 : les milieux universitaires et les médias français manifestent un certain malaise devant ce « beau livre »  (note).

Nul doute que ses 1200 illustrations régaleront les lecteurs. Il n'est pas sûr qu'elles améliorent leur connaissance de l'histoire et de la colonisation en particulier...

Les éditions La Découverte ont trouvé un bon filon pour Noël avec cet ouvrage de 548 pages en grand format, à 65 €. Son titre et son sous-titre, Sexe, race et colonies, La domination des corps du XVe siècle à nos jours, justifieront de l’offrir au père ou au mari qui se flatte de partager les idées de l’avant-garde intellectuelle.

Il aura du mal à cacher son plaisir en découvrant les 1200 illustrations de ce livre, plus aguichantes les unes que les autres. Elles étalent en pleine page les beautés blanches, bistres, jaunes et surtout noires dans les poses les plus élégantes comme les plus vulgaires. Elles prennent la forme de gravures et de peintures anciennes, de cartes postales pornographiques à la mode il y a un siècle (les « french postcards »), de photos d’anthropologie ou de publicités Benetton.

L’heureux destinataire du livre ne lira pas le texte mais c’est sans importance. Ce texte, auquel ont participé une centaine d’universitaires sous la direction de Pascal Blanchard (28 minutes, Arte) ne contient aucune analyse sérieuse mais débite au kilomètre la même ritournelle, dans le jargon ampoulé qui fait les délices du Collège de France : « Le sexe et son exploitation sont au cœur du projet colonial européen depuis un demi-millénaire ».

Quelques extraits pris au hasard (il n’y a pas une page pour sauver l’ensemble) :

« De fait, la colonie est loin d’être un désert de jouissance. Au demeurant, il n’est pas rare que la séduction se mêle à la perversion. En tant que parent et force traumatique, le colon est capable de mettre ses cibles dans son lit, sentir leurs corps et leurs odeurs, puis, le phallus indégonflable, de profiter à vue d’œil, de les user et les mouiller de ses pollutions. »

« La mise en scène du corps des femmes maghrébines et orientales, dans une perspective érotique, se fixe dans la production visuelle et érotique constituée par la carte postale dans les années d’entre-deux-guerres, destinée au grand public. »

« Dans tous les cas, en Indochine (puis au Vietnam), en Tunisie, au Cameroun, au Mozambique, en Angola, au Kenya, au Congo ou en Ouganda, le viol se déploya comme une arme de guerre — planifiée ou non — destinée à humilier et briser la résistance des populations, à toucher le cœur des sociétés en visant les femmes, pourvoyeuses des enfants à venir, et fut autorisé, toujours, sur un fond racial. »

« En Indochine, le concubinage entre hommes français et femmes indigènes s’avérait être le type de rapport sexuel interracial le plus pratiqué. Au début de la conquête, cette forme de cohabitation était assez bien tolérée dans la colonie car elle procurait à l’homme blanc, prétendait-on, un « foyer » temporaire où il pouvait avoir des relations sexuelles sans risques et jouir de la compagnie féminine et du confort domestique. »

Bien sûr, les auteurs et l’éditeur peuvent se prévaloir du fait qu’ils s'en tiennent à l’« imaginaire » du sexe aux colonies. Cet « imaginaire » les dispense de cerner la réalité à travers des documents et des chiffres significatifs. Comme dans l’art et la théologie, tous les avis sont autorisés, même les plus subjectifs et les plus farfelus.

Il en résulte une incohérence qui transparaît dans les extraits ci-dessus : peut-on à la fois présenter les coloniaux comme des violeurs systémiques et en même temps les critiquer pour leur tendresse à l’égard de leur épouse indigène et de leurs enfants métis ?

Le choix des illustrations relève quant à lui du plus total arbitraire. Parmi les millions de cartes pornographiques éditées à la Belle Époque, l’éditeur est allé chercher celles qui montrent une femme noire (il y en avait forcément). Que signifient-elles sinon que les amateurs n’étaient pas tout-à-fait indifférents ou hostiles à la couleur noire ?

Plus pernicieux est le choix concernant l’Algérie en 1960 : l’administration française avait alors exigé une carte d’identité avec photo de tous les habitants. Des villageoises pudiques avaient dû se dévoiler devant l’appareil. Certaines photos témoignaient de leur douleur par la noirceur abyssale du regard… Mais notre éditeur n’a pas choisi de montrer ces photos. Il a préféré afficher en pleine page une jeune femme pas très gênée de montrer son visage et la très large échancrure de sa poitrine.

