Agriculture européenne

Mille ans de savoir-faire paysan

24 octobre 2012. Au cours du précédent millénaire, la paysannerie a développé un savoir-faire respectueux de l'environnement et de l'avenir. C'est l'enseignement que nous avons tiré d'un débat aux Rendez-Vous de l’Histoire de Blois (18-22 octobre 2012) avec le professeur Philippe Desbrosses, l’agronome Marc Dufumier, l’historien Michel Vanderpooten et l’ingénieur Matthieu Calame...

L'agronome Marc Dufumier nous rappelle comment la paysannerie, au fil des générations, a sélectionné des variétés animales et végétales adaptées à leur terroir. Ici, où sévissent les insectes, on a, d’une année sur l’autre, peu à peu éliminé les céréales à épis lisses pour ne retenir que celles à épis velus, qui ne permettent pas aux insectes de piquer les graines ; là, où sévissent surtout les chenilles, on a conservé les plantes à feuilles lisses, sur lesquelles les papillons ne peuvent pas pondre leurs œufs…

Ainsi la paysannerie traditionnelle a-t-elle accru la biodiversité !

Labourage nivernais en 1849, Rosa Bonheur, Paris, musée d'Orsay.

Un savoir-faire millénaire ignoré

La révolution scientifique de la fin du XIXe siècle a amorcé un retournement de tendance. Les laboratoires ont lancé des recherches sur des plantes à haut rendement, et comme il eut été trop coûteux de mettre au point des variétés adaptées à chaque terroir, ils ont mis au point des variétés d’application universelle et corrigé leurs faiblesses par le recours de plus en plus massif à des produits phytosanitaires ou à des amendements (engrais) chimiques. Désormais, on peut ainsi rencontrer les mêmes variétés de blé, de maïs ou de riz dans toutes les plaines céréalières du monde.

L'ingénieur Matthieu Calame note avec un clin d’œil que le développement de l’industrie des engrais azotés est consécutif à la Grande Guerre. Pendant celle-ci, on a produit du nitrate en masse pour la fabrication des explosifs. La paix venue, on a reconverti les usines vers la production d’engrais azotés. L’ancienne usine AZF de Toulouse, qui a explosé en septembre 2001, est l’illustration de ce phénomène ; sa proximité et l'activisme de ses commerciaux ont fait des agriculteurs de la région les plus gros consommateurs d’engrais azotés de France.

L'emploi des engrais azotés a été aussi favorisé par la fin de la polyculture et la spécialisation des productions agricoles. En effet, lorsqu’un paysan cultivait des céréales et en même temps élevait des animaux, les déjections de ceux-ci étaient épandues dans les champs et permettaient un cycle court des nutriments en azote, phosphore et carbone. Aujourd'hui, faute de fumier à leur disposition, les céréaliers doivent recourir à des engrais chimiques cependant que les éleveurs doivent traiter les lisiers sans profit pour quiconque... et avec qui plus est des modifications dommageables de la faune et de la flore des eaux fluviales et littorales.

Ces dommages causés à l'environnement et à la biodiversité sont, rappelons-le tout de même, la contrepartie d'un phénoménal accroissement des productions céréalières dans les pays avancés qui a permis d'éradiquer les famines et de nourrir plus ou moins bien une humanité huit fois plus nombreuse aujourd'hui qu'il y a cent cinquante ans. Et si les aliments ont pu perdre en qualité gustative, ils ont gagné en qualité sanitaire, au moins dans les pays avancés. « Dans les années 1950, on comptait environ 4 000 morts par an en raison d'intoxications alimentaires en France. C’est devenu très rare aujourd’hui, » note Jean-Luc Demarty, directeur général de l'Agriculture à la Commission Européenne (2000-2010)...

La vogue des engrais azotés

La production d’engrais dans le monde est passée entre 2002 et 2019 de 87 millions de tonnes (Mt) à 123 Mt. Le principal producteur est la Chine avec 32 Mt, soit un quart de la production mondiale, devant l’Inde avec près de 14 Mt. Dans l'Union européenne, la consommation en engrais azotés est estimée à 59 kg par hectare (de 19 kg/ha au Portugal à 125 kg/ha aux Pays-Bas).

Peut-on mesurer objectivement le « progrès » ?

