17 juin 2016

Brexit et les trois vies de l'Europe

Le référendum britannique sur l'Union européenne met en émoi les élites du Continent. Pour en comprendre les enjeux, faisons un retour sur l'histoire de l'idée européenne, une idée française à laquelle Victor Hugo a donné la dimension d'une épopée...

Évoquée d'abord en catimini par quelques utopistes, l'idée européenne entre une première fois dans le champ politique en 1849 avec Victor Hugo, une deuxième fois en 1950 avec Jean Monnet, une troisième fois en 1988 avec Jacques Delors, à chaque fois inspirée par des Français, ce qui est normal car la France est à la jonction de toutes les sensibilités européennes, l'atlantique, la méditerranéenne et la germanique, à l'exception de la slave.

Le projet hugolien, exprimé dans le flamboyant discours d'ouverture du Congrès des amis de la paix universelle, a prodigieusement réussi. Trop bien même puisque, par sa démesure, comme on le verra plus loin, il a conduit à deux catastrophes majeures, 14-18 et 39-45.

Le projet de Jean Monnet, fondé sur une politique des petits pas, avec une ambition plus raisonnable, a très bien réussi et il est mort de sa belle mort dans les flonflons du bicentenaire de la Révolution et les gravats du Mur de Berlin.

Le troisième projet est né tandis que, pour la première fois depuis quarante ans, se faisait entendre un appel à la guerre. C'était dans le Champ du Merle, à Kosovo Polié. Mauvais présage. Ce pari d'un grand saut dans l'inconnu (supranationalité, monnaie unique, ouverture des frontières) est aujourd'hui à l'agonie. Il est possible que le référendum britannique du 23 juin 2016 lui porte un coup fatal.

1- De l'Europe des utopistes à l'Europe de Victor Hugo

En 1715, dans son Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe, l'abbé de Saint-Pierre imagine un « Corps européen », autrement dit un congrès permanent qui arbitrerait tous les différents et assurerait le statu quo entre les États. L'utopie est reprise par le philosophe Emmanuel Kant. Elle prendra forme un siècle plus tard exactement sous le nom de Sainte-Alliance, après que les guerres de la Révolution et de l'Empire auront apporté un peu de cohérence à la carte du continent (au prix de deux millions de morts tout de même !).

Il va s'ensuivre un siècle de paix et de progrès, à peine obscurci par quelques ultimes rectifications de frontières (ItalieAllemagne).

Cependant, cette stabilité politique teintée de conservatisme lasse très vite les esprits libéraux avides de mouvement. Ils vont se désennuyer en renversant le roi Louis-Philippe en février 1848. Cette première révolution déclenche en Europe des soulèvements en cascade. C'est le « printemps des peuples » qui va durer ce que durent les printemps.

Le printemps des peuples, d'après une lithographie romantique de 1848

Quand Victor Hugo prononce son mémorable discours, le 21 août 1849, voilà déjà dix-huit mois que la France vit en république. L'Europe jouit depuis une génération d'une paix exceptionnelle que rien ne semble devoir entamer. La révolution industrielle lui ouvre d'autre part des perspectives grandioses. Victor Hugo, en phase avec son époque, entrevoit mieux que quiconque ces lendemains qui chantent.

Il annonce aux Européens la paix et la démocratie, avec l'aide de Dieu : « Un jour viendra où il n’y aura plus d’autres champs de bataille que les marchés s’ouvrant au commerce et les esprits s’ouvrant aux idées. - Un jour viendra où les boulets et les bombes seront remplacés par les votes, par le suffrage universel des peuples, par le vénérable arbitrage d’un grand Sénat souverain qui sera à l’Europe ce que le parlement est à l’Angleterre, ce que la Diète est à l’Allemagne, ce que l’Assemblée législative est à la France ! [...] Car Dieu le veut, ce but sublime ! »

Mais il envisage aussi avec emphase ce que pourraient apporter au monde les Européens ainsi fortifiés par leur union : « La face du monde serait changée ! les isthmes seraient coupés, les fleuves creusés, les montagnes percées, les chemins de fer couvriraient les deux continents [...] ; l’Asie serait rendue à la civilisation, l’Afrique serait rendue à l’homme [...] Au lieu de se déchirer entre soi, on se répandrait pacifiquement sur l’univers ! Au lieu de faire des révolutions, on ferait des colonies ! Au lieu d’apporter la barbarie à la civilisation, on apporterait la civilisation à la barbarie ! »

C'est précisément ce qui va se passer quand, vingt ans plus tard, les Européens progressistes, républicains en tête, décideront d'étendre leurs valeurs à l'ensemble de la planète et de « civiliser les races inférieures » (Jules Ferry, 28 juillet 1885). Cette compétition va ranimer les tensions entre les États européens et il suffira alors d'une étincelle pour déclencher la foudre. Elle ne viendra pas des solides États-Nations d'Occident mais des empires multiculturels et multinationaux de l'Est du continent empêtrés dans les rivalités ethniques, la Russie, la Turquie et l'Autriche-Hongrie.

