5 décembre 2015

Comment l'Europe a changé le monde

Claude Fouquet, haut fonctionnaire, ambassadeur, historien et écrivain, est l’auteur d’ouvrages traitant du monde antique, de la modernité et de l’histoire de l’Occident. Son livre, Comment l’Europe a changé le monde (éditions Apopsix, 2015), est une somme passionnante qui nous permet d’appréhender la genèse et la construction des valeurs européennes.

Claude Fouquet s'en est entretenu avec la rédaction du magazine La Marche de l’Histoire (La Marche de l’Histoire N°15, novembre-décembre 2015). Voici cette grande interview que le magazine a bien voulu partager avec les lecteurs d'Herodote.net...

La Marche de L'Histoire : Pourquoi Grecs et Romains n’ont-ils pas fait l’Europe ?

Les anciens Grecs et Romains ne se considéraient nullement comme Européens. Ce n’est qu’une vingtaine d’années après la bataille de Poitiers (732) que le mot apparaît pour la première fois, dans un texte félicitant les Européens – Europenses en latin – d’avoir arrêté des envahisseurs musulmans venus d’Espagne.

Pas plus que les Romains, les Germains ne se sentent Européens. Le mot qui s’impose finalement pour désigner la nouvelle puissance qui remplace Rome, c’est Francia, traduction latine de Frankland, le pays des Francs ; un peuple dont une partie, à l’ouest du Rhin, avait adopté les dialectes latins des Gallo-Romains, qui depuis longtemps avaient oublié leur langue celte.

Devenus catholiques et se considérant comme le nouveau peuple élu, les Francs, tout en créant un nouvel empire, laissent pourtant subsister, après la disparition de l’empereur de Rome, puis du Sénat, un pouvoir romain qui se pare des titres et des vêtements pourpres des empereurs. C’est un pouvoir d’un type nouveau, comme on n’en a encore jamais vu, car non armé.

Staline avait bien tort de se moquer en demandant : « Le pape, combien de divisions ? » Comme l’empereur Théodose à Milan devant saint Ambroise, en 390, seize siècles plus tard, Mikhaïl Gorbatchev, dernier successeur de Staline, est venu à Rome, le 1er décembre 1989, rencontrer le pape polonais Jean-Paul II, dont il a reconnu le rôle déterminant dans la chute de l’empire soviétique !

Contrairement aux littératures antiques, reflétant ce qu’un régime autoritaire souhaite qu’on retienne de lui, l’épigraphie et l’archéologie récentes dressent de l'empire romain un sombre tableau de misère, d’esclavage massif, d’écrasante fiscalité !

L’effroyable mortalité infantile, la dénutrition généralisée, l’infanticide des petites filles. Mieux que les recensements, souvent contradictoires, qui ignorent femmes, esclaves, métèques, les fouilles ont soulevé un coin du voile.

À l’époque des Antonins, supposée si heureuse (IIe siècle de notre ère), il y a dans des cimetières de Rome cent quarante hommes pour cent femmes. L’espérance de vie à la naissance est de l’ordre de 22 ans pour les hommes et 20 ans pour les femmes.

Pour la plus grande partie de la population, la vie est courte et cruelle. La misère et le dépeuplement s’aggravèrent à partir du IIIe siècle quand les empereurs diminuèrent la teneur en argent des pièces de monnaie, créant l’inflation, ce qui conduisit au paiement des impôts en nature et affama le paysan, qui, pour y échapper, désirait quitter sa terre, mais en était empêché. Beaucoup se plaçaient alors sous la protection de hauts fonctionnaires ou de grands propriétaires.

C’est ainsi que les paysans devinrent des serfs attachés à la glèbe (terre cultivée), de génération en génération. Il faudra attendre que l’Europe chrétienne adoucisse leur condition pour permettre un décollage de la production agricole.

On ne sait pas calculer les PIB antiques, mais, comme la science est mesure, on doit mesurer ce qui est mesurable, comme la population ou la longévité. Dans les deux cas, les chiffres sont incertains.

Déjà, sous la République romaine, pendant les deux siècles d’avant notre ère, la population italienne diminua, passant de 4,5 à 4 millions d’habitants dont 1 à 2 millions d’esclaves (note)

La Marche de L'Histoire : n'est-ce pas en définitive le judéo-christianisme et ses valeurs qui ont créé les bases de l’Europe ?

