28 janvier 2018 : bourré de bons sentiments comme le sont en général les films de Steven Spielberg, Pentagon Papers hésite entre plusieurs cibles et n'en atteint finalement aucune (ou presque)...
Chaque film de Steven Spielberg est un événement et celui-ci ne manque pas à la règle. Mais il est douteux qu'il s'inscrive dans l'histoire du cinéma tant il pèche dans sa représentation de l'Histoire tout court. C'est une déception après le très subtil Lincoln du même réalisateur, en 2012.
La faute au scénario qui multiplie les angles d'attaque et se trompe sur presque tous.
L'histoire des Pentagon Papers
Le titre français du film fait référence à un rapport confidentiel de 7000 pages rédigé en 1967 par quelques dizaines de fonctionnaires du Pentagone à la demande du Secrétaire d'État Robert McNamara. Celui-ci soutenait en public l'engagement du président Johnson au Vietnam tout en le condamnant en privé.
Songeant déjà à démissionner de son poste - ce qu'il fera l'année suivante -, il voulait un historique des relations entre les États-Unis et le Vietnam depuis la première guerre d'Indochine conduite par les Français, afin de servir à l'édification des historiens du futur.
Dès le 31 mars 1968, le président Johnson lui-même comprend l'inanité de sa politique vietnamienne et promet l'ouverture prochaine de négociations avec les parties concernées. Son successeur Richard Nixon, brutal, vulgaire, cynique mais réaliste, annonce un désengagement militaire américain le 25 juillet 1969. Avec son Secrétaire d'État Henry Kissinger, il ouvre dans le même temps des négociations pour la paix à Paris. Dans le même temps, il engage des pourparlers avec l'URSS comme avec la Chine !
Près de deux ans plus tard, enfin, en juin 1971, le New York Times, le quotidien de référence des élites américaines, réussit à se procurer le rapport de McNamara et entame sa publication. Les lecteurs se jettent sur ces récits dont certains remontent à près de vingt ans et les plus récents à quatre ans. Ils ne concernent que les présidences Eisenhower, Kennedy et Johnson, en aucune façon la présidence Nixon, laquelle, au contraire des précédentes, fait tout son possible pour se désengager du Vietnam.
Bien que sans conséquence sur la politique de l'heure, la publication du New York Times soulève l'ire du président Nixon, lequel nourrit de très mauvaises relations avec les journalistes en général et ceux de la côte Est en particulier. Un procureur enjoint au Times de cesser la publication d'un document réputé confidentiel défense. Le journal ne peut faire autrement que d'obéir. C'est alors que le Washington Post, jusque-là de modeste réputation, prend le relais. Un vent de fronde souffle aussitôt dans la presse américaine et la Cour Suprême est appelé à légiférer sur le conflit entre le Times et le gouvernement. Elle donne raison à la presse au nom du premier amendement de la Constitution (Bill of Rights, 1791).
L'année suivante, porté par ses succès tant sur le plan intérieur que sur le plan extérieur, et malgré la détestation des élites de la côte Est, Richard Nixon sera triomphalement réélu avec 60% des voix. Mais trop sûr de lui, il laissera ses hommes de main commettre une grosse bêtise, l'espionnage des bureaux du parti démocrate dans l'immeuble du Watergate. L'enquête de police remontera en 1973 jusqu'au bureau ovale, obligeant le président lui-même à une honteuse démission. Dans cette affaire du Watergate, ce sont les journalistes du Washington Post qui seront à l'avant-scène, damant le pion à leurs rivaux du Times.
Le regard biaisé de Steven Spielberg
Le cinéaste a curieusement traité cette affaire de presse comme une affaire politique, ce qu'elle n'est pas. La publication des Pentagon Papers n'a eu strictement aucune incidence sur la guerre ni sur la présidence Nixon, à la grande différence des reportages photographiques du New York Times en 1968 ou des révélations du Washington Post sur le Watergate en 1973.
Oublieux du contexte, Steven Spielberg a qui plus est trahi les faits en faisant passer Nixon pour non seulement un type vulgaire - ce qu'il était - mais aussi un sombre incapable et un fou de guerre, ce qu'il n'était pas, bien au contraire !
Par ailleurs, notons le choix bizarre du cinéaste de centrer l'affaire des Pentagon Papers sur le Washington Post alors que tout le mérite de la publication revient au New York Times. C'est comme si l'on attribuait à ce dernier la révélation du Watergate.
La raison tient sans doute à ce que Spielberg a voulu surajouter à cette histoire un portrait de femme peu ordinaire, en résonance avec les débats actuels sur la place des femmes dans la société. C'est ainsi qu'il organise le film autour du conflit entre le rédacteur en chef du Post, interprété par Tom Hanks, et l'héritière du journal, interprétée avec superbe par Meryl Streep, laquelle a beaucoup de mal à résister à la pression des banquiers et des actionnaires qui, tous, veulent la dissuader de publier les Pentagon Papers.
