Laïque ou islamique, Turquie d'abord

Atatürk et Erdoğan : même objectif !

4 juin 2010 - 16 avril 2017. La Turquie change. Le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan (AKP, islamiste) a mis au pas l'armée, s'est rapproché de l'Iran et éloigné d'Israël et de l'Europe. La nostalgie de l'empire ottoman s'affiche sans détour. Atatürk et Erdogan sont mûs par le même nationalisme, même si les moyens pour atteindre leur but sont opposés, contexte oblige...

Les Européens croyaient avoir affaire à un État pauvre, désireux de se fondre dans l'Union européenne et de bénéficier de sa manne financière, comme en d'autres temps la Grèce, l'Espagne et le Portugal.

En 2010, ils ont découvert un peuple « fier et sûr de lui », qui défiait les Occidentaux en débattant avec le Brésil et l'Iran de l'avenir nucléaire de ce dernier (17 mai 2010) puis jetait aux orties son amitié avec Israël et défiait l'État hébreu en tentant de forcer le blocus de Gaza avec une flottille « humanitaire » (31 mai 2010).

Ces événements prennent tout leur sens dès lors qu'on les rattache à l'Histoire longue de la Turquie (83 millions d'habitants sur 780 000 km2 en 2020, avec une densité comparable à la France).

L'oeuvre d'Atatürk

La République turque a été fondée le 23 octobre 1923 sur les décombres de l'empire ottoman par le général Moustafa Kémal. Surnommé Kémal Atatürk (« Père des Turcs ») ou le Ghazi (le « Victorieux »), cet émule de Mussolini voulait libérer son peuple de l'emprise de l'islam et bâtir un État-Nation sur le modèle occidental. Son principal soutien était l'armée, qui lui était reconnaissante de ses victoires sur les Grecs.

En 1937, un an avant sa mort, Atatürk fit inscrire le principe de laïcité dans la Constitution. Mais sous la pression des couches rurales, ses successeurs hésitèrent à le mettre en application. Mécontents des dérives du régime, les généraux commirent trois coups d'État en 1960, 1971 et 1980.

• 1980 : la tentation européenne

Encore instable et fragile, la Turquie kémaliste joue à fond la carte occidentale. Elle ne perçoit pas d'autre choix, avec une économie en dents de scie, une rébellion persistante dans les régions kurdes (25% de la population totale) et la montée des mouvements islamistes dans les campagnes.

Membre de l'OTAN et du Conseil de l'Europe, partenaire privilégiée d'Israël, elle voit sa candidature à l'Union européenne agréée au sommet d'Helsinki en décembre 1999. Ses élites, à Instanbul et Ankara, rêvent à haute voix d'une prochaine entrée dans l'Union européenne, comme la Grèce voisine, rivale jalousée.

• 1990 : la tentation « pantouraniste »

Suite à l'éclatement de l'URSS et à l'émancipation des républiques turcophones d'Asie centrale, la Turquie a, brièvement, la tentation de renouer avec le « pantouranisme » d'Enver Pacha, rival malheureux de Moustafa Kémal : il s'agirait d'unir tous les peuples issus des nomades turcs originels, si différents soient-ils par leur histoire, leur environnement culturel et même leur apparence physique !

• 2002 : le renouveau avec Erdoğan

Là-dessus, coup de théâtre. Le Parti de la Justice et du Développement (AKP) arrive au pouvoir à la faveur des élections législatives du 3 novembre 2002. Les militaires voient dans ce parti ouvertement islamiste une menace pour la République laïque de Moustafa Kémal, même si les commentateurs européens persisteront longtemps à le qualifier d'« islamiste conservateur », d'« islamiste modéré » ou même d'« islamo-démocrate ».

L'oeuvre d'Erdoğan

Fondateur de l'AKP et ancien maire d'Istamboul, le nouveau Premier ministre Recep Tayyip Erdoğan peut compter sur le soutien des classes populaires empreintes d'une profonde religiosité et rétives à la laïcisation kémaliste.

Dans un premier temps, il consolide donc les institutions démocratiques. Il fait des ouvertures en direction des Kurdes et autorise les langues minoritaires dans les médias. Il impose l'élection au suffrage universel du président de la République, contre l'avis de l'armée.

À l'extérieur, il pacifie les relations de la Turquie avec ses frères ennemis, la Grèce et l'Arménie, pour ne plus les avoir contre lui et couper l'herbe sous le pied des militaires. Il donne aussi quelques gages à l'Europe en abolissant la peine de mort mais se montre ferme sur la question chypriote. Ainsi la Turquie, prétendûment candidate à l'Union, impose-t-elle un climat de guerre avec l'un des États de cette Union...

