21 août 2011

Au chevet de l'Europe avec Jean Monnet

Jean Monnet (1888-1979)Depuis la crise économique de 2008, l'Histoire a pris un tournant brutal.

Jacques Bainville (1879-1936)L'Europe a quitté l'avant-scène et ses peuples se demandent s'ils ont encore un avenir.  Les États-Unis s'inquiètent de perdre leur domination sur le monde. La Chine se réveille... 

Adam Smith (1723-1790)Pour nous éclairer sur le sens de ces événements, leurs tenants et leurs aboutissants, nous nous sommes tournés vers des personnalités connues pour leur sagacité.

John Maynard Keynes (1883-1946)Jean Monnet nous a parlé de la construction européenne, Adam Smith des thèses libérales et néolibérales, Alexis de Tocqueville et Jacques Bainville de l'avenir des démocraties occidentales.

Alexis de Tocqueville (1805-1859)Enfin, le très renommé John Maynard Keynes s'est exprimé avec virulence sur les dérives du libre-échange et les faveurs faites aux rentiers...

Bien entendu, tous ces propos n’engagent que leurs auteurs. Ils n’ont d’autre but que de nous inviter à réfléchir sur ce que nous prépare l'Histoire.

 

L'actualité est sens dessus dessous. J’en suis là de mes réflexions quand sonne le téléphone : « Monsieur Larané, je suis Jean Monnet et je vous appelle à la demande de mon épouse Silvia, qui suit avec régularité votre lettre hebdomadaire ».

Jean Monnet : quel avenir pour l'Union européenne ?

- Votre appel vient à point :  je songeais en effet à ce que vous pouviez penser des affaires européennes…

C’est pour cela que je vous téléphone. J’ai du mal à contenir ma colère devant ce qu’est devenue notre belle entreprise...

- Pourtant, les dirigeants de l’Europe n’en finissent pas d’encenser votre nom et de se référer à votre démarche.

C’est qu’ils n’y comprennent rien. Tout le temps que j’ai été associé aux affaires européennes, je n’ai cessé de préconiser la politique des petits pas, en apportant une solution européenne au problème du moment. Ce fut le cas en 1950 avec le charbon et l’acier, en 1957 avec l’atome et l’ouverture des frontières douanières, plus tard avec l’agriculture et les défis lancés par les États-Unis dans le domaine de l’aéronautique et de l’espace.

Depuis la fin des années 1980, on a préféré la politique du grand saut (que l’on pourrait écrire aussi « sot »). Ca a débuté avec le Marché Unique. Les bureaux de Bruxelles se sont mis en tête de réglementer dans les plus subtils détails les échanges communautaires, en passant outre les spécificités locales. La mise en place du Marché Unique a coïncidé en 1993 avec la première année de récession économique depuis la Libération.

C’était l’époque où montaient en puissance les grands pays d’Asie, l’Inde et surtout la Chine ; c’était aussi le retour de la guerre en Europe avec l’éclatement de la Yougoslavie. On aurait pu alors mettre en pratique la préférence communautaire inscrite dans le traité de Rome ou encore intervenir en Yougoslavie avec une initiative européenne et franco-allemande de caractère militaire. Cela aurait eu du sens.

Au lieu de ça, on a engagé la création d’une monnaie unique avec le traité de Maastricht de 1992. Il en a résulté plusieurs années de rigueur budgétaire et de stagnation économique et aujourd’hui la crise que vous savez.

- Ne fallait-il pas un jour ou l’autre doter l’Europe d’une monnaie ?

Suivant la politique des petits pas, on aurait pu développer une monnaie « commune » – et non pas « unique » – sur la base du Système monétaire européen, comme il en a été longtemps question. Cette monnaie dédiée aux échanges internationaux et aux euro-obligations aurait grandi à côté des monnaies nationales et peu à peu, la confiance aidant, aurait pris leur place.

Encore une fois, on a préféré le grand saut…

- Le projet avait tout de même de l’allure ! Et par son ambition, il devait forcer les États européens à accélérer leur intégration et conduire à une convergence des économies nationales ; c’est du moins ce qu’assuraient ses promoteurs.

C’est bien là le problème. Il était insensé de mettre au défi de la monnaie unique des pays aussi différents que le Danemark et la Grèce et de croire qu’ils allaient s’en sortir par le haut en suivant aveuglément les prescriptions de Bruxelles et Strasbourg.

- Mais si les choses ont dérapé, n’est-ce pas la faute à quelques irresponsables, en particulier aux dirigeants grecs qui ont dilapidé les fonds européens mis à leur disposition ?

C’est la faute à tout le monde, autrement dit à la réalité. Dès les années 1980, par pure générosité, on a admis dans la Communauté économique européenne la Grèce puis l’Espagne et le Portugal, et pour combler leur retard économique, on leur a ouvert un crédit quasi-illimité.