L'Europe de Victor Hugo toujours vivante

Les ministres Aristide Briand et Gustav Stresemann tenteront de ranimer le projet hugolien en 1928 mais leur pacte de paix ne résistera pas à la crise économique de l'année suivante et il sombrera dans les horreurs de la Seconde Guerre mondiale. À peine celle-ci sera-t-elle terminée que d'autres hommes de bonne volonté s'empareront à leur tour de l'idée européenne. Ils y seront encouragés par Winston Churchill lui-même.

Le 19 septembre 1946, à l'Université de Zurich, l'ancien Premier ministre britannique appelle de ses vœux les « États-Unis d'Europe » sur la base d'une réconciliation franco-allemande mais sans y associer la Grande-Bretagne (note) ! Comme Hugo, il fait une analogie malheureuse avec les États-Unis d'Amérique comme si les deux projets étaient comparables ; d'un côté des États-nations très divers et en même temps unis par un millénaire d'Histoire et une civilisation commune exceptionnellement féconde ; de l'autre une fédération de colonies anglaises récentes et peu différenciées.

Des parlementaires et des juristes européens tiennent différents congrès fédéralistes dans l'esprit du congrès de 1849 : à Montreux (Suisse) les 27-31 août 1947, Gstaad (Suisse) les 8-10 septembre 1947, La Haye (Pays-Bas) les 7-10 mai 1947. L'opinion publique les observe avec bienveillance et espoir. De ces réunions vont sortir en 1949 le Conseil de l'Europe, une instance de concertation qui réunit les représentants des gouvernements, et en 1959 la Cour européenne des droits de l'Homme, une instance supranationale, cooptée et non démocratique, qui va s'efforcer de briser les particularismes nationaux. Tout cela pour le bien commun, dans l'esprit du « despotisme éclairé » des Lumières.

2- L'Europe de Jean Monnet

En fait, l'union européenne va commencer seulement à se concrétiser avec le projet de Jean Monnet, à l'opposé du romantisme précédent. Son promoteur est un négociant en cognac, libéral convaincu, fin politique et visionnaire inspiré, également très proche du monde anglo-saxon. Il va tirer profit avec subtilité de la conjoncture troublée de l'après-guerre.

En 1945 s'effondre l'Allemagne nazie et l'Armée rouge s'installe sur les bords de l'Elbe, à 200 km du Rhin. Plus personne n'imagine que l'Allemagne, deux fois défaite et horriblement meurtrie puisse à nouveau se faire menaçante. Bien au contraire. En pleine guerre froide, elle devient une proie que se disputent les vainqueurs de la guerre, les États-Unis et l'URSS.

Les Allemands, vaccinés contre la politique, se consacrent à l'économie. La partie occidentale du pays, occupée par les Anglo-Saxons, reconstruit sa base industrielle avec un tel succès qu'elle en vient à menacer la reprise économique en Angleterre et en France. Un comble ! C'est là qu'intervient Jean Monnet en proposant d'associer l'Allemagne de l'Ouest à la France, l'Italie et le Benelux pour une mise en commun du charbon et de l'acier. C'est la CECA, un premier pas qui satisfait les Allemands de l'Ouest en les réintégrant dans la communauté occidentale et les Américains en mettant l'Allemagne de l'Ouest à l'abri d'une attaque soviétique.

Deux ans plus tard,  la guerre de Corée et la bombe H soviétique relancent les craintes de guerre nucléaire. Jean Monnet sort de sa prudence et propose une Communauté Européenne de Défense. Il essuie un échec cinglant et en revient à sa méthode des petits pas. Ce sera le traité de Rome et la Communauté Économique Européenne.