Faut-il l'avouer ? Ce dilemme (publier? pas publier ?) paraît excessivement plat quand on a vu auparavant le film britannique Les Heures sombres et l'affrontement féroce entre Churchill et Halifax sur la question de résister coûte que coûte ou négocier avec Hitler.
Vos réactions à cet article
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Patrice (31-01-2018 17:26:26)
J'ai cru comprendre qu'André Laramé ne critique pas la qualité cinématographique du film, qui est forcément bonne dans la mesure où Spielberg est incapable de pondre un "navet". Il remet les pendules à l'heure quant à la véracité historique surtout à propos de Nixon. De ce point de vue, j'ai trouvé cette critique utile. Pour le reste, j'ai été un peu déçu par Pentagon Papers. Dans le même genre ("publier ou ne pas publier"?), le film magistral "Spotlight" sur les journalistes d'investigation du Boston Globe enquêtant sur les prêtres pédophiles de cette ville m'avait paru plus intense, perturbant et émouvant, du grand art sur cette presse américaine qui reste l'une des institutions les plus remarquables de ce grand pays. Mais c'est une question de goût personnel...
rogerclaude (31-01-2018 13:41:09)
J'ai un peu l'impression de ne pas avoir vu le même film ! Film que j'ai aimé, d'ailleurs. J'ai vu un film qui traite de l'indépendance de la presse face au pouvoir. Il y a un prétexte: la publication par le Post de documents initialement publiés par le New York Times, qui a reçu l'interdiction de poursuivre. Cette décision de la patronne du Post n'était pas facile, elle risquait simplement la ruine de son entreprise. Elle a choisi une voie difficile, en position de faiblesse (femme des hommes puissants) C'est ça, pour moi, le sujet du film. Tout le reste (guerre du Vietnam, rôle de Nixon (?) sont le cadre, la toile de fond.Alors, la réalité historique "documentaire", me semble secondaire. Et le choix de centrer le film sur le Post est légitime, sinon indispensable: c'est bien la patronne du Post qui a eu cette décision à prendre !
Donnat (31-01-2018 11:41:55)
Au contraire de Pierre je trouve ce « rappel à la réalité historique » d'André Larané, bienvenu et utile. Personnellement j'étais sorti de cette projection plutôt satisfait et avec l'impression d'avoir appris quelque chose. Mais le soir même les critiques du Masque et la Plume sur le plan cinématographique et aujourd'hui cette article d'Hérodote sur le le plan historique me montrent que ma satisfaction a peut-être été due à de mauvaises raisons... Merci donc de ces mises au point qui d'ailleurs ne me font pas regretter d'avoir vu ce film ! car l'ensemble film+critiques qui finalement m'a apporté beaucoup... 👍🏻😀
Jean-Maurice Huard (31-01-2018 11:28:12)
Après avoir vu le film, je comprends les réserves de M. Larané qui regarde le film en historien, ce qui explique sa déception. Bien sûr, Spielberg a le droit de raconter une histoire basée sur des faits historiques, tant que cela reste une histoire mais je crains que peu de gens puissent faire la part des choses. Le film me paraît viser le public américain en l'incitant à considérer ses dirigeants d'un oeil critique (krinein: juger, évaluer) et à ne pas prendre toutes leurs affirmations pour argent comptant. Par ailleurs, Merryl Streep a fait vers l'époque de l'investiture de du président actuel une déclaration qui n'est pas passée inaperçue, en particulier de l'intéressé. Le film qui lui donne le beau rôle, fait sans doute grincer des dents dans le bureau ovale. De plus en ces temps de #metoo, ce n'est pas un hasard que le film soit ouvertement - et à mon goût lourdement - féministe. Enfin le choix musical et certains effets de mise en scène sont faits pour séduire le grand public américain. Dont je ne fais décidément pas partie. Bref, film politique et non historique.
Pierre (29-01-2018 20:18:05)
Je reste perplexe à la lecture du commentaire d'André Larané. Un film (sauf mention explicite différente, comme un documentaire par exemple), c'est de la fiction. Votre commentaire montre à suffisance que Spielberg s'inspire de faits historiques, mais qu'il les présente "à sa façon". What's the problem ? C'est un film. C'est un peu comme si vous critiquiez (par exemple) "Un village français" sous prétexte qu'il n'y a pas eu de village comme Villeneuve. Et alors ? Vous diriez de Camus qu'il était "en petite forme" en écrivant sa pièce de théatre "Caligula" ? Désolé, monsieur Laramé, mais personne n'a sauvé "Le soldat Ryan" et qui envisagerait de le reprocher à Spielbreg ?