Tandis que la crise ukrainienne menace la paix en Europe, revenons sur la genèse du conflit...
On peut lire aussi l'entretien entre l'historien Emmanuel Todd et Herodote.net : « La Russie nous surprendra toujours ».
Vladimir Poutine montre ses muscles. Il annexe la Crimée et menace le Donbass pour déstabiliser l'Ukraine et la ramener dans le giron de Moscou. Faut-il s'en étonner ? Que nenni. C'est la même stratégie qu'il a employée à l'égard d'un autre satellite, la Géorgie, en 2008.
Et l'opération a réussi au-delà de toute espérance, avec qui plus est la bénédiction des Occidentaux. Mieux encore, le président de la République française de l'époque a donné un blanc-seing au gouvernement russe pour rééditer son coup, dans un entretien avec son homologue Dimitri Medvedev au Kremlin, mardi 11 août 2008. Qui s'en souvient ? Voici ce qu'il lui a dit : « Il est parfaitement normal que la Russie veuille défendre ses intérêts ainsi que ceux des Russes en Russie et des russophones à l'extérieur de la Russie ».
La Russie rejetée dans les confins
La crise ukrainienne est bien plus grave que la précédente car elle concerne un pays de 45 millions d'habitants au coeur de l'Europe, très instable et fragile, en voie de dépeuplement et, qui plus est, suréquipé en installations nucléaires.
Cette crise est née d'une grosse maladresse des dirigeants européens qui ont fait un appel du pied à l'Ukraine sans mesurer l'importance vitale pour l'ensemble des Russes du lien qui les rattache à celle-ci. Nous l'avons souligné dans notre précédente analyse de la crise ukrainienne, en novembre 2013 :
Mettons-nous un instant dans la peau d'un Russe de Moscou ou Vladivostok. Il n'est pas concevable pour lui que se dresse un « rideau de fer » entre son pays et l'Ukraine, entre la « Grande-Russie » et la « Petite-Russie ». Cela reviendrait à l'isoler complètement entre des mondes plus ou moins hostiles : l'Extrême-Orient chinois, l'Asie centrale turque, l'Europe atlantique.
On n'imagine pas davantage qu'il accepte un « rideau de fer » au sein même de l'Ukraine, entre une partie russophone qui reviendrait dans le giron russe et une partie occidentale, sans réalité historique, qui chercherait sa voie aux côtés d'une Union européenne désargentée et sans leadership.
Quoi que pensent les Russes de leur président Poutine, de sa brutalité et de son autoritarisme, ne doutons pas qu'ils partagent sa volonté de conserver l'Ukraine - et la Biélorussie, ou « Russie blanche » - dans la sphère d'influence de Moscou. Si certains grands pays comme le Japon peuvent se délecter d'une solitude hautaine, il n'en va pas ainsi de la Russie qui, comme les autres États européens, a besoin d'être entourée d'amis et d'alliés.
La Russie intégrée à l'Europe
Après l'avertissement géorgien de 2008, il était proprement insensé de la part de Bruxelles de laisser croire à un partenariat avec Kiev qui replongerait Moscou dans une dramatique solitude.
Pour ne rien arranger, les principaux dirigeants européens ont snobé l'ouverture des Jeux de Sotchi, manquant l'occasion de rassurer le président russe sur les intentions de l'Union européenne. La Chine, le Japon ou encore la Turquie étaient quant à eux représentés au plus haut niveau, de même que l'ONU.
On dira que le président et le vice-président américains ne se sont pas non plus dérangés à Sotchi. C'est qu'ils ont en commun avec les Russes d'agir selon ce qu'ils pensent être l'intérêt national. Tout le contraire des dirigeants européens qui seraient bien incapables de définir l'intérêt de l'Union, entre des Polonais qui rêvent de « libérer » les Ukrainiens, des Allemands qui veulent préserver leurs approvisionnements en gaz russe, des Français qui veulent on ne sait trop quoi etc.
Le gouvernement américain, donc, sait ce qu'il veut ; c'est attiser les cendres de la « guerre froide ». En juillet 1991, il a refusé de soutenir Mikhaïl Gorbatchev quand celui-ci a sollicité l'aide financière des Occidentaux pour sauver son économie et ses réformes... Plus près de nous, il a semé la zizanie en Géorgie et en Ukraine en faisant valoir à ces pays la promesse d'une entrée dans l'OTAN ou l'Union européenne.
