Mélancolie ouvrière

Femmes en lutte

Jusqu'au 30 août 2018, la chaîne Arte diffuse un film de Gérard Mordillat consacré à une syndicaliste oubliée, Lucie Baud (1870-1913). Le cinéaste retrace son parcours à partir des travaux de l'historienne Michelle Perrot. Le rôle est tenu par Virgnie Ledoyen...

Avec le film Mélancolie ouvrière, Gérard Mordillat fait revivre Lucie Baud, une des premières femmes syndicalistes. Sortie de l’oubli par l’historienne Michelle Perrot, Lucie Baud, travailleuse de la soie, a participé aux grèves du début du XXe siècle avant de signer en 1908 un témoignage, publié dans la revue Le mouvement socialiste, dans lequel elle raconte son engagement.

Si Gérard Mordillat réussit son pari et donne bien chair à une femme oubliée, c’est parfois aux dépens de la vérité historique…

Mélacolie ouvrière (Gérard Mordillat, Arte, 2018)

Une reconstitution fidèle

Pour le tournage, Gérard Mordillat et son équipe sont allés dans l’Isère, entre Saint-Etienne et Grenoble, non loin de Vizille et de Voiron où a travaillé Lucie Baud. Ce haut-lieu industriel de la soie a permis au réalisateur d’avoir recours à un véritable atelier de tissage et à des figurants dont l’histoire personnelle était liée à celle qu’il voulait raconter. Ainsi, les machines à tisser, leur bruit, les noms des ouvrières même secondaires, etc. sont véridiques.

Pour nous plonger plus intensément encore dans la vie de cette inconnue, le réalisateur donne une place primordiale aux chansons, ouvrières ou bourgeoises, fredonnées par les acteurs ou chantées à pleine voix. Elles occupent bien une place importante dans la culture des ouvriers qui ne lisent pas, ou peu, et des enfants obligés de chanter en tissant pour supporter la cadence et le bruit assourdissant des machines.

Dans cet univers, l’histoire de Lucie Baud est reprise depuis sa naissance, en 1870. Éduquée par des religieuses, elle entre dans l’usine à l’âge de douze ans comme apprentie. Ce n’est qu’après la mort de son premier mari, un garde-champêtre de vingt ans plus âgé qu’elle, et suite à la décision du maître d’usine d’augmenter la cadence tout en baissant les salaires, qu’elle entre dans la lutte ouvrière à 32 ans.

De 1902 à 1906, sa vie syndicale est très active. C’est cette période que Gérard Mordillat a décidé de porter à l’écran, aux dépens du reste de sa vie plus banale d’ouvrière de la soie. En 1902, elle crée le « Syndicat des ouvriers et ouvrières de la soie du canton de Vizille » et entre ainsi dans l’histoire de la lutte ouvrière.

Ces quatre années d’engagement sont d’autant plus intenses qu’elles sont marquées par sa rencontre avec Charles Auda, un ouvrier italien syndicaliste, pour lequel la véritable Lucie Baud avait beaucoup d’admiration et dont l’héroïne de Gérard Mordillat tombe amoureuse.

Après l’échec de plusieurs grèves, notamment celle du 1er mai à Voiron, et des divisions au sein des grévistes, à quoi le film ajoute l’abandon par ses deux filles et une courte période de prison, Lucie Baud finit par se tirer trois balles dans la mâchoire en 1906. Elle ne meurt de ses blessures que quelques années plus tard, en 1913.

Une histoire romancée

Pourtant, Gérard Mordillat ne peut s’empêcher quelques exagérations qui rendent le film plus agréable à regarder, mais qui trahissent en partie la vérité historique. Ainsi, lorsque le patron annonce les baisses de salaire qui sont en réalité d’environ un tiers, elles sont plus outrageantes : entre 50 et 60% !

De même, la lutte syndicale présentée dans le film oppose deux camps de manière très manichéenne : d’un côté, le patronat allié à l’Eglise et à l’armée ; de l’autre, tous les ouvriers et les ouvrières, rejoints ensuite par les petits commerçants qui les aident à fournir les cantines communistes pour les grévistes. Même les ouvrières venues d’Italie pour travailler dans l’usine de tissage, pourtant réputées pour être des “jaunes”, ou des “briseuses de grève”, sont ici les alliées de Lucie Baud. S’il est vrai que cette ouvrière s’était faite remarquer pour sa solidarité avec les étrangères, la réciproque n’en est pas si sûre… Le film pèche ici un peu par son manque de subtilité.

Il soulève néanmoins des questions intéressantes concernant l’unité des ouvriers autour du combat syndical, notamment concernant la place des étrangers et des femmes. Si les ouvrières italiennes sont grévistes comme les autres, elles sont montrées comme beaucoup plus misérables, ce qui était bien le cas. Payées moins que les ouvrières locales, elles étaient pour cela considérées par les syndicats comme participant au jeu des patrons en faisant de la concurrence déloyale !

Les femmes, quant à elles, devaient travailler à l’usine mais restaient considérées comme une aide secondaire aux hommes : elles sont d’abord des mères et des femmes mariées avant d’être des ouvrières avec des revendications. Cette vision de la femme est bien présente dans le film lorsqu’il montre le congrès de Reims réunissant les représentants des syndicats du textile en août 1904. Lorsque Lucie Baud y est envoyée, c’est la seule femme ! Pourtant, on ne lui laisse pas prendre la parole (contre les archives, Gérard Mordillat lui accorde quand même une petite minute), ce contre quoi elle se révolte.

Plus encore que comme ouvrière syndicalisée, Lucie Baud se distingue par l’article qu’elle écrit, ou du moins signe, en 1908. Comme le souligne Michelle Perrot, « Une femme ouvrière qui écrit et qui dit " je ", cela m’étonnait beaucoup »

En redonnant corps à cette femme, Gérard Mordillat réussit à faire revivre cet héritage, quitte à le romancer parfois.

Soline Schweisguth
Publié ou mis à jour le : 2024-06-02 22:24:06

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