Réclamée par des religieux puritains comme par des militants progressistes, la Prohibition mise en place aux États-Unis entre 1920 et 1933 produira les effets inverses de ceux recherchés en alimentant le crime organisé et en poussant les citoyens à la transgression.
Aux origines, une volonté de régénérer la nation
Au XIXe, la société américaine est fortement marquée par l’influence du fondamentalisme religieux. Un « grand réveil » s’empare des territoires du Sud et du Midwest où des prédicateurs itinérants viennent prêcher une interprétation littérale de la bible.
Ce renouveau porté par les églises évangéliques vise à rendre l’homme meilleur et à la préserver de ces mauvais penchants, dont l’alcoolisme. Les religieux cherchent ainsi à retrouver la morale ancienne des premiers colons américains, prétendument pervertie par l’immigration catholique venue d’Europe du Sud et de l’Est.
En 1826, deux pasteurs presbytériens créent à Boston la société américaine de tempérance. Dix ans après, elle compte plus de 8 000 branches locales et rassemble plus d’un million de membres qui ont tous fait serment d’abstinence. C’est l’une des nombreuses « ligues de tempérance » qui vont militer tout au long du XIXe siècle pour interdire la consommation d’alcool qui fait des ravages dans la société américaine.
En 1830, on estime qu’un Américain consomme en moyenne l’équivalent de 90 bouteilles de vodka par an. Les taux de décès dûs à une cirrhose du foie (15 pour 100 000 habitants) et l'alcoolisme chronique (10 pour 100 000 adultes) inquiètent. Le saloon, établissement qui pousse à la débauche et à la prostitution, détruisant mariages et familles, devient la cible à abattre.
Sous l’influence des courants puritains, le Maine devient en 1846 le premier État du pays à interdire la vente de boissons alcoolisées. Il sera bientôt rejoint par le Vermont, le Rhode Island et le Minnesota en 1852, le Michigan en 1853, le Connecticut en 1854 et huit autres États en 1855. Ils sont désignés « secs » (dry) par opposition aux États « humides » (wet) où la vente d’alcool est autorisée.
Mis en pause durant la guerre de Sécession (1861-1865), la lutte est reprise en main par les femmes pour qui l’alcool favorise les violences domestiques. Celles-ci trouvent aussi dans le combat pour la prohibition un moyen d’être enfin représentées sur la scène politique.
En 1873 est fondée la Women's Christian Temperance Union (Union chrétienne des femmes pour la tempérance, WTCU). Sa présidente, la militante pour les droits des femmes Frances Willard invite les Américaines à un engagement civique inédit en faveur de la « protection des foyers ». Plus qu’une simple ligue de vertu, l’Union chrétienne des femmes pour la tempérance est un véritable porte-voix pour nombre de féministes et de suffragettes.
En 1892, la WTCU compte 200 000 membres. Carrie Nation, l’une d’entre elles, devient une icône de la tempérance en s’attaquant physiquement aux lieux de débauche armée de sa célèbre hachette.
L’organisation la plus influente demeure la ligue anti-saloons (Anti-Saloon League, ASL), un lobby entièrement consacré à l’inscription dans la loi de la Prohibition. Son fondateur, l’avocat et pasteur Howard Russel, organise un maillage méthodique du territoire américain.
Aux élections de 1916, le président de la ligue Wayne Wheeler joue les faiseurs de rois et mobilise son réseau en faveur des candidats favorables à la Prohibition. Installée dans le très puritain village de Westerville (Ohio), la ligue anti-saloon possède sa propre société d’édition (la American Issue) et dépense sans compter dans une propagande abondante. Livre, tracts, affiches et journaux argumentant sur les méfaits de l’alcool y sont imprimées et envoyées aux quatre coins du pays.
Malgré l’activisme des partisans de la tempérance et les différentes restrictions locales, les Américains boivent toujours plus. Entre 1900 et 1913, la production de bière passe de 4,6 milliards à 7,6 milliards de litres. Au total, la consommation d'éthanol par habitant a augmenté de près d'un tiers. Une Prohibition fédérale stricte semble alors la solution.
La Prohibition séduit les Américains
Au début du XXe siècle, la prohibition rassemble derrière elle des pans entiers de la société américaine. Aux puritains et aux militantes féministes viennent se greffer des citadins éclairés, désireux de préserver la santé publique.
À gauche comme à droite, la prohibition finit par séduire. Les socialistes voient dans le saloon un lieu d’aliénation tandis que les patrons considèrent l’alcoolisme comme synonyme d’une baisse de la productivité de leurs ouvriers.