Cette petite Europe occidentale sous parapluie nucléaire américain va déboucher sur un immense succès et assurer la prospérité et la paix à ses habitants pendant quatre décennies. Sa recette ? La disparition progressive des barrières douanières intérieures et surtout la mise en oeuvre de grands projets négociés entre les gouvernements, comme la politique agricole commune, les échanges Erasmus, le consortium Airbus ou encore Arianespace.  

3- L'Europe de Jacques Delors

Cependant, cette construction pragmatique, à pas mesurés, lasse très vite les esprits libéraux avides de mouvement. Dès 1986, le nouveau président de la Commission européenne Jacques Delors va les désennuyer. Il fait adopter l'Acte Unique. En vigueur le 1er janvier 1987, il affiche une perspective fédéraliste dans la continuation du projet hugolien bien plus que de celui de Jean Monnet.

La refondation de l'union souhaitée par Jacques Delors va prendre corps grâce à l'effondrement de l'URSS et à la réunification de l'Allemagne.

Avec ses 80 millions d'habitants et sa puissance industrielle, la nouvelle Allemagne n'a plus rien à voir avec la République Fédérale Allemande, qui faisait pratiquement jeu égal avec la France. Le président français François Mitterrand craint qu'elle renoue avec ses rêves de grandeur ! Désireux de l'arrimer à ses partenaires, il la convainc de sacrifier le deutsche Mark sur l'autel de l'union monétaire.

Les Britanniques préconisent une monnaie commune qui viendrait en complément des monnaies nationales et servirait aux échanges avec les autres devises et de bouclier face à la spéculation. Les Allemands, tant qu'à sacrifier le dieu Mark, préfèrent une monnaie unique qui lui ressemble. C'est aussi le choix des Français qui rêvent d'une monnaie « forte ». Ce sera l'euro. Sa création est entérinée par le traité de Maastricht et, le 1er janvier 1993, la Communauté de Jean Monnet cède officiellement la place à une Union européenne à vocation supranationale.

Contrairement au calcul du président français, la monnaie unique va générer des déséquilibres abyssaux entre la grande Allemagne, économe, laborieuse et exportatrice à tout va, et ses partenaires les plus fragiles, dont la France. Ceux-là sont prompts à s'abandonner aux facilités du crédit quand l'occasion leur en est offerte comme ici avec l'euro. Avec, parmi les conséquences les plus graves, une émigration massive de la jeunesse éduquée de ces pays. 

À cet échec magistral s'ajoute le renoncement à poursuivre la politique industrielle de l'ancienne Communauté. Les nouvelles instances européennes affichent leur indifférence face aux enjeux de santé et d'environnement (régulateurs endocriniens...) comme aux rachats d'entreprises de pointe par des firmes d'État chinoises. Leur impuissance est aussi flagrante dans le domaine géopolitique (migrants, frontières, Ukraine, Syrie...) en dépit du traité de Lisbonne censé augmenter leurs prérogatives.

Les acquis de la construction européenne se réduisent à la libre circulation des marchandises et des capitaux. Autant dire rien. L’Union est nue mais ne le sait pas ! De fait, les Français n’ont pas plus de liens de solidarité avec les Allemands ou les Italiens qu’avec les Suisses ou les Papous. Ils vont plus facilement s’installer au Canada ou aux États-Unis qu’en Allemagne (note). Le bourgeois de Strasbourg ne partage rien avec son homologue de Fribourg-en-Brisgau, si proche qu’il soit de lui, tandis qu’il partage tout avec les habitants des bidonvilles de Mayotte, dont tout le sépare… sauf l’essentiel : les droits sociaux et civiques et la solidarité fiscale qui se rattachent à la citoyenneté française !

Brexit, The SunC'est dans ce contexte que le Premier ministre britannique David Cameron a invité ses concitoyens à voter le 23 juin 2016 sur l'opportunité de rester ou non dans l'Union (Brexit).

Aussi passionnée qu'en France en 2005, la campagne référendaire voit les partisans du In agiter la menace d'une récession économique en cas de sortie (Brexit) tandis que leurs opposants agitent la fibre nationaliste et démocratique en dénonçant le caractère non-démocratique de plus en plus flagrant des institutions européennes et en agitant la menace d'une submersion de l'île par les immigrants européens.

Si le Brexit devait avoir lieu, parions qu'il n'aura aucune conséquence économique immédiate. En effet, les continentaux et les Britanniques n'ont pas plus intérêt les uns que les autres à remettre en cause leurs accords commerciaux et douaniers. Quant aux firmes installées à la City, elles n'auront aucun motif tangible de déménager pour Paris-La Défense ! 