Il modernise la Turquie avec un doublement du Produit Intérieur Brut et du revenu par habitant depuis 2002. L'Anatolie se dote d'infrastructures modernes tandis qu'Istamboul et Ankara feraient pâlir d'envie bien des métropoles de la vieille Europe par leur modernisme tonitruant. Pour Erdoğan, ces succès démontrent que le pays n'a pas besoin de faire allégeance à l'Union européenne pour prospérer. Le revers de cette modernisation est la montée de la corruption, jusque dans l'entourage du Premier ministre et président.

Fort de sa popularité, Erdoğan met l'armée au pas. Pas moins de 200 arrestations en deux ans jusqu'au coup de force du 22 février 2010. Ce jour-là, la justice turque arrête cinquante officiers de haut rang. Ce coup de filet sans précédent met un point final à la guerre d'escarmouches que mène l'état-major laïciste contre le gouvernement islamiste.

Erdoğan a dès lors les mains libres pour mener une diplomatie selon ses vœux : rapprochement avec l'Iran, rupture avec Israël, éloignement de l'Europe... Dans le même temps, le Premier ministre turc exalte le « glorieux passé » de la Nation et invite ouvertement ses compatriotes établis dans les pays occidentaux, en France comme en Allemagne, à rester fidèles à leurs racines. « L'assimilation est un crime contre l'humanité », lance-t-il à ses compatriotes de Cologne, en 2008.

D'Atatürk à Erdoğan

Par ses choix politiques, Erdoğan se pose en héritier d'Atatürk plus sûrement que ses officiers d'état-major laïcs.

Atatürk a créé la Turquie sur le modèle des prestigieux États-Nations européens d'avant 1914 pour la détacher de ses racines orientales et lui éviter de perdre son identité dans un fumeux « panislamisme ».

Nullement désireux pour autant de se mettre à la remorque des Occidentaux, il n'a pas craint de défier les vainqueurs de la Grande Guerre en déchirant le traité de Sèvres.

Qui plus est, la laïcité turque reste toute relative. Les cercles européens pourraient-ils sérieusement s'accommoder d'une « laïcité » qui interdit à tout citoyen né dans la religion d'État (l'islam) de renoncer à celle-ci et oblige tout citoyen de cette même religion qui épouse un(e) non-musulman(e) à élever ses enfants dans l'islam ?

Erdoğan, quant à lui, encourage l'islamisation de son pays pour prévenir sa dissolution et la perte de sa singularité dans l'Europe anomique d'aujourd'hui. Mais, tout musulman qu'il soit, c'est, comme Atatürk, un nationaliste résolu, aux antipodes du panislamisme d'al-Qaida.

C'est aussi un homme à poigne qui aspire à une démocratie vigoureuse, respectueuse des intérêts nationaux et de l'identité religieuse ; tout le contraire des démocraties européennes actuelles.

Dans ses rapports avec Chypre, l'Iran et Israël, Erdoğan ne craint pas de défier les Occidentaux lorsqu'il y va selon lui de l'intérêt national. Autant de raisons qui lui valent une grande popularité non seulement en Turquie mais aussi dans les pays arabes.

Équivoque européenne

Arrivé au pouvoir alors que la Turquie était déjà en train de négocier son entrée dans l'Union européenne, Erdoğan a laissé le processus se poursuivre cahin-caha pour ne contrarier ni l'armée ni la bourgeoisie d'affaires d'Istamboul. Il n'a rien fait non plus pour hâter les choses et, aujourd'hui, a tout lieu de s'en féliciter.

Beaucoup de Turcs, au tournant du siècle, fondaient leurs espoirs sur la générosité de l'Union européenne. Ils attendaient d'en profiter comme, avant eux, la Grèce, l'Espagne, le Portugal et l'Irlande. Submergés par l'argent « gratuit » de Bruxelles, ces pays sont tombés au bord de la faillite et sous tutelle de la Commission et du FMI. L'Union est elle-même à la dérive après avoir désarmé les États-Nations qui faisaient sa force.

Revenus de leurs illusions devant le désastre grec, les Turcs ne rêvent plus d'une intégration dans l'Union européenne mais se gardent de le dire à haute voix à leurs homologues européens. Ces derniers supportent sans protester les piques turques, y compris l'organisation d'une filière d'immigration clandestine via la frontière gréco-turque (voir ci-dessous) et le soutien feutré aux djihadistes de Syrie et d'Irak.

Plaque tournante de l'immigration vers l'Europe

Le gouvernement Erdogan a sciemment transformé la Turquie en plaque tournante de l'immigration clandestine vers l'Union européenne. Année après année, quelques centaines de milliers d'Africains et d'Orientaux traversent le pays avec la complaisance des autorités qui les poussent vers la frontière grecque. Les migrants accédent ainsi à la zone Schengen de libre circulation sur tout le territoire européen.

