L'Illusion économique

L'idéologie libre-échangiste, voilà l'ennemi !

Avec L'Illusion économique (Seuil, 1998), Emmanuel Todd entrevoit la crise de la monnaie unique en gestation. Elle surviendra dix ans plus tard... Il décrit aussi les illusions de l'idéologie du libre-échange, idéologie brutalement remise en cause en 2016 par les Anglo-Saxons (Brexit et élection de Donald Trump).

L'Illusion économique

Pour Emmanuel Todd, les sociétés se décrivent comme des poupées russes : l’enveloppe extérieure est l’économie, enlevons-la et nous trouvons la politique, enlevons également celle-ci et nous atteignons l’anthropologie, laquelle explique selon l’auteur les clivages politiques et économiques d’un pays à l’autre.

C’est donc une erreur gravissime de vouloir unifier l’Europe sans prendre en compte les différences anthropologiques et culturelles entre les pays (différences qui sont appelées à croître du fait de l’évolution divergente de la démographie : effondrement de la natalité en Allemagne et en Italie, stabilité indécise en France et en Angleterre).

L’unification politique aurait dû précéder l’unification économique et monétaire, avec la volonté de renforcer la solidarité européenne en érigeant des défenses communes face aux excès de la mondialisation. Au lieu de cela, nous abattons les dernières murailles au nom de l’idéologie du libre-échange. L'auteur déplore la faiblesse des investissements croisés de part et d’autre du Rhin, signe que le rapprochement franco-allemand est encore loin de se concrétiser. La monnaie unique nous en éloigne même !« L’abandon de l’euro permettrait, paradoxalement, une reprise de la coopération européenne ».

Et l'auteur de souligner le caractère foncièrement antidémocratique de ce projet euroiste : « L'indépendance de la future banque européenne n'est pas une indépendance par rapport à l'État ; elle est l'indépendance d'une composante essentielle de l'État, le pouvoir monétaire, par rapport au contrôle démocratique ».

Le libre-échange, miroir aux alouettes

L'illusion économique est avant tout une critique vigoureuse du libre-échange idéologique. Les libre-échangistes assurent que l'absence d'entraves dans le commerce international conduit immanquablement chaque pays à se spécialiser dans ce qu'il sait le mieux faire, avec au bout du compte un développement des échanges et une baisse générale des prix, pour le plus grand bénéfice de tous. Emmanuel Todd conteste ce présupposé malthusien : « Les salaires ne constituent plus désormais pour l'entreprise qu'un coût de production, qu'elle a intérêt à comprimer autant qu'il est possible ». Il fait valoir l'absurdité de réduire les salaires et donc la demande intérieure dans tous les pays ! « Compresser les demandes intérieures, c'est réduire la demande globale... » et conduire à un retour de la déflation 

Ce n’est pas le principe du libre-échange qui mène au développement du commerce international, mais, à l’inverse, le dynamisme interne des économies nationales qui conduit à la croissance des exportations et des importations », rappelle Emmanuel Todd, dans le droit fil de Paul Bairoch (note).

À la suite de l'Allemand Friedrich List, Emmanuel Todd conteste les bénéfices d'une hypothétique spécialisation théorisés par David Ricardo... Il conteste aussi les illusions relatives aux prix de vente. Ceux-ci n'ont pas vocation à baisser ni surtout à s'homogénéiser : « L'examen empirique des données montre que la loi du prix unique (law of one price) est un concept qui peut s'éloigner assez largement de la réalité. Dans chaque nation, un système de prix met en rapport les valeurs des biens échangeables et non échangeables, selon des proportions qui semblent autant dépendre d'habitudes sociales non économiques que du jeu de l'offre et de la demande ». C'est un phénomène effectivement ignoré des économistes mais bien connu de tout un chacun, acheteurs et vendeurs : la recherche du moindre prix est marginale dans les décisions des consommateurs ; on achète un produit en fonction de sa représentation sociale. Certains produits ne sont même achetés que parce qu'ils sont chers (c'est le cas en premier lieu dans le luxe) et un produit dont le prix viendrait à descendre en-dessous d'un certain seuil pourrait même voir ses ventes baisser (« trop bon marché pour être de bonne qualité ! »).

