Au palais de Chaillot, le 15 avril 2018, le président Macron a évoqué la question migratoire et marqué son intérêt pour le livre de Stephen Smith : La Ruée vers l’Europe (Grasset, 2018). C'est un exposé très cru des enjeux démographiques africains et européens...
Cet essai décrit l’explosion démographique de l’Afrique subsaharienne, un phénomène d’une ampleur sans précédent dans l’Histoire humaine.
Il a des conséquences dramatiques sur les sociétés africaines et pourrait, selon l’auteur, ruiner l’Europe elle-même si celle-ci n’arrivait à s’en protéger : « La migration massive d’Africains vers l’Europe n’est dans l’intérêt ni de la jeune Afrique ni du Vieux Continent » (page 223).
De nationalité américaine, Stephen Smith (61 ans) a tenu la rubrique Afrique du quotidien Libération (1988-2000) puis du Monde (2000-2005).
Depuis 2007, il enseigne les études africaines aux États-Unis, à l’Université Duke.
En dépit de ses titre et sous-titre : La Ruée vers l’Europe, La jeune Afrique en route vers le Vieux Continent, l’essai de Stephen Smith nous parle avant tout de l’Afrique d’aujourd’hui qui n’a rien à voir avec l’Afrique des clichés (vieux sages, traditions, savoirs immémoriaux…).
À cela une raison : depuis plus d’un demi-siècle, les femmes africaines ont en moyenne quatre à sept enfants selon les pays contre 1 à 2 dans le monde développé et 2 à 3 dans la plupart des autres pays. Les records sont observés dans la zone semi-désertique du Sahel. Ainsi le Niger a vu sa population quintupler en 50 ans de 4 à 20 millions d’habitants et elle quintuplera encore dans les cinquante prochaines années à près de cent millions d’habitants !
Une natalité exubérante
Cette natalité exubérante correspond aux vœux de la population mais aussi de la classe dirigeante, qui rejette toute forme de planning familial. Des sondages expriment même le souhait d’un plus grand nombre d’enfants encore ! C’est que les enfants sont la seule richesse et la seule fierté de ceux qui n’ont rien.
Il s’ensuit une pyramide des âges singulièrement renflée à sa base : « Au sud du Sahara, quatre habitants sur dix n’étaient pas encore nés quand les tours du World Trade Center se sont effondrées en 2001 ; huit sur dix à la chute du mur de Berlin en 1989. Du fait de la moyenne d’âge très basse en Afrique subsaharienne, le vécu collectif y ressemble à un présent laminé par le rouleau compresseur des naissances » (page 20).
Au poids de la jeunesse s’ajoute l’explosion urbaine qui arrache les Africains au cadre villageois traditionnel pour les jeter dans des bidonvilles informels aux marges de la modernité, tout juste bons à récupérer les rebuts du monde moderne (dons caritatifs, voitures hors d’âge, fripes…).
Une Afrique sans passé
Il s’ensuit une rupture civilisationnelle. Un continent nouveau émerge, sans liens avec son passé et dépourvu des codes mentaux et des règles de vie qui font ordinairement une civilisation. Une jeunesse se réinvente dans le dénuement et la violence : « Quand bien même ils seraient tous de « vieux sages », les 5% d’Africains âgés aujourd’hui de plus de soixante ans ne sont pas assez nombreux pour transmettre leurs normes et valeurs à la masse des jeunes. Dans les bidonvilles au sud du Sahara, neuf habitants sur dix ont moins de trente ans et seulement leurs pairs comme mentors dans une vie de débrouille. (…) Entre les générations, l’asymétrie numérique et le renversement de perspectives se conjuguent pour favoriser le déracinement » (page 23).
À la natalité s’ajoute l’exode rural vers des concentrations urbaines qui n’ont de ville que le nom. Ce double phénomène, que souligne Stephen Smith, débouche sur des sociétés anomiques et imprévisibles : « Lagos comptait environ 350 000 habitants quand le Nigéria a accédé à l’indépendance en 1960 ; (…) elle a dépassé Le Caire comme la plus grande ville d’Afrique en 2012, avec 21 millions d’habitants, et devra encore doubler de population d’ici à 2050. (…) Le pourcentage des moins de quinze ans y est passé de 25%, en 1930, à près de 40% à l’indépendance ; il avoisine aujourd’hui les 60%, ce qui fait de Lagos, sans conteste, la citadelle mondiale de la jeunesse. Pour situer sa juvénilité ou, dans le miroir tendu, la momification de Paris : dans la capitale française, intramuros, la proportion des moins de quinze ans est de 14% [encore s’agit-il pour la moitié environ d’enfants d’origine subsaharienne] » (page 58).