Tétanisés par la crainte de déplaire à un gouvernement qu'ils persistent à voir comme un allié et même un futur membre de l'Union européenne, les dirigeants du Vieux Continent n'osent d'abord réagir.

En mars 2016, débordée par une vague massive de réfugiés venus de Syrie et d'ailleurs, la chancelière allemande Angela Merkel négocie de son propre chef avec les Turcs un accord par lequel ces derniers s'engagent à retenir les migrants sur leurs côtes en échange d'un colossal tribut (3 milliards d'euros) et de la promesse de visas pour les Turcs ! L'accord, jamais appliqué, demeure comme une épée de Damoclès au-dessus des Européens, menacés par la reprise des flux de migrants à tout moment. Erdogan qui, lui, ne mâche pas ses mots quand l'identité turque ou islamique est en cause, a tout lieu de se féliciter de ce jeu de dupes qui affaiblit l'Union.

Usure du pouvoir ou apothéose ?

Les Turcs ont découvert de nouveaux motifs de satisfaction dans les offensives diplomatiques de leur Premier ministre qui en ont fait, au moins pour Herodote.netla personnalité de l'année 2010  (rapprochement avec l'Iran ou encore le Brésil, tentative de briser le blocus de Gaza, soutien au Syrien Assad etc). 

Ensuite sont venues les déconvenues et notamment un brutal ralentissement de la croissance économique. On a pu croire - nous les premiers - que Recep Tayyip Erdogan allait être ébranlé par les manifestations des citadins de la place Taksim, à Istamboul, en 2013 (comme de Gaulle par les événements de Mai 68). Il a toutefois montré une étonnante capacité de rebond grâce au soutien du « pays réel » jusqu'à se faire élire au suffrage universel dès le premier tour à la présidence de la République le 10 août 2014.

Les électeurs lui sont gré d'avoir amélioré leur sort pendant la décennie écoulée et surtout d'avoir ramené leur pays au premier plan de la scène euro-méditerranéenne. Membre rebelle de l'OTAN, candidat improbable à l'Union européenne, interlocuteur incontournable dans les conflits moyen-orientaux, la Turquie est crainte et donc respectée, y compris des Occidentaux qui ne peuvent se passer d'elle.

Erdoğan rêve alors de devenir le nouveau « sultan » d'une Turquie régénérée. Le 15 juillet 2016, une étrange tentative de coup d'État lui permit de lancer une brutale répression contre ses opposants réels ou supposés, dans l'armée, l'administration, la magistrature et les médias. À la suite de quoi, il organisa le 16 avril 2017 un référendum qui renforce considérablement ses pouvoirs (c'est un processus bien connu dans l'Histoire : l'attentat de Cadoudal permit à Bonaparte de se faire couronner empereur et celui du Petit-Clamart à de Gaulle d'organiser l'élection du président au suffrage universel).

En 2018, à 64 ans, Erdoğan pourra se flatter d'avoir dirigé la Turquie plus longtemps que Kémal Atatürk lui-même et de l'avoir autant transformée. Mais nous ne sommes pas à l'abri de nouvelles surprises...   

André Larané
Publié ou mis à jour le : 2023-05-30 15:06:51
jean-louis salvignol (17-04-2017 22:32:26)

Dani Rodrik - l'un des meilleurs économistes en exercice aux USA - est d'origine turque. Un texte de septembre dernier : https://www.project-syndicate.org/commentary/erdogan-political-crackdown-by-d... Lire la suite

epicure (17-04-2017 20:56:49)

Bon article bien sûr mais invraisemblable saut à pieds joints par-dessus l'expulsion-spoliation des Grecs et soumission du reste des Atrméniens en 1923, justement avec l'épuration ethnique de la r... Lire la suite

zena98 (11-06-2013 09:32:40)

Il faut tenir compte de l'énorme différence entre la Turquie des métropoles comme Istamboul, Ankara, la Turquie de la côte Ouest et la Turquie de l'Est. Cette dernière, avec une population rurale... Lire la suite

zena98 (11-06-2013 09:32:37)

Il faut tenir compte de l'énorme différence entre la Turquie des métropoles comme Istamboul, Ankara, la Turquie de la côte Ouest et la Turquie de l'Est. Cette dernière, avec une population rurale, pauvre refuse d'être occidentalisée. Partout, les villes se modernisent avec toujours de nouvelles mosquées, très fréquentées. Les femmes sont voilées, l'alcool est souvent interdit même dans de grands hôtels, propriétés d'hommes d'affaires du Golf. De plus à la question kurde, s'ajoute l'énorme problème des réfugiés syriens. La Turquie veut retrouver l'influence de l'Empire Ottoman, ne désire plus faire partie de l'Europe et se pose comme la puissance musulmane d'Asie Centrale.

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