Les industriels Andrew Carnegie et Henry Ford deviennent ainsi de fidèles soutiens de la Ligue Anti-Saloons. Même le Ku Klux Klan, qui prétend incarner la morale puritaine des White Anglo-Saxon Protestants (protestants anglo-saxons blancs, les fameux « WASP »), rejoint les rangs des prohibitionnistes. Il s’en servira pour persécuter les ouvriers immigrés qui se retrouvent dans les saloons après le travail.
Malgré l’engouement autour de la Prohibition, un dernier obstacle empêche son application généralisée : celui de la fiscalité. Le droit d’accise perçu sur l’alcool est en effet l’une des principales ressources de l’État fédéral. Ce dernier verrou saute en 1913 quand le 16e amendement instaure un impôt sur le revenu, rendant la Prohibition financièrement acceptable.
En 1917, la déclaration de guerre à l’Allemagne agit comme un déclencheur. Tandis que la bière est associée dans les discours au Kaiser, les grands brasseurs du pays, la plupart d’origine germanique, tombent en disgrâce.
En décembre 1917, le 18e amendement instaurant la Prohibition est adopté par le Congrès. Il est ratifié en 1919 après que les deux tiers des états requis eurent approuvé le texte : « La production, la vente ou le transport de boissons alcoolisées sont interdits », indique sa section n°1.
Le Volstead Act qui précise les conditions d’application de l’amendement est rédigé en grande partie par Wayne Wheeler lui-même. Le texte prévoit des dérogations pour les remèdes médicaux et le vin de messe (exceptions qui seront sources d’abus et de détournement).
Le président Woodrow Wilson aura eu beau essayer d’opposer son véto, la Prohibition est appliquée dès le 1er janvier 1920. « La loi régule la morale et l’a régulée depuis que les Dix commandements nous ont été donnés », pensait Andrew Volstead, le représentant du Minnesota qui a défendu la loi d’application devant la chambre des représentants. La réalité va pourtant vite le rattraper.
« Cette nuit, une minute après minuit, naîtra une nouvelle nation. Le démon de la boisson fait son testament. Une ère d’idées claires et de belles manières commence. Les taudis ne seront plus qu’un souvenir. Les prisons et les maisons de correction vont se vider ; nous les transformerons en greniers et en usines. De nouveau, tous les hommes marcheront droit, toutes les femmes souriront, tous les enfants riront. Les portes de l’enfer seront fermées pour toujours. » Le révérend Billy Sunday, le 16 janvier 1920, lors des fausses funérailles de John Barleycorn, personnage fictif personnifiant le whiskey et la bière.
La Prohibition, un choc des cultures
La prohibition et son parfum de puritanisme arrivent à contre-courant des Roaring Twenties, l’équivalent américain des Années folles synonyme d’insouciance et de libération des mœurs. Aussitôt la Prohibition promulguée, la résistance se met en place. Les bootleggers (littéralement « ceux qui cachent une bouteille dans leur botte ») flairent un juteux marché et organisent la contrebande.
Dans les grandes villes, les speakeasy, ces bars clandestins cachés dans des caves ou accessibles par des passages secrets se multiplient. On en compte plus de 32 000 à New York. Les clients viennent danser le charleston, écouter du jazz et bien sûr, boire.
Les liqueurs de mauvaise qualité sont diluées pour masquer la mauvaise qualité du produit : c’est le boom des cocktails. « Speakeasy », parler doucement en français, rappelle le mot de passe que les clients devaient chuchoter à travers la porte fermée de l’établissement pour pouvoir rentrer.
L’alcool importé illégalement provient du Canada, du Mexique ou encore des Bahamas. Au large de la côte est, l’archipel de Saint Pierre et Miquelon devient la plaque tournante du trafic. Les Français y acheminent leur cognac que des vedettes rapides (les « rum-runners ») livrent en toute discrétion sur le territoire américain.
Certains navires situés aux limites des eaux territoriales américaines proposaient à leur bord alcool, jeux d’argent et prostitution. Le plus réputé d’entre eux, le SS Monte Carlo, mouillait au large de la Californie. Pour lutter contre ces pirates d’un nouveau genre, le gouvernement étend le périmètre d’application de la Prohibition à 12 miles nautiques au lieu de 3, obligeant les sins ships (navires du péché) à affronter la haute mer en plus des gardes côtes.
