En témoigne Alan, le village de mon enfance, dans les collines du Comminges, au sud de la Haute-Garonne. Alan avait un millier d'habitants au XIXe siècle et n'en a plus que 200 dont quelques dizaines dans le vieux bourg, pittoresque en diable, autour de son église et de son clocher-mur.
Le village tombe en ruines car personne n'est autorisé à y construire des logements nouveaux, au nom de la protection de l'église et des restes d'un ancien évêché, classés aux Monuments historiques.
Les particuliers peuvent néanmoins lotir la campagne environnante de sorte que celle-ci se gangrène de maisons isolées, disparates, avec une triple conséquence patrimoniale, environnementale et sociale :
Il n'y a plus d'endroit d'où l'on puisse apprécier la silhouette du vieux village sans être heurté par la vue des pavillons qui l'enserrent de toutes parts.
Les nouveaux pavillons, construits à plusieurs centaines de mètres de la place du village, imposent l'usage de la voiture, ne serait-ce que pour acheter une flûte de pain !
Très éloignés les uns des autres et habitués à ne se déplacer qu'en voiture, les nouveaux habitants s'ignorent et limitent leurs relations à leurs collègues de travail et aux parents ; le centre du vieux village, toutes fenêtres fermées, ne connaît d'autre animation que le ronflement de quelques voitures de passage.
Ce mal commun à tout le territoire national n'est pas fatal. Si l'on veut bien en identifier les causes, on verra que celles-ci sont d'ordre simplement réglementaire et législatif, autrement dit politique. Elles sont essentiellement au nombre de deux :
Les prêts bonifiés pour le logement sont pour la plupart réservés à la construction de logements neufs et excluent la rénovation de bâtisses anciennes. Cette disposition a été prise il y a un demi-siècle à l'instigation des industriels de la construction qui croyaient ainsi favoriser leur activité...
Elle se retourne contre eux en rendant plus difficile aux jeunes ménages l'accès à la propriété (par l'achat d'un studio, d'une chambre de bonne ou d'une modeste maison de village qu'ils pourraient rénover et ensuite revendre pour acheter plus grand). Elle porte préjudice au patrimoine ancien en rendant moins coûteuse la construction en plein champ d'un pavillon quelconque que l'achat et la restauration d'une maison de village.
Les Monuments historiques multiplient les interdictions de construire autour des sites patrimoniaux classés, de sorte que ces sites sont figés dans l'état où ils étaient il y a 50 ou 100 ans et voués à une lente dégradation. Cette façon de voir est tristement insensée. Elle oublie que nos villages sont le produit d'une évolution millénaire...
Tel paysage urbain que nous protégeons aujourd'hui, avec son église du XIIe siècle entourée de très ordinaires maisons du XIXe siècle ou du début du XXe siècle n'a rien à voir avec ce qu'il était avant la Révolution ou au Moyen Âge, église mise à part. Le protéger, c'est arrêter son évolution et c'est considérer implicitement que notre XXIe siècle serait incapable de produire autour de l'église médiévale des aménagements urbains plus élégants que ceux légués par les XIXe et XXe siècles.
Au vu de cette analyse, nous pouvons retrouver la maîtrise de nos paysages. Deux mesures peuvent y contribuer :
Ouvrir les prêts bonifiés à l'achat de logements anciens et aux travaux de restauration dans le gros œuvre.
Inviter les Monuments historiques et les municipalités à présenter des plans d'urbanisme des villages patrimoniaux qui visent à les densifier et à les revivifier.
Ces villages patrimoniaux, à l'image d'Alan, disposent en leur centre et en leur périphérie immédiate (à moins de 500 mètres ou un kilomètre du clocher) de terrains disponibles (potagers en friches, hangars vétustes, maisons en ruines, prairies....) qui gagneraient à être lotis avec des maisons ou groupes de maisons avec jardinet, disposant du confort moderne, et bien sûr, avec façades et toitures conformes aux traditions locales, selon les recommandations des Monuments historiques.
Dans la plupart des villages moribonds qu'il m'arrive de parcourir en France, je constate que l'on pourrait ainsi aboutir à des densités de l'ordre de 25 maisons avec jardin à l'hectare (10.000 habitants/km2) sans altérer en quoi que ce soit l'aspect du village, ses couleurs et sa silhouette.
- Des maisons de village de cette sorte, agencées par un architecte-urbaniste compétent de façon à limiter les vis-à-vis, peuvent offrir plus d'agrément à leurs habitants, plus d'intimité et de confort aussi, que les alignements pavillonnaires habituels, le long d'une route départementale, avec des logements mal isolés, sans intimité, exposés au bruit routier (un comble à la campagne !).
- Elles libèrent aussi leurs habitants de l'automobile en leur permettant d'accéder à pied au centre du village, à son école, à sa mairie, à son église ; en recréant une zone de chalandise vivante, elles encouragent la renaissance de commerces et services de proximité au centre du village.
- La densification du village peut justifier aussi la création de navettes autocars vers la gare SNCF la plus proche et les grands bassins d'emploi.
Compte tenu de la crise du logement que traverse le pays en ce début du XXIe siècle, on peut concevoir d'une part de pénaliser par la fiscalité les propriétaires qui sous-exploitent des immeubles ou des terrains en zone constructible, d'autre part d'autoriser les collectivités locales à exproprier les propriétaires qui laissent à l'abandon de vieilles maisons ou des parcelles en centre-bourg (en échange d'une généreuse compensation)...
Notons qu'il serait plus pertinent d'exproprier des terrains en vue de les lotir - et de densifier ainsi les villes - que de les exproprier pour des aménagements routiers destinés à accueillir le trafic induit par le mitage des campagnes, comme cela se fait aujourd'hui !
On peut ajouter aux mesures précitées une réglementation plus contraignante destinée à faire assumer par les particuliers qui construisent leur pavillon en plein champ ou en plein bois le coût social de leur choix. On peut ainsi concevoir que les taxes de voirie, d'assainissement et de collecte des ordures prennent en compte les surcoûts de l'isolement.
Ce n'est que justice. Il n'est pas normal en effet que des particuliers qui ont voulu échapper aux inconvénients supposés de la ville (coût du logement, bruit, pollution....) échappent en plus aux inconvénients de l'isolement en pleine campagne en faisant payer ceux-ci par les malheureux citadins.
Nous voyons à travers ce qui précède comment des dispositions réglementaires pétries de bonnes intentions (aide à la construction, protection des sites patrimoniaux, égalité de tous dans l'accès aux services publics) peuvent orienter les intérêts particuliers à l'exact opposé de l'intérêt général.
C'est une illustration a contrario de la « main invisible » d'Adam Smith, père du libéralisme moral du Siècle des Lumières (rien à voir avec le néolibéralisme contemporain).
La « main invisible », c'est le cadre social, autrement dit l'ensemble de lois et règlements, en fonction duquel chacun détermine son attitude.
- Mal pensés, mal agencés, les lois et règlements peuvent déboucher sur un conflit entre intérêt général et intérêts particuliers (c'est ce que nous observons en l'état actuel de la législation sur la protection des sites classés et l'aide à la construction).
- Les agencer avec pertinence, c'est faire en sorte que les intérêts particuliers s'alignent spontanément et naturellement sur l'intérêt général (ici, la revitalisation des villages, la protection de l'environnement, la limitation de la contrainte automobile....), pour le plus grand profit de chacun.
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