Les dégâts occasionnés par ces contresens conceptuels sont particulièrement visibles en France : « Petite merveille de dynamisme durant les trente glorieuses, la France est devenue, en une quinzaine d'années, à la surprise générale, le mouton noir de l'économie mondiale. De toutes les nations anciennement développées, elle est celle qui va le plus mal, dont la stagnation industrielle est la plus manifeste, dont le taux de chômage est le plus aberrant. Dominée par des élites exceptionnellement incompétentes, la France a contribué plus que toute autre nation à l'erreur de stratégie économique et historique que constitue le traité de Maastricht. Ses responsables politiques, qu'ils soient de droite ou socialistes, ont allègrement mélangé des concepts économiques libéraux et autoritaires, pour n'aboutir qu'à maximiser les souffrances sociales de leur pays ». L'historien en rajoute dans sa dénonciation des élites à la française, qui cumulent « la culture, l’argent et la bonne conscience en prime » (note).

La France, justement, est à l'origine du projet de monnaie unique, une totale incongruité : « Entre 1985 et 1992, l'antinationisme a permis l'émergence d'une utopie radicale : la fusion monétaire de communautés humaines définies par dix siècles d'histoire européenne, en quelques années et dans un contexte de libre-échange. C'est la combinaison de l'ouverture commerciale et du mysticisme monétaire qui fait l'originalité du projet de Maastricht : elle rend difficile d'admettre que le but réel est la définition d'une nouvelle nation, plus vaste, plus puissante, l'Europe ». De fait, imposer à l'Union européenne de s'ouvrir sans contrepartie sur le reste du monde, en y sacrifiant son industrie et son harmonie sociale, revient à lui interdire de se constituer en nation solidaire...

Emmanuel Todd célèbre la nation : « La nation, qui enferme les riches et les pauvres dans un réseau de solidarités, est pour les privilégiés une gêne de tous les instants. Elle est la condition d'existence d'institutions comme la Sécurité Sociale qui est, en pratique, un système de redistribution nationale, incompréhensible sans l'hypothèse d'une communauté d'individus solidaires et égaux ». Il termine sur une exécution en règle de l'idéologie libre-échangiste et antinationiste : « Le dépassement de la nation ramène le capitalisme à un stade prénational plutôt qu'il ne le projette dans le postnational. En régime de libre-échange généralisé, toute tentative d'échelle nationale pour ajuster en hausse la demande, pour augmenter la consommation des ménages ou des administrations, par la hausse des salaires ou par le déficit public, ne parvient qu'à engendrer de la demande pour l'ensemble du monde et une hausse des coûts pour les entreprises du pays qui tente une telle relance ».

De fait, les vertus supposées d'une relance « keynésienne » deviennent inopérantes dans une économie libre-échangiste.

Paradoxe : plus l'enfant est valorisé, plus il se fait rare

Expert en anthropologie familiale, Emmanuel Todd montre combien les habitudes collectives pèsent inconsciemment sur les choix individuels. Par exemple, les sociétés à structure familiale de type souche, comme l’Allemagne ou le Japon, se révèlent plus vulnérables au risque de dénatalité que les sociétés de type nucléaire (pays anglo-saxons) car la valorisation excessive de la descendance porte les couples à réduire la descendance en-dessous du minimum vital pour ne pas être trop écrasés par la charge de leur éducation. Les Anglo-Saxons se souciant beaucoup moins de l’éducation de leur progéniture et n’hésitant pas à s’en séparer sitôt atteinte la majorité, ils ne craignent pas d’avoir deux ou trois enfants à charge ! « L'homo oeconomicus est d'une certaine façon universel, mais il agit toujours à l'intérieur d'un système anthropologique inconscient ». Aux États-Unis, les différentes vagues d'immigrants ont adopté cette matrice originelle anglaise : dans toutes les familles, il est habituel que les enfants, à l'adolescence, prennent leurs cliques et leurs claques et emménagent dans d'autres États.