Quand, en 1865, Ernest Renan découvre Athènes et le Parthénon, il est ébloui et compose sa fameuse Prière sur l’Acropole : « Depuis longtemps, je ne croyais plus au miracle, dans le sens propre du mot ; cependant la destinée unique du peuple juif, aboutissant à Jésus et au christianisme, m’apparaissait comme quelque chose de tout à fait à part. Or voici qu’à côté du miracle juif venait se placer pour moi le miracle grec, une chose qui n’a existé qu’une fois, qui ne s’était jamais vue, qui ne se reverra plus, mais dont l’effet durera éternellement, je veux dire un type de beauté éternelle, sans nulle tache locale ou nationale ».

Élu en 2005 à l’Académie française (et décédé cette année), le philosophe français René Girard n’est pas d’accord avec son analyse. Pour lui, il n’y a aucune comparaison possible, aucune hésitation : « Le monde moderne ne vient pas d’Athènes, mais de Jérusalem ».

Alors que les dieux de l’Olympe encouragent la violence et la guerre, alors que dans les poèmes d’Homère, qui servaient à l’éducation des jeunes du monde antique, la guerre apparaît comme la seule source d’honneur et de richesse, la Bible, pour la première fois, proclame le travail plus respectable que la guerre. Puis les Évangiles introduisent une nouvelle idée de l’amour et de la dignité, de l’homme comme de la femme.

Pour Girard, aucun doute, c’est l’Ancien Testament et les Évangiles qui ont permis la réussite de l’Occident.

Gilles Kepel, professeur à Sciences Po, a enquêté sur les mouvements politico-religieux contemporains (note). Il explique comment le monde juif des années 1970 a connu des tentatives de retour à l’observance de la loi juive, afin de rejudaïser la société. Au même moment, intégristes catholiques, fondamentalistes protestants et islamistes – souvent des jeunes gens instruits – remirent en cause l’héritage des Lumières.

Dans les pays musulmans, les marxistes semblent avoir été éliminés, mais les islamistes ont pris le pouvoir en Iran, en Égypte, en Tunisie, et même au Maroc. Pour les islamistes, les États musulmans issus de la décolonisation sont assimilés à la jahiliyya, c’est-à-dire l’état de barbarie préislamique. Kepel montre comment, dans l’islam post-colonial, la liberté, notamment des femmes, est un élément exogène d’une culture essentiellement moniste (tout ce qui existe constitue un TOUT unique) ; alors que la culture judéo-chrétienne est pluraliste. Mais il ne remonte pas à l’origine historique de ce pluralisme.

La Marche de L'Histoire : la société tournerait-elle donc autour des deux pouvoirs spirituel et matériel ?

Après la chute de l’empire d’Occident, en 476, c’est l’évêque de Rome qui comble le vide. Représentant de Dieu sur terre, comme ses prédécesseurs, il continue de revendiquer pour lui-même le pouvoir suprême, c’est-à-dire non seulement le pouvoir spirituel, mais aussi le pouvoir de nommer et de régenter les souverains de la Christianitas.

Pour justifier ce pouvoir extraordinaire, pouvoir qui n’était pas fondé sur la force des armes, mais sur celle des idées, il fallait une doctrine incontestable. Elle fut énoncée, peu après la chute de l’empire d’Occident, par Gélase Ier, un pape venu d’Afrique, d’origine kabyle, qui régna de 492 à 496.

On ne le connaît guère que par une centaine de lettres. Dans l’une d’elles, adressée à l’empereur d’Orient, Anastase Ier, il ose affirmer : « Il y a deux pouvoirs par lesquels ce monde est principalement dirigé, l’autorité sacrée du sacerdoce et l’autorité des rois. »

Chacun de ces pouvoirs émane de Dieu, et chacun est indépendant. Cette séparation des pouvoirs est fondée, explique-t-il, sur l’injonction du Christ : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. »

Par cette injonction, Jésus renoue avec une vieille tradition juive, reflet d’un lointain épisode de l’histoire d’Israël, quand, au nom de Dieu, une famille de grands prêtres, les Maccabées, Makabim en hébreu, se révolta contre la domination du roi hellénistique Antiochos IV Épiphane. Leurs descendants prirent le nom d’Asmonéens et régnèrent de 167 à 40 avant J.-C.