De cette façon, il justifie la survie de l'OTAN et son protectorat sur le Vieux Continent. Qui plus est, il affaiblit la cohésion de l'Europe et son économie. Déjà, Washington tire parti des troubles de Crimée pour signifier aux Européens la nécessité de relancer l'OTAN et l'urgence d'un traité de libre-échange américano-européen qui briserait définitivement la souveraineté économique de l'Union européenne.
Au sein de l'Union, Washington peut compter sur le soutien des Polonais, des Baltes et des Tchèques qui abhorrent les Russes : ils ont oublié les maux que leur ont infligés les Allemands mais pas l'occupation soviétique. Hélas, comme en 1919, comme en 1945, ils sont en retard d'une guerre et se méprennent sur la Russie de Poutine qui n'est plus sérieusement en état de les menacer comme l'URSS de Staline et Brejnev... (note)
Imaginons a contrario où nous en serions si nous avions accordé à Vladimir Poutine autant d'égards qu'aux autocrates du Qatar ou d'Arabie et, surtout, si nous l'avions rassuré en démantelant l'OTAN, qui a perdu sa raison d'être avec la fin de la « guerre froide » (la vraie) et s'est disqualifiée au Kossovo, en Afghanistan et en Libye.
Les Européens de l'Ouest et de l'Est, Russes compris, auraient retourné à nos amis américains la formule du président James Monroe : « L'Europe aux Européens ! »
Ils se seraient ensuite réunis autour d'une table pour coordonner leurs économies et apaiser leurs différends sans que les gesticulations des généraux de l'OTAN et des espions de la NSA viennent troubler les débats. Nous aurions assisté à l'ébauche d'un ensemble économique majeur, uni par l'Histoire et la civilisation, « de l'Atlantique à l'Oural », selon le mot de De Gaulle... Mais sans doute n'est-ce pas ce que souhaitent les États-Unis et aussi la Chine, l'un et l'autre conscients de leur intérêt national.
Maintenant, bien malin qui peut dire le chemin qu'empruntera l'Histoire. On peut seulement être sûr de deux ou trois choses :
- Fort du total soutien de ses concitoyens et du redressement spectaculaire de la Russie après l'effondrement de l'ère Eltsine, Vladimir Poutine va tout mettre en oeuvre pour maintenir l'Ukraine dans l'orbite russe, avec sa brutalité coutumière et plus ou moins d'habileté,
- Le gouvernement américain va laisser pourrir la situation en veillant seulement à ce qu'elle ne dégénère pas, afin d'en cueillir les dividendes et d'assujettir complètement l'Europe à travers la réactivation de l'alliance militaire et un traité de libre-échange,
- Comme à son habitude, l'Union européenne va tergiverser, soufflant le chaud et le froid. Elle n'a pas tiqué quand le gouvernement ukrainien issu de l'insurrection de Maidan a enlevé au russe le statut de deuxième langue officielle, provoquant la colère des Ukrainiens russophones d'Odessa, de Crimée et du Donbass. Et elle a peut-être atteint le comble de l'impéritie en signant un accord d'association avec ce gouvernement, le 21 mars 2014, en pleine crise de Crimée, sans attendre l'élection d'un gouvernement légitime.
Reste l'imprévisible : une manifestation de rue qui dégénère, des tirs de chars ou de roquettes intempestifs, toutes choses qui échapperaient aux dirigeants tant russes qu'ukrainiens.
Faut-il s'en réjouir ? La crise ukranienne a mis à nu l'incurie de l'Europe du traité de Lisbonne, dont on nous promettait qu'elle allait enfin prendre sa place dans le concert des Nations. La voilà à la remorque de l'OTAN, humble et dépenaillée, avec des dirigeants qui n'en finissent pas de s'écharper en coulisse.
Il est amusant de voir que l'Union européenne a trouvé en mars 2014 dix milliards d'euros pour secourir l'Ukraine alors que, quatre mois plus tôt, elle n'avançait que quelques centaines de millions... mais c'était avant le coup de force en Crimée.
Sur un autre plan, il est tout aussi amusant de voir que la chancelière Merkel, dont le pays ne vend pratiquement pas d'armes à la Russie, a exigé un embargo sur lesdites armes avec un regard appuyé vers la France qui, elle, ne tient pas à perdre le milliard du contrat des frégates Mistral... Belle démonstration d'« amitié franco-allemande » !...