Ce trait lié à la famille nucléaire explique en partie la régression relative des États-Unis, en matière d’éducation (baisse régulière de la proportion d'individus atteignant la licence depuis la génération 1951), de santé (le pays se situe aujourd’hui au niveau du Portugal pour le taux de mortalité infantile) et de productivité. Cette dernière a beaucoup décliné en valeur relative depuis 50 ans et si la puissance économique des États-Unis reste impressionnante, c’est que le poids démographique du pays par rapport à l’ensemble des pays occidentaux s’est, lui, beaucoup accru. A contrario, Emmanuel Todd montre que tous les pays développés où domine la famille souche voient leur niveau éducatif surpasser celui des pays anglo-saxons : Allemagne, Japon, Corée... et familles juives.

Cohérent avec son analyse, Emmanuel Todd note toutefois une particularité du Royaume-Uni. Celui-ci a bénéficié en son sein d'un groupe à famille souche représenté par l'Écosse qui a ajouté ses atouts à ceux des Anglais. De fait, les Écossais, fortement éduqués et solidaires, ont puissamment contribué à la grandeur du Royaume-Uni au XIXe siècle par leurs migrants et leurs élites.

Mais les différences anthropologiques peuvent aussi expliquer les déséquilibres actuels entre un monde anglo-saxon à famille nucléaire (individualiste donc), où l'objectif est l'optimisation à court terme du profit des entreprises et la satisfaction des consommateurs, et un monde à famille souche avec une forte propension à épargner et investir (Japon, Allemagne, Corée). Il s'ensuit un déséquilibre commercial structurel entre les premiers, qui importent à tout va, sans souci du lendemain, et les seconds, addicts à l'exportation. Ce déséquilibre n'est évidemment pas viable sur le long terme.

Dans tous les pays occidentaux, depuis cinq cents ans, le développement et la démocratie ont suivi l'éducation. C'est la généralisation de l'alphabétisation qui a permis de réduire les inégalités et resserrer les liens sociaux à l'intérieur de la nation. Mais dans les dernières décennies, l'extension d'une éducation supérieure à un quart ou un tiers de la population a introduit de nouveaux clivages. Dit simplement, un intellectuel avait besoin au XIXe siècle de s'adresser au peuple pour faire des tirages raisonnables ; aujourd'hui, il lui suffit de s'adresser aux gens de sa classe, qui constituent à eux seuls assez de monde pour autoriser des tirages conséquents.

Qui plus est, la nouvelle stratification éducative induit de nouvelles aspirations, plus strictement communautaires : « Au sein des classes culturelles dirigeantes, l'aspiration égalitaire se tourne vers l'immigré, dont la fondamentale humanité est d'autant plus facile à reconnaître et à défendre qu'il est pour les dominants, soit un être abstrait, relégué dans une banlieue, soit totalement dépendant, tels leur épicier tunisien ou leur femme de ménage portugaise. Dans les classes cultivées, la combinaison d'un inconscient égalitaire et d'un subconscient inégalitaires conduit à se sentir solidaire des immigrés et détaché des ouvriers d'origine française plus ancienne... »

Emmanuel Todd conteste la mode libérale actuelle qui consiste à calculer le PIB à parité de pouvoir d’achat (PPA) (pour faire simple, on exprime les revenus et les prix non plus dans la monnaie nationale mais en référence à un produit universel, type Big Mac). Ce mode de calcul a été promu par les économistes de l'OCDE à la fin des années 1980 pour dissimuler un phénomène contrariant à leurs yeux : la productivité déclinante des travailleurs américains. « Ils ont voulu voir dans la force des monnaies et la surévaluation des prix intérieurs, les manifestations d'une richesse illusoire » explique l'historien. Pour preuve de leur erreur, il montre l’absence de corrélation entre le rang des pays selon la mortalité infantile et leur rang en PIB à parité de pouvoir d’achat : « Le calcul en PPA, qui prétend rapprocher de la réalité physique des biens, nous éloigne de la réalité physique de la vie (...). La diffusion massive du calcul en PPA fut un phénomène idéologique plutôt que scientifique ».