Après avoir opposé au pouvoir royal grec celui du grand prêtre du Temple de Jérusalem, ils se transformèrent en une dynastie royale qui se heurta à l’opposition des Pharisiens et des Esséniens. Leur règne se termina en 40 avant J.-C. avec la nomination comme roi de Judée d’Hérode Ier (73-4 avant J.-C.) par le sénat romain, sur proposition de Marc Antoine.

Au temps de Jésus, le grand prêtre et le Sanhédrin représentaient l’autorité des grands prêtres face au procurateur romain. C’est ainsi que, dès l’origine du christianisme, le chrétien, comme le juif, relevaient d’une double autorité, religieuse et politique.

Il est toutefois difficile, sinon impossible, de rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu, quand Dieu et César sont représentés par la même personne. C’est ce qui se passa après la conversion de Constantin, à la fois empereur et évêque.

Dès l’origine, Constantin se vit comme le treizième apôtre. Pontife suprême, comme l’avaient été tous les empereurs depuis César, il nommait les évêques et incarnait l’Église en tant qu’« évêque du dehors ».

Après Constantin, tous les empereurs d’Orient ont nommé les évêques. Aujourd’hui encore, le patriarche orthodoxe de Constantinople est nommé par le président de la République turque, successeur du sultan ottoman qui a remplacé l’empereur d’Orient.

Cette concentration des pouvoirs, appelée césaro-papisme, persiste en Orient jusqu’à la chute de Byzance, en 1453, et se perpétua ensuite en Russie, où Moscou se voulut la « troisième Rome ».

À l’évidence, cela n’a pas conduit à l’épanouissement de la liberté dans l’Europe orthodoxe. L’absence de contre-pouvoir semble même être un trait durable et accepté, ou du moins toléré, encore aujourd’hui, de la vie politique russe.

La Marche de L'Histoire : en quoi l'événement de Canossa est-il exemplaire ?

Depuis Charlemagne, les empereurs avaient pris l’habitude d’investir, c’est-à-dire nommer, évêques et abbés, même si on prétendait encore que ces nominations émanaient du peuple, qui les ratifiait par acclamation : Vox populi, vox Dei.

Bravant l’interdiction papale, l’empereur Henri IV refusa de s’incliner et, à Worms, au bord du Rhin, en janvier 1076, osa proclamer la déchéance de Grégoire VII. Le pape répliqua en le déposant et en l’excommuniant, ce qui délia ses sujets de leur serment d’obéissance.

En quelques mois, Henri IV vit rapidement fondre son autorité. Paniqué, il partit pour l’Italie et traversa les Alpes au Mont-Cenis, avec sa femme et un enfant, pour se rendre au château de Canossa, une forteresse des Apennins appartenant à sa cousine Mathilde, comtesse de Toscane, la plus fidèle amie du pape.

Fille de Béatrice, duchesse de Lorraine, elle parlait français, allemand et latin. C’était une guerrière qui n’hésitait pas à chevaucher en armure à la tête de ses vassaux.

Devant le château de Mathilde, à Canossa, vêtu d’une robe de pénitent, Henri IV attendit trois jours, les pieds dans la neige, que le pape veuille bien lui accorder son pardon. Finalement, au matin du quatrième jour, le 25 janvier 1077, l’empereur fut admis à franchir le premier des trois murs qui entouraient le château. Il se jeta au pied de Grégoire VII en criant : « Très Saint Père, épargnez-moi ! » Le pape leva alors l’excommunication. Cet épisode célèbre devait marquer durablement les esprits.

Finalement, vaincu par Henri IV, Grégoire VII dut abandonner Rome pour se réfugier à Salerne où il mourut en 1085. La querelle des investitures continua et les papes suivants excommunièrent à nouveau Henri IV ainsi que son fils Henri V, et ces derniers déposèrent des papes et nommèrent des antipapes.

Il fallut attendre le concordat de Worms, en 1122, pour que l’empereur renonçât, en principe, au droit d’investiture, en contrepartie de certaines concessions de l’Église.