L'historien Michel Vanderpooten rappelle que le progrès n’est pas linéaire. Le fameux agronome Olivier de Serres, contemporain d’Henri IV, a pour une bonne part emprunté à l’agronome romain Columelle ses recommandations concernant le remplacement de la jachère par des légumineuses avec le double avantage que celles-ci nourrissent les sols et nourrissent aussi les hommes en leur apportant des protéines sous la forme de lentilles et de pois. En dépit de leur pertinence, ses recommandations ont tardé à passer dans les faits et la paysannerie française a même vu ses conditions de vie et de travail régresser de la fin du Moyen Âge à la fin du règne de Louis XIV, en bonne partie pour des raisons sociales : poids de la fiscalité et désintérêt des classes dirigeantes pour le monde rural.

Les légumineuses comme les lentilles et les pois sont aujourd'hui devenues marginales malgré leurs vertus, regrette Marc Dufumier. Pour l'amendement des sols et la fourniture de protéines, elles sont concurrencées par les engrais azotés et la production d'animaux en batterie.

Michel Vanderpooten signale également un changement d’approche dans les calculs de performances :
• Jusqu’au XIXe siècle, les paysans évaluaient leurs performances en nombre de grains récoltés par grain semé. On obtenait ainsi au Moyen Âge, dans des régions privilégiées comme l'Île-de-France, un rapport de sept ou huit grains récoltés pour un semé. Tout en étant très inférieure à celle des exploitations modernes, cette performance est encore aujourd'hui hors de portée pour beaucoup de paysans des pays pauvres…
• À cet indicateur de performance rationnel (on compare ce qui est produit à ce qui est consommé), on en a substitué un autre qui l’est beaucoup moins : le rendement à l’hectare. Cet indicateur fait fi de tous les « intrants » : produits phytosanitaires, hydrocarbures, engrais, usure des machines...

L'historien note ainsi que certaines grandes exploitations intensives peuvent se révéler destructrices de capital. À l'image de certaines « fermes des mille vaches », elles seraient à leur manière aussi prédatrices que les premiers agriculteurs qui brûlaient la forêt vierge et dégradaient les sols pour quelques maigres récoltes. Elles seraient aussi moins performantes que des exploitations familiales traditionnelles ou « bio » qui utilisent très peu de produits chimiques, de gros engins et d’hydrocarbures, bien qu'avec un rendement brut à l’hectare deux ou trois fois inférieur.

Philippe Desbrosses rappelle à ce propos une affirmation du Prix Nobel Amyarta Sen selon laquelle les petites exploitations seraient plus productives que les grandes. Il revendique une agriculture « intensément écologique » plutôt qu’« écologiquement intensive ». Cette approche du « progrès » fait aussi écho au philosophe Ivan Ilich : dans les années 1970, il avait calculé qu'un automobiliste roulait à la vitesse moyenne d'un cycliste s'il divisait le nombre de kilomètres parcouru par le nombre d'heures de travail que lui coûtait l'achat et l'usage de son automobile !

D'aucuns appréhendent aujourd'hui l'impasse de l'agriculture française et européenne, victime d'une idéologie néolibérale (dico), mondialisée et normative qui n'a d'yeux que pour les services et les métropoles et a passé par pertes et profits la paysannerie familiale...

André Larané
Publié ou mis à jour le : 2024-02-01 09:41:42
Helias (25-01-2024 17:34:50)

La question que je me pose : peut-on changer cette politique destructrice de l’Union Européenne de l’intérieur en votant aux prochaines élections ou bien faut-il sortir de l’Europe comme le Royaume-Uni qui finalement survit ?

pieta (24-01-2024 23:02:14)

Vous ecrivez ; "qui a permis d'éradiquer les famines et de nourrir plus ou moins bien une humanité huit fois plus nombreuse aujourd'hui qu'il y a cent cinquante ans..."
Je doute que cela soit vrai.
J'ai en tete que les cultures industrielles couvrent les 2/3 des bonnes terres (LA ressource rare, avant l'eau) pour porduire 1/3 de la nourriture de l'humanite. L'essentiel de la nourriture des hommes reste produite par des petits paysans.