Ces agglomérations sont le creuset de nouvelles formes de religiosité, islam africain ou né-protestantisme. « L’enjeu détermine l’avenir des deux grands monothéismes car, en raison de sa démographie, l’Afrique subsaharienne est leur terre d’avenir. Elle représentait 16% des musulmans et 26% des chrétiens dans le monde en 2015, mais en comptera 27% et 42% - plus de quatre chrétiens sur dix – en 2060 » note Stephen Smith. « L’Afrique born again est la négation en bloc de l’Afrique traditionnelle. L’évangile de la prospérité, la bénédiction du sonnant et trébuchant, suspend les règles de réciprocité et affaiblit les liens de parenté par la solidarité entre frères et sœurs dans la foi » (page 90).
Une Afrique sans avenir
L’auteur de La Ruée vers l’Europe souligne aussi une autre conséquence de cette exception démographique africaine : il est illusoire de vouloir développer le continent si sa population doit tripler dans le prochain demi-siècle.
Les Africains eux-mêmes sont conscients de cette réalité et y répondent par le chacun pour soi : « Nous continuons de dresser et de redresser le bilan des indépendances africaines en insistant sur la corruption et la gabegie de nombreux gouvernements, sans ajouter que satisfaire les besoins en biens publics et en infrastructures d’une population en croissance exponentielle n’était de toute façon pas un pari tenable » écrit Stephen Smith. « Dans ce contexte, détourner pour les siens ce qui peut l’être à l’occasion, qu’il s’agisse d’un ministre face à un investisseur étranger ou d’un policier à un barrage routier, s’assimile à un choix rationnel – comme l’est, en contrepartie, la sourde acceptation de cet impôt informel par la population comme le prix à payer pour qu’il y ait des exceptions dans la pénurie générale » (page 47).
L’État postcolonial serait donc condamné à la faillite et à l’impuissance. Pourtant, sept décennies après les indépendances, il perdure cahin-caha en acquérant des compétences à l’extérieur… « [L’anthropologue Rebecca] Hardin parle de concessionary politics lorsque des États sans grande capacité institutionnelle survivent, dans l’ensemble plutôt bien, en concédant des droits d’exploitation et même des parcelles de leur souveraineté à des entreprises privées ou des États étrangers en échange d’une rente. L’exemple des compagnies pétrolières ou chimiques vient tout de suite à l’esprit mais, en matière de politiques concessionnaires, il n’y a pas de limite à l’imagination. En Centrafrique, par exemple, la douane a été à un moment confiée à la société d’un ancien mercenaire français, pour un partage des gains entre lui et l’État » (page 115).
Sauve-qui-peut
Aussi longtemps qu’elle sera sous pression démographique, d’après Stephen Smith, l’Afrique subsaharienne n’aura donc aucune chance sérieuse de se développer et verra ses enfants la fuir dans un sauve-qui-peut général : « À l’échelle du continent, selon une enquête de l’Institut Gallup de 2016, 42% des Africains âgés de quinze à vingt-quatre ans, et 32% des diplômés du supérieur, déclarent vouloir émigrer » (page 24).
L’émigration en masse vers l’Europe occidentale a débuté au début du XXIe siècle et tend à s’accélérer grâce à deux conditions majeures qu’analyse Stephen Smith : « La première condition est le franchissement d’un seuil de prospérité minimale par une masse critique d’Africains sur fond de persistance d’une grande inégalité de revenus entre l’Afrique et l’Europe. (…) La seconde condition majeure est l’existence de communautés diasporiques, qui constituent autant de têtes de pont sur l’autre rive de la Méditerranée. La présence de parents diminue grandement l’incertitude et le coût d’installation pour les migrants, qui bénéficient de leur accueil, aide à l’orientation » (page 143).