Ni l’interprétation d’Alcuin, plaçant les deux glaives dans les mêmes mains, celles de l’empereur, ni celle de saint Bernard les confiant au pape, ne pouvaient permettre un durable équilibre des pouvoirs.

La Marche de L'Histoire : pouvez-vous nous en dire plus sur la Magna Carta ?

Innocent III suscita, en 1215, dans la dernière année de sa vie, un document qui changera le monde : la Magna Carta, que les historiens anglo-américains considèrent comme l’acte de naissance de leurs libertés.

Cela se passe en Angleterre, non loin de Londres, quand le roi Jean, dit Jean sans terre, fils d’Aliénor d’Aquitaine et frère de Richard Cœur de Lion, dut céder devant une révolte, et accepter un document appelé Articles des Barons, d’où est tirée une Magna Carta, une Grande Charte limitant ses pouvoirs.

Il était en mauvaise posture, car il avait été battu en Poitou l’année précédente, et ses alliés impériaux et flamands avaient été vaincus par Philippe Auguste à Bouvines, près de Lille, le 27 juillet 1214.

C’est à Runnymede, au bord de la Tamise, à une trentaine de kilomètres à l’ouest de Londres, que le roi Jean se vit imposer par ses barons révoltés la Grande Charte, le 15 juin 1215, à la fin du pontificat d’Innocent III.

Tuteur du jeune empereur Frédéric II, le pape apparaissait alors comme le souverain suprême de l’Occident, le véritable empereur, verus imperator. Suzerain du roi Jean, c’est lui qui a dicté les termes de la Magna Carta.

Les Anglais se sont toujours souvenus de ce document, chaque fois qu’ils voulaient affirmer leurs libertés, par exemple en 1679, quand, sous Charles II, le Parlement de Londres vota l’habeas corpus (« Dispose de ton corps »), interdisant de spolier ou de priver de liberté tout homme libre, « sauf par le jugement de ses pairs ou par la loi du pays ». Ce sont les mots mêmes de la clause 39 de la Charte, suggérée par Innocent III dans une lettre au roi Jean.

Rappelons que les Français ne jouissent toujours pas aujourd’hui de l’habeas corpus, et peuvent à tout moment être envoyés en prison, sans autre forme de procès, par un juge unique tout puissant.

Aux États-Unis, le tribunal des pairs prévu par la loi d’habeas corpus fonctionne toujours sous le nom de Grand jury. Aujourd’hui encore, les Américains voient dans la Magna Carta le début d’un processus historique qui aboutit à leur Constitution de 1787, toujours en vigueur, et qui reprend, comme plusieurs actuelles constitutions d’État, des idées, et même des phrases entières de la Grande Charte.

La Marche de L'Histoire : pourquoi dites-vous que la période révolutionnaire et celle de Napoléon furent une régression ?

Quand on écrit Révolution avec un grand R, on se réfère à la Révolution française commencée en 1789.

Selon un célèbre historien britannique, Simon Schama : « L’idée qu’entre 1789 et 1791 la France aurait profité d’une espèce de jardin d’Eden libéral avant l’érection de la guillotine est une fantaisie complète ».

Dès le tout début, la violence qui rendit la Révolution possible en premier lieu créa exactement la distinction brutale entre Patriotes et Ennemis, Citoyens et Aristocrates, « entre lesquels il ne pouvait y avoir aucune gradation humaine de couleurs » (note).

La Révolution fut portée par une nostalgie réactionnaire plus que par une vision d’avenir. Elle s’est faite au nom d’un retour en arrière, vers une Antiquité rêvée, celle d’Athènes, de Sparte et de Rome, telle qu’imaginée par Plutarque dans ses Vies parallèles, qui se sont imposées en France grâce à la traduction de Jacques Amyot, publiée pour la première fois en 1559. « C’est notre bréviaire », disait Montaigne de ce livre.

Après lui Descartes, Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Danton, Robespierre et Bonaparte vont aussi admirer les héros de Plutarque.

La Marche de L'Histoire : l'une des spécificités de la culture européenne serait, dites-vous, le respect porté à la femme. Qu'en est-il ailleurs ?

Le respect de la femme est une caractéristique de la culture européenne. Parmi les causes, comme me l’a fait remarquer l’historien Alain Besançon, il y a le rôle important laissé aux femmes dans les cultures germaniques.