Agroraison (24-01-2024 21:15:41)

Le spectre des famines et des pénuries alimentaires a encouragé le développement d'un modèle d'agriculture à haute intensité technique rendu possible par les découvertes scientifiques des 19ième et 20ième siècles. En conséquence, les rendements agricoles ont augmenté dans des proportions stupéfiantes. Cela a permis l'émergence d'un système agro-industriel et commercial prospère qui partage les bénéfices de cette évolution avec les consommateurs. Le revers de la médaille sont les externalités négatives, environnementales, sociales et sanitaires, de l'agriculture conventionnelle en particulier ainsi que du système agro-industriel dans son ensemble.
D'autres voies plus raisonnables étaient possibles (brièvement évoquées dans l'article de Hérodote) et le sont encore mais à condition de restaurer une juste concurrence entre les modèles alors qu'on observe une domination du modèle conventionnel, sous l'influence de ceux qui en tirent avantages.

Xuani (24-01-2024 18:41:57)

Bonjour à tous,
Puisqu'on est sur un site historique il vaut peut-être la peine de se tourner vers la passé pour comprendre comment on en est arrivés là. Les lecteurs intéressés trouveront une tribune relative au plan Mansholt de 1968 sur le site e-perriodica.ch (Allò la ville, ici la campagne, Monsieur Mansholt que proposez-vous?). On trouvera aussi sur le site du Sillon Belge des infos sur la manifestation des agriculteurs contre ce plan, en 1971, manifestation qui avait dégénéré et entraîné des dégâts considérables dans la ville. Tout cela nous rappelle que les agriculteurs ont été poussés dans le dos vers un gigantisme qu'ils ne désiraient nullement. Aujourd'hui l'agriculture dite conventionnelle arrive dans une impasse sous toute une série de points de vue. Et ce sont encore les agriculteurs qui se retrouvent coincés entre une société civile qui ne veut plus de l'usage insensé fait des pesticides et des engrais de synthèse, et les traites à payer à la fin du mois. Et qui les défend réellement? Qui les grands syndicats agricoles défendent-ils réellement, les agriculteurs ou les intérêts de l'agro industrie? On se le demande parfois...

cassouletradical (24-01-2024 15:47:30)

Tout à fait d'accord avec jmb: cet article est un tissus d'inepties véhiculées par des disciples de Rudolf STEINER (l'inventeur de l'anthroposophie). HERODOTE devrait élargir son champ de relation et contacter des agronomes sérieux. C'est une nouvelle application de la loi de Brandolini! Donc je conseille à HERODOTE de faire un dossier sur ce mouvement sectaire... Pour info, je suis moi-même agronome!

Herodote.net répond :
Merci d'avoir bien voulu nous recadrer. Effectivement, nous gardons beaucoup d'estime pour l'intelligence pragmatique de nos aïeux dans le travail de la terre mais une approche plus globale des enjeux nous amène à considérer aussi les formidables avancées accomplies grâce aux savants et industriels du siècle précédent...
Nous ne manquerons pas de développer ce thème dans un proche avenir, sitôt que nous aurons identifié un auteur qualifié.

Rémy Volpi (01-03-2023 17:36:54)

Merci pour ce tableau relatif à l'agriculture française. Je peine cependant à comprendre la ,phrase de la fin du texte: "La monnaie unique a levé toutes les barrières à l'importation de produits agro-alimentaires à bas coût issus des fermes industrielles d'outre-Rhin". D'abord parce que je ne vois pas bien ce que la monnaie unique fait dans cette affaire, si ce n'est qu'elle a mis fin à la manipulation des taux de change (Michel Rocard a compté 19 dévaluations durant les trente glorieuses) qui a eu essentiellement pour effet de s'éviter la peine d'être compétitif "pour de bon". En outre, opérer sur un grand marché unique impose que la concurrence soit "libre et non faussée". Dès lors, la vraie question est de savoir pourquoi "les fermes industrielles d'outre-Rhin produisent-elles à bas coût?" Economies d'échelle, concurrence déloyale, surexploitation de salariés immigrés, qualité inférieure, tromperie sur la marchandise, rendement supérieur malgré un moindre ensoleillement, recours à des artifices phytosanitaires douteux?

Herodote.net répond :
Les taux de change ont pour vocation de maintenir la balance commerciale à l'équilibre. Ils corrigent les défauts des uns et des autres : la France trop dépensière, l'Allemagne trop sobre. C'est ainsi que, pendant 40 ans, de 1949 à 1989, l'industrie et l'agriculture françaises ont pu se développer et se moderniser cependant que le franc perdait les 2/3 de sa "valeur" par rapport au mark. La monnaie unique a rompu cet équilibre en laissant le déficit commercial de la France s'accroître d'année en année.