Pour le reste, beaucoup de photos relèvent du domaine privé. Que vaut leur publication ? Ont-elles plus de signification que les vidéos qui circulent aujourd’hui sur le web, par lesquelles des crétins dévoilent l’intimité de leur ex-copine ?...

Violences sexuelles et Histoire

N’en restons pas là. Rassemblons nos connaissances et faisons le point sur la place du sexe dans la colonisation et plus généralement dans l’Histoire. Nous verrons alors que la démarche des auteurs et de l’éditeur de Sexe, race et colonies relève d’un complet contresens historique.

L’oppression des femmes est une constante historique et peu de sociétés en sont indemnes. Pour être juste, notons qu’elle semble avoir été légère dans l’Égypte pharaonique comme dans la société minoenne, en Crète, et en Étrurie.

Plus près de nous, le statut des femmes a connu une progression notable dans l’Occident médiéval après l’An Mil, avant la grande régression de la Révolution et du XIXe siècle (note). Mais leur sort quotidien a attendu le XXe siècle pour s’améliorer, au moins dans les sociétés occidentales.

- Le viol, récompense du guerrier et arme de guerre :

Tout au long des millénaires, la conquête des femmes et le viol ont été au cœur des entreprises guerrières. Sans remonter à l’échange des femmes dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, tel qu’évoqué par Claude Lévi-Strauss, il n’est que de songer à l’Iliade et aux rapts d’Hélène, Briséis, Andromaque et beaucoup d’autres, à la fondation de Rome et à l’enlèvement des Sabines etc.

Ces pratiques ont perduré jusqu’à nos jours sans rien perdre de leur atrocité. L’Histoire retient le calvaire des Allemandes en 1945, à l’arrivée des troupes soviétiques, ainsi que le sort des « femmes de réconfort » destinées aux soldats japonais pendant la guerre du Pacifique.

Plus près de nous, le viol a été, semble-t-il, pour la première fois planifié en haut lieu comme arme de guerre dans la guerre d’indépendance du Bangladesh en 1971, quand l’état-major pakistanais a organisé des lieux où ses soldats pouvaient humilier en toute impunité les femmes des rebelles.

Les chroniques des conquêtes coloniales en Afrique du nord (Algérie) et en Afrique subsaharienne au XIXe siècle ne laissent rien transparaître d’aussi brutal même si, partout et toujours, la guerre a pu conduire à des débordements individuels.

Les conquêtes coloniales les plus brutales se rapportent sans aucun doute à l’Amérique. Mais dans le même temps où les Indiens se faisaient violenter par les conquistadors, ceux-ci épousaient de façon très chrétienne des princesses aztèques ou incas et fondaient une aristocratie métissée. Rien d’étonnant à ces paradoxes : ces conquêtes se sont déroulées au XVIe siècle, avant les avancées de la « civilisation des mœurs » (Norbert Elias).

- Le commerce des femmes, une réalité de tous les temps :

Dans la plupart des sociétés historiques, de l’Afrique à la Chine, les femmes ont aussi été l’objet d’un commerce, destinées à servir comme esclaves à l’égal des hommes, ou comme concubines dans les harems. Signe de l’obsession du sexe dans ces sociétés, la castration des esclaves mâles y a été très largement pratiquée pour sauvegarder l’« honneur » des femmes des maîtres et éviter une souillure du sang dominant.

La société esclavagiste de Virginie a pu témoigner de semblables violences à l’égard des femmes noires. Mais on n’observe rien de tel dans les possessions européennes d’outre-mer. Aux XIXe et au XXe siècles, en Afrique subsaharienne comme en Afrique du nord et en Indochine, les rapports avec les femmes indigènes ne s’écartaient guère de la norme sociale. C’était encore plus vrai aux Indes et en Afrique du Sud, où la morale victorienne dissuadait les Britanniques de tout contact charnel avec les femmes indigènes.   

Le commerce des femmes perdure aujourd’hui, en Afrique, en Inde, en Amérique latine. Il se rencontre aussi dans les quartiers ethniques d’Europe occidentale où des ménages exploitent une petite bonne venue de leur village natif pour les travaux du ménage… et les plaisirs masculins. La Thaïlande s’est faite pour sa part une spécialité du commerce de la chair, sans rapport avec un quelconque colonialisme.

Que pèse face à ces tragiques réalités historiques - et contemporaines – l’« imaginaire » coloré des cartes postales de l’époque coloniale ? Sans doute rien de plus qu’un bon paquet d’euros pour l’éditeur et une défaite pour la recherche universitaire.

André Larané
Publié ou mis à jour le : 2020-02-27 17:48:14

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