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Daniel.Jouveny (17-04-2014 08:30:53)
"la brutalité" ne fait pas partie du comportement d'un démocrate. Je crois plutôt que W. Poutine ne se soit exclu tout seul par son comportement antérieur et présent de cette grande famille européenne et occidentale. Ainsi comment agir avec un voisin, ancien lieutenant colonel du KGB formé aux méthodes Brejnev qui ne connait pas d'autre manières de fonctionner.
acptfr (29-03-2014 18:44:01)
Trés intéressant, mais à mon avis, le terme "invasion" n'est pas trés approprié à la crise en Crimée,car le "don" de N.Kroutchev en 1954 s'était fait au sein de l'URSS sous la même administration et était alors, surtout symbolique. Déjà la Crimée avait acquis un statut particulier en URSS, de "République autonome"
De plus la, grande majorité des habitants,de culture et de langue Russe, a rapidement adhéré à la "réunification" .....Je ne pense pas avoir entendu parler d'exactions ou de "purification ethnique" et je crois que en ce qui concerne les populations, si les passions ne sont pas attisées par des tendances nationalistes extrèmes, sont habituées à cohabiter, et continueront à le faire.
Sur le plan, géopolitique, tout en étant néophyte, il ne me semblait pas pouvoir imaginer que la Russie prenne le risque de laisser "l'Ouest" et l'OTAN s'installer en Crimée....L'Ukraine en situation de chaos sans véritable gouvernement était une porte ouverte, et il a fallu agir dans l'urgence.
A mon avis, l'erreur de la Russie, et de ne pas avoir été plus diplomatiquement active pour aider l'Ukraine à résoudre sa situation avant "Maïdan"
Peut-être par excés de confiance ?
mallet alain (27-03-2014 11:43:00)
Bonne analyse.Mais que peut faire l'Europe?
Les expériences d'aide aux oppositions en Syrie et Libye montrent que mettre de l'huile sur le feu provoquent des guerres civiles atroces,qu'aucun pays n'est en mesure d'arreter.
hipolite (23-03-2014 21:15:30)
La Russie défend son espace vital en Crimée, ce qui est compréhensible d'un point de vue stratégique et historique., au regard notamment de ses accès sur la Méditerranée. Un très vieil enjeu pour ce pays. Ce qui est choquant c'est la façon dont Poutine s'y prend. Bafouant le droit International, il y a va en force, par la voie armée, qui plus est par le biais d' unités non régulières ce qui en soi l'éloigne plus encore de la légalité.
Il convient aussi d'examiner la situation avec l'oeil d'un historien et plusieurs ici sauront qu'il n'est jamais bon d'humilier un grand peuple et en particulier la Russie. Les américains on tort de faire table rase du passé russe. Poutine saura habilement en tirer parti auprès de son peuple.
Après la Géorgie et l'Ukraine, à qui le tour? La Moldavie? Les pays baltes?
Benoit de BIEN (16-03-2014 11:28:45)
Analyse tout à fait pertinente de Monsieur Savès. Comme toujours les politiciens qui nous gouvernent (?!)ne se positionnent pas dans un contexte historique, ne tiennent pas compte ici du sentiment de la population Russe et de la nostalgie de l'empire qui teinte encore fortement leurs sentiments.
On agit bêtement, à contre sens et d'autre part on s'inscrit aveuglément dans le sillage des USA ce qui est contraire à l'intérêt de l'Europe. Pauvre Europe, bien mal menée!
Joseph (07-03-2014 08:47:45)
J'apprécie votre analyse: Il ne faut pas désespérer Vladimir Poutine qui ne représente plus la Russie Soviétique. Je pense que c'est un homme sensé, certainement ami de la France. J'avais lu que la Russie avait besoin de l'Ukraine, qui représente un champ de bataille protégeant Moscou des envahisseurs.
Jacques (06-03-2014 22:27:32)
L'Ukraine est historiquement une partie de la Russie qui n'aurait jamais dû être indépendante, surtout dans ces frontières-là, qui enferment trois (au moins) peuples différents; elle ne peut être qu'instable et causer des soucis à ses voisins. Par leurs manigances de ces derniers mois, Washington et ses valets bruxellois ont renversé un gouvernement élu pour placer des néo-nazis à Kiev. La Russie n'a fait que prendre des précautions minimales en mobilisant les troupes qu'elle a sur place en Crimée par un accord passé au moment de l'éclatement de l'URSS en 1992. Bien sûr que cette politique occidentale d'agressivité brouillonne est absurde.