Il en ressort paradoxalement que l’« aide au développement » (sans planning familial) encourage les départs et les difficultés d’intégration dans les pays d’accueil les facilitent du fait qu’elles débouchent sur des diasporas, note l’auteur : « Voici un premier paradoxe : la difficulté d’une diaspora à se "fondre" au sein d’une population d’accueil prolonge son efficacité comme « cellule d’accueil » pour les nouveaux immigrants. (…) Voici un deuxième paradoxe : les pays du Nord subventionnent les pays du Sud, moyennant l’aide au développement, afin que les démunis puissent mieux vivre et – ce n’est pas toujours dit aussi franchement – rester chez eux. Or, ce faisant, les pays riches se tirent une balle dans le pied. En effet, du moins dans un premier temps, ils versent une prime à la migration en aidant des pays pauvres à atteindre le seuil de prospérité à partir duquel leurs habitants disposent des moyens pour partir et s’installer ailleurs » (page 145).
En songeant aux efforts déployés par les jeunes Africains pour gagner l’Europe, Stephen Smith confesse : « Au cours de la rédaction de ce livre, il m’est souvent arrivé de songer à une Afrique qui bénéficierait de toute cette énergie actuellement mobilisée pour lui tourner le dos. À quoi ressemblerait-elle ? » (page 236)…
Entre conviction et responsabilité
Face à l’éventualité d’une vague migratoire sans précédent, l’Europe occidentale hésite aujourd’hui entre la résignation : « Cette immigration est inéluctable et la sagesse - autant que la charité - commande de nous en accommoder », et la résistance : « Si cette immigration affecte notre cohésion et notre bien-être, nous devons l’arrêter ! »
Confrontés à l’accueil des migrants depuis 2015, les Européens ont à choisir entre l’« éthique de conviction » et l’« éthique de responsabilité » (page 227). Ce dilemme nous vient du sociologue Max Weber. Il oppose le chrétien qui agit selon son devoir, et s’en remet à Dieu pour le résultat de son action, au citoyen qui soupèse chaque décision à l’aune de ses conséquences.
« L’éthique de responsabilité oblige à assumer ses actes dans toutes leurs conséquences prévisibles. Vue sous ce jour, l’Eurafrique [si elle vient à exister un jour] signifiera la fin de la sécurité sociale en Europe, qui est fondée sur un contrat de solidarité intergénérationnelle. L’État-providence sans frontières est une contradiction dans les termes, à l’instar d’une famille universelle. Par ailleurs, une chose est d’inviter au partage des richesses, si l’on en a le cœur ; c’en est une autre de partager la capacité d’une société à créer des richesses – si c’était facile, l’aide au développement ne serait pas l’échec qu’elle est, et les migrants ne fuiraient pas leur pays. L’État social ne s’accommode pas de portes ouvertes, d’où l’absence historique d’une sécurité sociale digne de ce nom aux États-Unis, pays modèle d’immigration. Donc, il ne subsistera en Europe que l’État de droit, le vieux Léviathan de Hobbes. Il aura alors fort à faire pour empêcher la guerre de tous contre tous… » (page 227).
Stephen Smith se demande au demeurant qui, des migrants ou des autres Africains, est le plus digne de notre sympathie : « Certes, ils [les migrants africains] fuient des circonstances de vie souvent difficiles. Cependant, la meilleure preuve de leur libre arbitre, en dépit des contraintes, est le choix de leurs compatriotes de ne pas s’en aller. Qui a raison, qui a tort ? Il est difficile de trancher la question hors situation. Mais il serait aberrant de conférer le statut de victime, en bloc, à ceux qui fuient les difficultés plutôt qu’à ceux qui y font face » (page 146).
Craignant de perdre sous la poussée migratoire la convivialité et le bien-être dont elles ont hérité, les classes populaires du Vieux Continent en appellent au rétablissement des États-Nations dans leurs droits et leurs frontières. Mais tandis que les grands États extra-européens comme la Chine, la Turquie, l’Inde, le Vietnam etc. ont réinventé avec succès l’État-Nation, celui-ci est en train de dépérir sur le continent qui l’a vu naître.
L’État-Providence et les solidarités nationales ont rendu les armes face à l’idéologie néolibérale qui s’est emparée du Vieux Continent. On en perçoit déjà les conséquences en Grèce, en Espagne, en Italie du sud, dans l’Angleterre et la France périphériques : les conditions de vie y ont régressé depuis une génération et les perspectives d’avenir y apparaissent plutôt moins réjouissantes que dans des régions du monde autrefois « sous-développées ».