Cet argent « gratuit » a débouché sur des dépenses d’infrastructure et des chantiers sans réel profit, sinon pour les entreprises françaises et allemandes qui en ont massivement bénéficié : ventes d’armes à la Grèce, nouvel aéroport et Jeux Olympiques à Athènes, nouveau pont et Exposition universelle à Lisbonne, autoroutes à tout va au Portugal, lotissements et châteaux en Espagne etc.

L’euro a amplifié le phénomène en permettant aux États de couvrir leurs dépenses publiques en empruntant à des taux d’intérêt très bas.

En Grèce, le gouvernement a pu de la sorte compenser par des emplois publics les pertes d’emploi dans les activités traditionnelles, le tourisme et l’agriculture, occasionnées par un euro trop cher par rapport aux monnaies des concurrents directs, la Turquie, le Maroc et la Tunisie. En Irlande, les industriels eux-mêmes ont jugé qu’il était désormais plus profitable pour eux d’investir dans l’immobilier que dans la production.

Les économies ont de la sorte divergé au lieu de converger, avec un creusement des écarts entre une Allemagne plus prospère que jamais et des pays méditerranéens en voie de désindustrialisation et de retour à la pauvreté.

Cette situation n’était pas viable et, très logiquement, elle n’a pas résisté au premier choc venu, à savoir la crise des « subprimes » de 2007. Tout cela parce que les dirigeants européens ont cru pouvoir forcer la marche de la construction européenne sans tenir compte de leur opinion publique.

- Tout de même, il semble parfois bon que les élites éclairées fassent fi de l’opinion publique. Vous-même, si j’en crois ce que l’on écrit, en 1950…

Détrompez-vous. Contrairement à ce que l’on écrit ici ou là, j’ai eu le plein soutien de l’opinion publique quand j’ai lancé la Communauté européenne du charbon et de l’acier et je me suis appuyé sur elle pour contourner l’opposition des partis, en premier lieu des gaullistes et des communistes.

Les citoyens comprennent fort bien les grands enjeux pour peu qu’on prenne le temps d’en débattre. Les référendums du 29 mai et du 2 juin 2005 sur le traité constitutionnel l’ont montré. Et l’on aurait évité beaucoup d’ennuis si l’on avait respecté la démocratie et renoncé à imposer le texte sous le nom de « traité de Lisbonne ».

En interdisant à la Banque centrale européenne de racheter la dette publique des États, ce traité a en effet contribué à l’amplification de la crise. Les dirigeants européens en ont eux-mêmes convenu sans le dire : à contrecoeur, ils se sont résignés à le mettre entre parenthèses en autorisant la BCE à racheter de la dette.

Constatant l’échec du traité de Lisbonne dont ils attendaient monts et merveilles, ils promettent de nouvelles avancées institutionnelles, un renforcement de l'exécutif bruxellois, une « règle d'or » pour remplacer un « pacte de stabilité » qui n'a pas été respecté... Mais je crains qu’il ne soit trop tard et que personne ne soit plus porté à leur faire confiance.

La construction européenne est menacée comme jamais. L'ancien président de la Commission européenne Jacques Delors le dit avec force. La Grèce pourrait bien se retirer de la zone euro. Pas par choix mais par stricte obligation, pour enrayer la fuite de sa jeunesse et lui offrir un avenir sur place. Elle n’a d’autre espoir qu’une brutale dévaluation afin de restaurer la compétitivité de ses entreprises face au laminoir allemand.

C’est un remède de cheval, c’est aussi le remède de la dernière chance qui lui évitera tout simplement de disparaître. Ensuite, peut-être, viendra le tour de Chypre et du Portugal. De reculade en reculade, on entrera alors dans un rapide délitement des institutions européennes.

Y a-t-il une alternative ? Même de là où je suis, je ne vois aucun leader susceptible de redresser la barre. À part l’inénarrable Silvio Berlusconi, tous les dirigeants actuels sont des enfants de la société de consommation et de la télé, nés bien après la Seconde Guerre mondiale. Ils croient pouvoir toujours s’en tirer avec de belles déclarations face aux caméras. Ils ne savent pas que « l’Histoire est tragique », selon la formule de mon ami Raymond Aron, et ignorent tout des enseignements du passé.

- Faut-il donc tout connaître de Vercingétorix à Napoléon pour diriger un pays ? Et comment nos dirigeants se seraient à ce point fourvoyés ? Ne sont-ils pas tous de bons libéraux comme vous ?

Il y aurait beaucoup à dire là-dessus mais mon épouse m’attend pour une partie de saute-nuages... Je vois venir un bon ami à moi qui se fera sans doute un plaisir de vous répondre. Pardonnez son mauvais français et son accent d’Edimbourg… Hello, Adam !

Après quelques grésillements, la voix douce de Jean Monnet laisse place à une interpellation plus grave : « Cher André, j’aime toujours autant la France… Tout endurci que je sois dans le célibat, j’ai beaucoup aimé les jolies marquises qui entouraient Monsieur de Voltaire lors de nos rencontres à Ferney. Que puis-je pour vous ? » [suite des entretiens]

Publié ou mis à jour le : 2019-10-04 16:09:54

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