Gérard Morin (06-03-2014 19:41:43)
L'Ukraine n'a jamais été un pays souverain, tout comme la Palestine, l'Algérie, ou le Kossovo, par exemple. Les dirigeants politiques occidentaux, obnubilés par leur désir d'isoler l'ours russe, jouent un jeu très dangereux pour les populations qu'ils sont censés protéger.
MONDON (06-03-2014 19:14:53)
Excellente analyse qui confirme ce que je pense sur cet acharnement à isoler de nouveau La Russie.Est-il sage de dire que la toute puissance des USA commence à battre de l'aile,entraînant bien sur la petite puissance de l’Europe avec elle et par conséquent la nôtre?
L'Histoire a pourtant maintes fois démontré que tourner le dos à la Russie n'a jamais renforcé la puissance de la France.
Nous avions pourtant bien commencé en 1050 avec le mariage d'Anne, fille de Iaroslav le Sage, grand-prince de Kiev, avec le roi Henri Ier.
Puis nous avons fait une pause qui a duré 500 ans !!
Au XIIIe siècle Louis XV écrivait au baron de Breteuil, son ambassadeur à Saint-Pétersbourg : « Vous le savez sans doute – et je le répète très clairement – que le seul but de ma politique à l’égard de la Russie est de l’éloigner autant que possible des affaires européennes… Tout ce qui peut la plonger dans le chaos et le noir me profite, car je ne suis pas intéressé par le développement de nos relations avec elle. »
Les philosophes des Lumières ont créé ce que l’on appellera plus tard le « mirage russe ». Ils croyaient que Catherine II aspirait à faire entrer la Russie dans la famille européenne et correspondaient en permanence avec la tsarine.Le mythe fût enterré par l’ouvrage du marquis de Custine qui, ayant visité la Russie au milieu du XIXè siècle, l’a décrite comme un pays « de façades ».
Napoléon lui,n’avait pas l’intention de faire de la Russie une colonie. Il voulait donner une leçon à Alexandre Ier qui dérogeait au traité de Tilsit en refusant de cesser le commerce avec l’Angleterre. En déclenchant la guerre de 1812, Napoléon voulait contraindre la Russie à agir de concert avec la France contre les Britanniques.
Le Général de Gaulle,ayant quitté l'OTAN,privilégiait un rapprochement des relations franco-russe.
Bon!je m'arrête ici pour les rappels historiques car il y aurait tant à dire...
En ce qui concerne l'Ukraine, il ne faut pas oublier qu'elle est le berceau de la Russie actuelle avec les Varègues également appelés Rus « les gens roux » menés par Riourik.Je recommande vivement de lire "HISTOIRE DE LA RUSSIE des origines à 1996"de Nicholas V.RIASANOVSKY
Pour terminer je pense que les Ukrainiens sont majoritairement pro-Russe et je trouve douteux que subitement,quelques mois avant les jeux de SOTCHI,une poignée "d'opposants" à la main mise de Vladimir Poutine veuillent à tout prix intégrer la communauté européenne...alors que leur désir était ignoré par les médias avant novembre 2013
Louis (06-03-2014 18:12:16)
Bonjour à tous, je suis abonné à Hérodote depuis ses débuts et j'ai apprécié/ votre article. Il est pertinent et surtout courageux par rapport aux analyses et commentaires officiels.La diplomatie française et l'amitié franco-russe ne sortiront ni grandies ni renforcées de cette crise qui n'est pas terminée. Heureusement que M.Poutine est ancré dans le réel, contrairement aux dirigeants de l'UE et qu'en outre, il/n'a jamais été, contrairement à l'image forgée par les medias occidentaux, un " hourra-patriote" mais un homme de dialogue surtout avec Washington. Poutine et les Russes sortiront blessés de cette crise "haute". Méfions-nous alors d'un ours blessé...Poutine est un ancien officier du KGB et un excellent judoka : cela lui servira pour faire prendre conscience au Bloc Américaniste Occidental son ineptie...-Relire d'urgence : Conférence de presse du président Bush et du/président Poutine, Château de Brdo,Slovénie, 16 juin 2001 / www.whitehouse. org-
Boutté (06-03-2014 14:52:16)
Le territoire nommé Ukraine n'a jamais constitué un pays ni autonome ni souverain . Alternativement colonie Turque, province Polonaise puis Russe, enfin Soviétique mais toujours un peu "cosaque", il a demandé son autonomie à la chute du mur et s'en est allé avec la Crimée qu'on lui avait rattachée en 54 par commodité administrative et parce que son émancipation n'était pas envisageable .Le cas est lemême pour la Bielorussie (Petite Russie et Russie blanche)