« L’asymétrie entre le Nord riche et le Sud pauvre se relativise quand on compare un chômeur italien à un Brésilien nouveau riche, un Chinois en pleine ascension sociale à un Grec en chute libre ; et même au sud du Sahara, où ce planisphère de la bonne ou mauvaise fortune peut passer pour une projection fiable, l’émergence d’une classe moyenne s’ajoutant à une classe dirigeante d’une richesse souvent choquante contribue à approfondir les disparités locales, » observe Stephen Smith. « En effet, le fossé qui s’est creusé depuis le début du XIXe siècle entre le revenu par tête d’habitant dans les pays du Nord et du Sud a atteint son paroxysme en 1980 ; depuis, il s’est comblé au point de revenir au niveau qui fut le sien en 1900 » (page 141).
La paupérisation à venir de l’Europe et de ses classes populaires en particulier pourrait paradoxalement freiner et pourquoi pas ? inverser le flux migratoire si, demain, les jeunes Africains se rendaient compte qu’ils ont plus à perdre qu’à gagner en traversant la Méditerranée. Faut-il se réjouir de cette sortie par le bas ? On peut se demander ce qu’en pense le président Macron, qui s’est dit emballé par La Ruée vers l’Europe.
La Ruée vers l'Europe s'inscrit dans l'histoire longue de l'humanité. Une première sortie d'Afrique s'est produite il y a 1,8 million d'années avec l'Homo erectus. En Europe et en Asie, il y a 400 000 ans, ce très lointain ancêtre commun a évolué vers l'homme de Néandertal et son mystérieux cousin, l'homme de Denisova. En Afrique, il y a 300 000 ans, il a évolué vers l'Homo sapiens.
Une deuxième sortie d'Afrique s'est produite il y a environ 70 000 ans quand des Homo sapiens ont franchi le Sinaï et se sont unis aux Néandertaliens présents au Moyen-Orient puis aux Denisoviens. Leurs rejetons ont essaimé jusqu'en Océanie. En Europe, il y a 40 000 ans, ils ont rencontré les Néandertaliens locaux, déjà en voie de régression démographique. Ces Néandertaliens les ont laissés venir et ont choisi de se retirer vers les régions périphériques jusqu'à leur complète extinction (note).
Il y a 30 000 ans sont apparus les différents groupes d'Homo sapiens actuels, au gré de mutations génétiques aléatoires. Les noirs d'Afrique sont ainsi apparus dans le bassin du Niger. Ayant acquis la maîtrise de l'agriculture puis de la métallurgie du fer, ils ont rapidement crû en nombre et repoussé les chasseurs-cueilleurs à peau cuivrée ou peau noire, jusqu'à occuper l'ensemble de l'Afrique subsaharienn au XVIIIe siècle.
Portée par une démographie exubérante, l'actuelle « ruée vers l'Europe », par-dessus la barrière longtemps infranchissable du Sahara, pourrait inaugurer une troisième sortie d'Afrique. Cette vague migratoire de quelques centaines de milliers de personnes par an a débuté à la fin du XXe siècle. Elle paraît infime au regard des 36 millions de naissances annuelles au sud de l'Afrique mais elle est énorme au regard de la démographie européenne (5 millions de naissances et autant de décès par an).
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Rémy Volpi (01-05-2018 15:48:13)
Stephen Smith décrit objectivement la tragédie qui se joue entre l'Afrique et l'Europe. Une Europe désemparée, dépassée, incapable de saisir les enjeux et donc d'agir avec pertinence.
Dans sa présentation du projet de la CECA, le 9 mai 1950, Robert Schuman évoquait "les premières assises concrètes d'une Fédération européenne". Et il précisait que "l'Europe pourra avec des moyens accrus poursuivre la réalisation d'une de ses tâches essentielles: le développement du continent africain".
Mais la Fédération européenne, c'est-à-dire une Europe dotée d'un gouvernement supranational souverain en charge des affaires d'envergure continentale a été arrêtée net par le rejet de la CED en 1954. Ce qui a mené à une Europe Frankenstein, monstre échappant à ses créateurs et finissant par s'autodétruire.
Quant au continent africain, on a préféré s'en remettre à Raymond Cartier: "La Corrèze avant le Zambèze". Même si l'espace d'un matin, on a parlé de l'impérieuse nécessité d'électrifier l'Afrique ("il est inconcevable qu'au XXIème siècle 75% de l'Afrique ne soit pas électrifiée", clamait Jean-Louis Borloo).
Sous l'empire des nationalismes opiacés qui nous embrument encore l'esprit, nous ne savons, comme en 1914, qu'agir en somnambules.