« Il est impossible de dire si la prohibition est une bonne ou une mauvaise chose. Elle n'a jamais été appliquée dans ce pays. La quantité d'alcool consommée aujourd'hui n'est peut-être pas aussi importante qu'avant la prohibition, mais il y a tout autant d'alcool. […] À mon avis, un trafic d'alcool aussi énorme ne pourrait pas se poursuivre sans la connaissance, sinon la connivence, des fonctionnaires chargés de l'application de la loi. […] Au moins 1 000 000 000 $ par an sont perdus pour le gouvernement national et les différents États et comtés en taxes d'accise. […] Selon mes calculs, au moins un million de dollars par jour est versé en pots-de-vin et en corruption à des fonctionnaires fédéraux, étatiques et locaux. Une telle situation est non seulement intolérable, mais elle est démoralisante et dangereuse pour le gouvernement. Il semblerait que les « secs » aient peur de la vérité. […] Une enquête complète, honnête et impartiale révélerait des situations incroyables, la corruption, le crime et un système organisé de trafic illicite tel que le monde n'en a jamais vu... » Fiorello La Guardia, représentant du 20e district de New York, audition devant le comité judiciaire du Sénat, 1926.
Le revers de la médaille
Tous les Américains n’ont pas les moyens pour boire une chope de bière ou un Bloody Mary dans les bars citadins où les prix restent élevés. La fabrication d’alcool domestique dans des alambics clandestins explose. En campagne, on distille l’eau de vie la nuit, d’où le mot moonshine (clair de lune) pour désigner l’alcool produit illégalement.
Les mélanges à base d’alcool industriel échappent à tout contrôle et font des ravages, d’autant plus que le gouvernement demande aux fabricants d’empoisonner l’alcool qu’ils produisent pour le rendre imbuvable. Plus de 10 000 Américains vont mourir après avoir bu du moonshine de mauvaise qualité, sans compter tous ceux rendus aveugles ou paralysés.
Comme pour tout produit interdit par la loi, la demande est satisfaite sur le marché illicite. La Prohibition est pour la mafia une véritable aubaine. Le crime organisé, permis par la corruption ambiante, prospère. La contrebande d’alcool, les jeux d’argent et la prostitution sont dominés par les gangsters, dont le plus célèbre d’entre eux : Alphonse Gabriel Capone, dit Al Capone.
Ce fils d’immigrés italiens connait le pic de sa carrière dans les années 20. À Chicago, il contrôle un vaste réseau de bars clandestins et de maisons de passe. La position stratégique de la capitale du crime permet à Al Capone de contrôler l'ensemble de la chaîne, depuis l'achat d'alcool au Canada jusqu'à la vente dans les speakeasy.
La guerre que se mènent les gangs pour contrôler le trafic fait la une des journaux et deviendra une intarissable source d’inspiration pour le cinéma. Elle atteint son paroxysme le 14 février 1929, jour du « massacre de la Saint Valentin », qui voit la mafia italienne d’Al Capone assassiner sept membres d’un gang irlandais rival.
Pendant la Prohibition, le business d’Al Capone et de son réseau criminel rapportent 100 millions de dollars chaque année. Scarface finira par tomber en 1931, non pas pour ces crimes, mais pour fraude fiscale. Contrairement à ce qu’il essaye de faire croire, l’État manque de moyens et n’arrivera jamais vraiment à faire respecter la prohibition. En 1930, un bureau de police spécialisé est créé avec à sa tête le célèbre Eliot Ness. Epaulé de ses fidèles « incorruptibles », il mène une guerre sans merci à Al Capone.
Mais la corruption ambiante limite l’application réelle de la Prohibition. Les opérations de police se limitent bien souvent à des coups de communication dans les journaux qui publient des photographies de barriques éventrées et vidées dans le caniveau.
« La loi de Prohibition, écrite pour les faibles et les négligents, ceux qui ne peuvent pas contrôler leurs appétits, a divisé la nation […] en trois parties : les « humides » (wet), les « secs » (dry) et les hypocrites. » Florence Sabin, The Catholic World : Volume 133 (1931), p. 66.
La crise économique change la donne
La Prohibition s’illustre aussi par une certaine hypocrisie. Si les présidents Calvin Coolidge (1923-1929) et Herbert Hoover (1929-1933) semblent avoir respecté l’abstinence, l’alcool coulait à flot à la Maison blanche durant le mandat de Warren Harding (1921-1923).
À New York, le maire Jimmy Walker est connu comme un habitué du 21 Club, un speakeasy huppé où il vient dîner avec sa maîtresse. Au regard de l’inefficacité manifeste de la Prohibition et de la Grande Dépression qui balaye l’économie américaine, de nombreuses voix s’élèvent pour abroger le 18e amendement. Beaucoup changent d’avis sur la question.