Sur le long terme, les Britanniques trouveront avantage au Brexit en gérant leurs affaires en vertu du seul intérêt national, sans se soucier de réglements supranationaux.

En matière géopolitique, le Brexit dessinera une carte de l'Europe similaire à celle du printemps 1941 - les chars en moins -, avec l'Europe continentale dominée par une grande Allemagne, assistée d'une France docile, sinon soumise. À l'ouest, une Angleterre tournée vers le grand large et les États-Unis. À l'est, une Russie perçue par l'Allemagne comme un ennemi à ménager en attendant mieux.

Les effets du Brexit, s'il a lieu, se feront sans doute le plus immédiatement sentir sur ce qui reste en France de l'héritage gaullien.

La France est, en-dehors du Royaume-Uni, le seul pays européen à ne pas avoir complètement renoncé à une armée et une politique étrangère autonomes alors que tous les autres se satisfont de modestes armées conventionnelles et s'en remettent aux Américains pour leur sécurité collective (avec les résultats que l'on connaît : Kossovo, Ukraine, Irak, Syrie, Libye...).

Sans le soutien de Londres, il sera formellement impossible aux dirigeants français de résister à la pression de leurs partenaires en faveur d'économies drastiques dans le domaine militaire et pourquoi pas ? d'un renoncement à la dissuasion nucléaire.

Combien de temps perdurera cette Union européenne restreinte ? « That is the question ».

André Larané
 
 
Publié ou mis à jour le : 2023-06-20 17:21:36
Rémy Volpi (23-06-2016 08:39:42)

Comme celui de Joseph Savès, les points de vue de Jacques et Margane sont révélateurs: nous peinons à nous dégager de l'emprise délétère de deux siècles d'opium nationaliste.
Romain Gary disait que "le patriotisme c'est l'amour des siens, le nationalisme, c'est la haine des autres".
Le mythe nationaliste fait que l'on s'accroche à la souveraineté nominale (une monnaie, une politique extérieure nationales, etc.)comme le singe, dans le piège rustique que lui tendent dit-on les Asiatiques, s'agrippe mordicus à sa dérisoire friandise se rendant ainsi volontairement prisonnier des villageois qui sans coup férir s'en emparent.
Romantisme, quand tu nous tiens! Descartes, au secours!

André (21-06-2016 10:09:35)

Bonjour Article intéressant sur le Brexit, mais sauter de Victor Hugo à Monnet (le rêve et l'économie) c'est faire l'impasse sur un moment essentiel pour la construction de l'Europe, à savoir la... Lire la suite

Gilles Aerts (21-06-2016 00:09:17)

Cela me rappelle les mots fameux de Churchill à propos d'une autre bataille d'Angleterre: Now this is not the end. It is not even the beginning of the end. But it is, perhaps, the end of the beginni... Lire la suite

Jacques (20-06-2016 00:55:58)

Brillant résumé d'un siècle et demi d'illusions. Je regrette qu'il y manque le manipulateur de la "construction européenne" depuis 1945, à savoir le gouvernement des Etats-Unis, employeur de Jean... Lire la suite

Rémy Volpi (19-06-2016 22:38:42)

Je ne partage en rien le point de vue anti-européen de Monsieur Joseph Savès. D'abord s'agissant de la genèse du projet, je ne suis pas sûr que Kant, Richard Coudenhove-Kalergi, Altiero Spinelli... Lire la suite

Margane (19-06-2016 19:03:18)

L'Angleterre a toujours été la cinquième colonne en Europe faisant en sorte que personne n'y domine et tout cela seulement dans son propre intérêt. Le Commonwealth reste son empire virtuel mais r... Lire la suite

Margane (19-06-2016 19:03:18)

L'Angleterre a toujours été la cinquième colonne en Europe faisant en sorte que personne n'y domine et tout cela seulement dans son propre intérêt. Le Commonwealth reste son empire virtuel mais r... Lire la suite

Imaskar (19-06-2016 15:37:11)

That is the question, en effet. Combien de temps va durer cette Europe de tous les maux? Car il est bien évident que ces maux ne viennent en aucune façon des politiciens qui ont trouvé l'alibi c... Lire la suite

Pierre Mathy (19-06-2016 10:44:54)

Je souscris à l'analyse de Joseph Savès, à quelques nuances près, notamment(a) La situation dans les empires multiculturels de l'Est a été instrumentalisée par l'Allemagne (les classes dominant... Lire la suite

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