L'historien fait aussi un distinguo très marxiste-léniniste entre les biens manufacturés, qu'il juge seuls représentatifs de la puissance économique, et les services, pour lesquels il n’a qu’ironie. L'appréciation mérite d'être affinée.  Est-ce que le film Titanic n’est pas en soi une source de richesse et de bien-être plus grande que le Titanic, le vrai, celui qui a coulé en 1912 ? D'un autre côté, on peut douter de la viabilité d'une économie qui importerait tous ses biens manufacturés de Chine et n'aurait plus que des activités de commercialisation amont (conception des produits) et aval (distribution des mêmes produits). 

Spicilège

- « Le vieillissement des populations exclut la possibilité d’une poussée de type fasciste ».

- « En France comme aux États-Unis ou en Angleterre, c'est l'antinationisme des élites, pour reprendre le terme efficace de Pierre André Taguieff, qui mène à la toute-puissance du capitalisme mondialisé ».

- « L’antinationisme est une machine inégalitaire. Car la nation, qui enferme les riches et les pauvres dans un réseau de solidarités, est pour les privilégiés une gêne de tous les instants ».

- « Il faut ne savoir rien faire en particulier pour pouvoir faire n’importe quoi en général. Cette formule s’applique sans discrimination, aux vendeurs de pizzas, aux agents de nettoyage et aux chief executive officers surpayés qui liquident les usines les moins rentables sans avoir les compétences scientifiques et techniques qui leur permettraient de concevoir de nouvelles activités industrielles ».

- « L’Angleterre, moins alphabétisée vers 1750 que l’Allemagne, a tiré avantage d’une structure sociale plus plastique ».

Joseph Savès
Abolir les nations

Voici un extrait de L'Illusion économique prémonitoire des tensions financières, sociales et politiques auxquelles a conduit la monnaie unique :

Entre 1985 et 1992, l'antinationisme a permis l'émergence d'une utopie radicale, la fusion monétaire de communautés humaines définies par dix siècles d'histoire européenne, en quelques années et dans un contexte de libre-échange. C'est la combinaison de l'ouverture commerciale et du mysticisme monétaire qui fait l'originalité du projet de Maastricht : elle rend difficile d'admettre que le but réel est la définition d'une nouvelle nation, plus vaste, plus puissante, l'Europe. Un tel objectif aurait fait de l'établissement d'une protection douanière commune une priorité. Mais la « construction » européenne a pris, dès la fin des années 60, une orientation résolument libre-échangiste qui l'a amenée à considérer le tarif extérieur commun comme une relique héritée du passé. S'il est vrai que la monnaie unique qu'il s'agit d'atteindre, forte et stable, est calquée sur le mark, il est faux de considérer que l'esprit de Maastricht reflète une conception germanique de l'histoire économique. L'idée allemande de l'unification part de la protection douanière pour atteindre le couronnement d'une monnaie nationale. Le Zollverein, union douanière de l'Allemagne achevée pour l'essentiel dès 1854, a précédé la genèse du mark, qui suit, avec la fondation de l'Empire wilhelmien, la guerre franco-prussienne de 1870-1871. Dans le traité de Maastricht, on trouve certainement l'idée d'abolition des nations ; on ne discerne pas la volonté positive de créer une nation.

La foi antinationiste est essentielle : elle seule permet de considérer comme possible le fonctionnement d'un instrument d'échange commun à des pays ayant des langues différentes, des mœurs spécifiques, des structures économiques distinctes, des rythmes démographiques divergents. La densité de cette croyance la rapproche des grandes idéologies du XXe siècle, qui toutes ont tenté d'abolir la diversité historique et humaine, et dont le communisme soviétique reste le plus bel exemple. Mais l'incapacité du rêve monétaire à définir une collectivité vraisemblable fait qu'il est plus raisonnable de le considérer comme une anti-idéologie.

Publié ou mis à jour le : 2020-12-16 09:32:09

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