Il y a aussi le christianisme qui affirme l’égalité de la femme et de l’homme. Les Évangiles montrent que Jésus aime et respecte les femmes. Il ne dit jamais un mot qui les rabaisse, contrairement à la tradition gréco-romaine.

Selon saint Paul, « Dans le Christ, il n’y a ni mâle ni femelle » (Ga 3, 28)... Et beaucoup d'exégètes pensent que les textes de Paul imposant silence aux femmes (première épître aux Corinthiens et épître à Timothée) ne sont pas authentiques ! (note)

Origène, mort en 254, fut le premier à appeler la Vierge Marie théotokos. Mais c’est en 325, au concile de Nicée, que Marie fut officiellement proclamée théotokos, celle qui a engendré Dieu, titre démesuré qui fit scandale, et que refusa le patriarche de Constantinople, Nestorius.

Pourtant ce titre triompha non seulement pour des raisons théologiques, mais aussi en raison d’une immense ferveur populaire. Depuis, et jusqu’à nos jours, Marie est plus représentée que Dieu le Père. C’est elle qui apparaît, et non Jésus, à Lourdes en 1858 et à Fatima en 1917.

Lorsque l’Empire romain devint officiellement chrétien en 380, le rôle de la femme fut renforcé par une nouvelle forme de mariage qui se répandit dans l’aristocratie d’abord, avant de se généraliser.

Régulé par l’Église, le mariage sacrement devint une institution très différente de ce qui avait existé jusque-là en Égypte, en Grèce ou à Rome, très différente aussi de ce qui existait ailleurs, en Chine, en Inde, en Afrique, ou plus tard dans le monde musulman jusqu’à nos jours. Le divorce et l’adoption étaient interdits, ce qui eut pour effet de concentrer l’héritage sur la proche famille.

Monogame, le mariage chrétien interdisait aussi l’inceste et la consanguinité, courants en Égypte pharaonique. Les mariages entre cousins sont encore à l’heure actuelle un trait des sociétés proches orientales.

Contrairement au droit romain, le droit de l’Église protège la femme. Créée à l’image de Dieu, dotée d’une âme immortelle, elle peut, à l’égal de l’homme, accéder à la sainteté.

À partir du VIe siècle, le couvent permet aux femmes de mener librement leur vie spirituelle et intellectuelle. Les abbesses exercent un pouvoir égal à celui des abbés, et parfois même des évêques. La femme peut donc être libre hors du mariage, et aussi dans le mariage, car le mariage chrétien est un contrat entre deux personnes qui ont la liberté de choix et sont traitées à égalité par l’échange symétrique des consentements.

Cela est répété à l’occasion de plusieurs conciles. C’est ainsi que le grand concile œcuménique du Latran, en 1215, rappelle une fois de plus que le libre consentement des futurs époux doit s’exprimer devant un prêtre. La femme est libre de choisir son époux et de le quitter.

C’est en Occident que, pour la première fois, apparaît un droit de la famille tout à fait nouveau, protecteur de la femme et favorable à une transmission ordonnée de la propriété et du pouvoir. Cela s’est fait au détriment d’antiques structures de parenté fondées sur le clan, la tribu ou la caste.

La prohibition des pratiques endogames et des mariages forcés a libéré les hommes, et encore plus les femmes, d’étouffants carcans coutumiers.

C’est ainsi que l’Europe médiévale n’a pas connu le système des castes qui s’est imposé en Inde, ni la structure tribale qui domine encore aujourd’hui le monde arabo-musulman, où il est un frein à la démocratisation, comme on le voit aujourd’hui en Irak ou en Égypte.

Dès le haut Moyen Âge, la modernité s’est affirmée dans la famille nucléaire, c’est-à-dire limitée aux parents et aux enfants, structure légère et libératrice, qui s’est peu à peu imposée pour offrir un cadre juridique favorable à la protection et à l’épanouissement de l’individu, au point de devenir, par la suite, un élément essentiel de l’État de droit.

La Marche de L'Histoire : comment est né l’État de droit ?

L’État de droit est né du désir de favoriser la liberté individuelle.