Bougnat (15-08-2019 17:39:11)

Entièrement d'accord avec votre article.
Il se trouve que j'ai exercé 35 ans en OPA comme on disait et que j'ai pu mesurer, souvent à mes propres risques et périls professionnels, combien le complexe agro-alimentaire avait pris le pas depuis les années 60 sur la fonction initiale de l'agriculture française de nourrir avec ses petites et moyennes exploitations les nationaux et de contribuer à nourrir la planète...
Et puis quid de la qualité des blés et du pain qui résulte des "raccourcisseurs", quid des céréales à carburant, etc...?

jmb (15-08-2019 14:18:26)


Il n’est pas possible d’écrire autant de contre-vérités en si peu de lignes !
S’il est vrai que les agriculteurs ont depuis longtemps sélectionné des variétés adaptées à leur terroir, il est complètement faux de dire que les fabricants de semences « modernes » ont pu négliger cette adaptation. Tout au contraire, c’était l’une de leur préoccupation permanente d’introduire des gènes intéressant dans des végétaux « locaux », bien adaptés... Et si ces plantes « améliorées » exigent plus d’engrais, c’est simplement parce qu’elles produisent plus, et qu’on ne fait rien avec rien... On sait cela depuis Lavoisier, et surtout Justus Von Liebig, au début du 19ème siècle, dont les travaux ont été vulgarisés en France en particulier par Georges Ville, un demi-frère de Napoléon III (fils de du roi de hollande et d’une des demoiselles d’honneur de sa femme) qui avait obtenu un morceau du bois de Vincennes pour en faire des démonstrations... Peut être l’usage des engrais d’est il développé après 1914, parce qu’il y avait des risques de disette, et encore plus après 1945, pour la même raison (En janvier 1945, un officiel américain, disait qu’il faudrait envoyer en Europe « du maïs en avril ou des cercueils en juin ... »).
« Au moyen âge, on obtenait en Ile de France 7 ou 8 grains récoltés pour 1 semé » C’est sans doute vrai : et comme on sème toujours 1 Qx /ha, cela faisait un rendement de 8 qx... Aujourd’hui, on obtient facilement 80, et parfois 120 . Quand à cette évaluation « irrationelle » de la productivité, si l’auteur a raison d’en souligner l’insuffisance, il oublie les innombrables travaux sur la « productivité totale » qui auraient pu répondre à ses exigences. Les gains sont énormes. Aussi bien, des auteurs sérieux comme Fourastié montrent-ils que le prix du blé en France, en monnaie constante (le prix d’une heure de travail d’un ouvrier non qualifié) avait été divisé par 30 depuis les années 1700. Ce n’est pas par hasard, et si les irresponsables auteurs de cet article trouvent des baguettes à 1€, et non à 20 ou 30, c’est tout de même aussi grâce au progrès technique qu’ils vilipendent, comme des enfants gâtés...
La France a perdu ses positions dans le commerce alimentaire au profit de l’Allemagne : c’est vrai, mais grâce à la réunification allemande, pas du fait du désintérêt de ses dirigeants...
« les derniers paysans bénéficient de conditions matérielles proches de celles des employés en ayant toutefois fait le sacrifice de leur indépendance à l'agro-industrie » : bien oui, et alors, comment c’était du temps du seigneur féodal ? ... et tout le reste à l’avenant !

Mellon (15-08-2019 11:37:49)

Merci pour ce petit témoignage sur le Monde Paysan. Je mets une majuscule par respect, bien que fils de médecin et petit-fils de l'Amiral Jarry. J'ai fait des études agricoles et je plains de plus en plus ce Monde Paysan qui devrait nous nourrir sans être obligé d'importer.... car, en France, nous sommes vraiment capables de produire pour nos besoins et ceux des autres...

un manchot (04-03-2019 18:28:37)

Savoir-faire paysan / révolution scientifique: la thèse n'est pas nouvelle, mais la version simplificatrice exposée est-elle convaincante? Un seul commentaire: Olivier de Serres, "ses recommandations ont tardé ...". Quel paysan normand (ou breton, ou picard...) du règne de Louis XIII ou de Louis XIV aurait pu connaître un tel ouvrage ? quel rôle les ouvrages des agronomes destinés à des lecteurs bien éloignés de la campagne auraient-ils pu avoir sur les pratiques agricoles du XVIIe siècle?
Quant à la monnaie unique d'où nous viennent tous les maux, la position d'André Larané a le mérite de la constance.

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