La New-Yorkaise Pauline Sabin, qui avait soutenu la Prohibition en pensant protéger ses enfants de l’alcool, constate que son interdiction avait eu l’effet inverse car les speakeasy servaient librement de l’alcool aux plus jeunes. L’association qu’elle fonde en 1929, l'Organisation nationale des femmes pour la réforme de la Prohibition (Women's Organization for National Prohibition Reform) rassemble plus d’un million et demi de membres.
De son côté, l’Association contre l'amendement de la prohibition (Association Against the Prohibition Amendment) bataille pour faire de l’abrogation un élément fort du programme des démocrates.
Ses militants misent sur l’argument économique : en pleine récession, se priver de la manne financière que représentent les taxes sur l’alcool parait impensable. L’association reçoit même le soutien des populations rurales du Sud autrefois favorables à la Prohibition. Durement touchées par la crise, elles réclament de pouvoir reprendre la culture du houblon.
En 1933, le démocrate Franklin D. Roosevelt devient le 32e président des Etats-Unis. Dès le début de son mandat, la loi Cullen-Harrison ouvre la voie à l’abrogation en autorisant la vente des boissons dont la teneur en alcool n’excède pas 3,2%. « Je pense que c’est le bon moment pour boire une bière », aurait-il déclaré après avoir signé le texte de loi.
Le 5 décembre 1933, le 21e amendement de la Constitution des États-Unis est ratifié, abrogeant le 18e. Le contrôle de la vente d’alcool redevient une prérogative des États. Si quelques-uns maintiennent la Prohibition, la plupart choisissent de l’abandonner.
Un bilan contrasté
Malgré tous ses mauvais côtés, la Prohibition a continué de bénéficier d’un réel soutien politique tout au long de son application jusqu’à ce que la Grande Dépression rebatte les cartes.
Du point de vue de la santé publique, la Prohibition aura effectivement fait baisser la consommation annuelle d’alcool par individu. Chez les plus de 15 ans, celle-ci chute de 10 à 4 litres entre 1915 et 1934. Les cas de cirrhoses ont également diminué. Le 18e amendement aura un effet durable sur la consommation d’alcool dans le pays. Il faudra en effet attendre les années 70 pour que la consommation moyenne par habitant dépasse le pic atteint avant la mise en place de la Prohibition.
Cependant, ceux qui buvaient déjà avant la Prohibition ont pu continuer à boire. Dans les faits, il était relativement facile de se procurer de l’alcool, d’autant plus que le Volstead Act interdisait sa vente mais pas sa consommation. La différence, majeure, était que l’alcool disponible était le plus souvent frelaté et dangereux pour la santé. De plus, les établissements de santé où les alcooliques avaient l’habitude de trouver de l’aide n’avaient plus de raison d’exister.
En plus de provoquer une explosion du crime organisé, la Prohibition aura eu un impact dramatique sur l’industrie de l’alcool américaine, la plupart des brasseries et distilleries ayant été condamnées à fermer. Après la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ne produisent qu’une bière pils de piètre qualité. Il faudra attendre les années 80 pour que les micro-brasseries et autres craft-beers redonnent à la bière américaine ses lettres de noblesse.
Le mouvement de tempérance a toujours des adeptes, si bien que de nombreux comtés ou municipalités américaines interdisent encore aujourd’hui la vente d’alcool. Fondé en 1869, le Parti de la prohibition est l’un des plus anciens mouvements politiques des États-Unis. Il continue de présenter tous les quatre ans un candidat aux élections présidentielles.
Bibiographie
Bertrand Van Ruymbeke, « Le coup de la panne sèche », Historia Spécial, N°49, juillet-août 2019,
Portes Jacques, Histoire des États-Unis. De 1776 à nos jours, Paris, Armand Colin, « U », 2017,
Seutin Vincent, Scuvée-Moreau Jacqueline et Quertemont Étienne, L’alcool en questions, Mardaga, 2015,
Blocker Jack S., « Did Prohibition Really Work ? Alcohol Prohibition as a Public Health Innovation », American Journal of Public Health, 2006.
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Liger (11-07-2021 09:36:29)
Encore un excellent article, merci ! À juste titre, on est révulsé par les fondamentalismes et obscurantismes islamiques sous leurs diverses formes, de l'Arabie Séoudite à l'Iran en pass... Lire la suite