L’idée que l’on se fait de la liberté a beaucoup varié au long de l’histoire. Pour Confucius, être libre c’est rester en harmonie avec les autres. Pour Périclès, c’est agir dans l’intérêt de la cité. Pour Richelieu, c’est faire ce que Dieu attend de nous. Nous croyons aujourd’hui à la liberté individuelle et nous voulons que l’individu ait le droit de tout

Un grand historien britannique croit que christianisme a inventé l’État de droit (note) parce que l’amour divin s’étend à tous les individus, comme le proclame saint Paul : « Il n’y a plus ni juif ni grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus l’homme et la femme, car tous, vous ne faites plus qu’un dans le Christ Jésus » (Galates 3,28). Formule révolutionnaire qui brise les codes et préjugés antiques, mais mettra plusieurs siècles à s’imposer.

Jusque-là, dans la pensée antique la femme, non seulement n’est pas libre, mais elle n’a pas d’âme. « Ce qu’une femme peut espérer de mieux, dit Platon, c’est de devenir homme. Ce sont les mâles seulement qui sont créés directement par les dieux et à qui l’âme est donnée » (Timée). Ce que caricaturait l’humoriste Pierre Desproges : « Dépourvue d’âme, la femme est dans l’incapacité de s’élever vers Dieu. En revanche, elle est en général pourvue d’un escabeau qui lui permet de s’élever vers le plafond pour faire les carreaux. C’est tout ce qu’on lui demande. »

La Marche de L'Histoire : où en est l’Europe aujourd’hui en ce qui concerne la liberté et l’État de droit ?

« L’homme est né libre, et partout il est dans les fers », disait Rousseau. N’est-ce pas encore le cas aujourd’hui pour la majorité des hommes et plus encore des femmes ? Mais contrairement à ce que pensait Rousseau, nos ancêtres du Paléolithique ne naissaient pas libres. Ils étaient dominés par les plus forts de la famille, du clan ou de la tribu.

Il n’y a pas de progrès sans liberté. Mais la liberté ne suffit pas, il faut aussi l’ordre pour protéger l’individu, son intégrité physique et ses biens. Il faut donc l’État de droit. Fragile équilibre, toujours remis en question, entre individu et État.

Les anciens Grecs ont inventé la démocratie et les Romains le droit, mais étaient-ils libres ?

Quand donc est née la liberté ? La plupart des historiens pensent que la liberté, telle que nous la concevons aujourd’hui, n’est apparue qu’après la chute de Rome, quand s’impose l’idée que l’individu, même féminin, a des droits. C’est alors que commence le décollage économique.

Entre 600 et 1500, la production européenne est multipliée par quatre, soit près de la moitié de la richesse du monde sur moins de 10 % de sa surface !

Pourtant, l’idéal de liberté est encore loin de s’imposer à tous. On trouve actuellement des hommes et des femmes prêts à sacrifier leur vie pour s’y opposer. L’État de droit est un combat permanent pour la liberté individuelle.

Entretien de Claude Fouquet avec la rédaction de La Marche de l'Histoire, automne 2015
Publié ou mis à jour le : 2020-02-03 10:32:17
momon (07-09-2017 11:14:35)

Bonjour Hérodote.net et ses lecteurs, Je reviens sur ce sujet, car de mon point de vue, notre pays, la France se trouve "coincée" par l'application des droits de l'homme, qui certes sont un droit i... Lire la suite

jacques (07-12-2015 12:09:03)

Malaise? C'est peu dire, indignation quand on lit que la Révolution française a été une période de régression. La régression, elle est plutôt chez ces hauts fonctionnaires qui trahissent la rÃ... Lire la suite

PierreMathy (06-12-2015 18:39:35)

J'éprouve un sentiment de malaise à la lecture de cet interview, comme à celle d'autres ouvrages du même auteur. Comment expliquer qu'une telle somme de connaissances débouche sur une vision manichéenne de l'histoire , où le seul crédit du progrès au sens noble du terme ne puisse être attribué qu'au christianisme et refusé à d'autres courants antérieurs qui ont pourtant nourris la pensée chrétienne (Grèce antique etc.)
Peut-on vraiment croire sans rire que les régimes pourtant très chrétiens des Louis XIV et XV étaient moins barbares que celui des Romains ou de Robespierre, que la femme a été libérée par le christianisme (dans le discours, peut-être, mais dans les faits !!), etc.

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