Durant deux siècles, l'Europe a su mobiliser des armées d'artisans, d'ingénieurs, d'architectes et d'artistes pour ériger des cathédrales plus magnifiques les unes que les autres. La revue Codex lève le voile sur les origines et les ressorts d'un tel prodige quelques mois à peine après le drame qui a touché Notre-Dame de Paris le 15 avril 2019.
Spécialiste de l’architecture gothique, Arnaud Timbert (note) rappelle que les incendies font partie de la longue histoire des cathédrales. Un événement qui marque désormais les murs graciles de Notre-Dame de Paris.
Revue Codex, 2000 ans d'aventure chrétienne, juillet 2019, #12.
Arnaud Timbert : J’ai vu les images en direct à la télévision, comme la majorité des Français. Immédiatement, j’ai été intéressé par ce que cet incendie nous donnait à voir, à entendre, à ressentir, cette ambiance multi-sensorielle que je connaissais seulement par la lecture des textes. Et puis il y avait un élément très important, ce pathos qui s’est exprimé chez les chrétiens et qui permet à l’historien de mieux apprécier un élément majeur : l’émotion spirituelle.
Comme l’ont dit de grands médiévistes, tels Georges Duby (1919-1996) ou Jacques Le Goff (1924-2014), le travail de l’historien se fonde sur des savoirs stricts et scientifiques mais il ne peut pas se passer de son imagination pour entrer dans l’intimité du passé. Là, nous avons un événement vivant qui en tous point, jusqu’à la fumée laiteuse provoquée par la combustion du plomb, nous permet de mieux comprendre ce qu’était un incendie de cathédrale gothique.
A. Timbert : L’impact émotionnel se mesure aux réactions de nos concitoyens. Tous ces gens qui sont restés sur les quais de Seine, jusqu’au bout de la nuit, ne se livraient pas au voyeurisme. Ils étaient en train de vivre un drame. Cela se voyait sur leurs visages, dans leurs larmes, leurs prières, dans le cri de stupeur lorsque la flèche est tombée, alors qu’elle allait tomber, inéluctablement. Depuis son présent, l’historien se trouve plongé dans une réalité quasiment identique à celle des incendies médiévaux.
A. Timbert : Oui, Notre-Dame de Reims ou les cathédrales de Picardie ont été ravagées par les bombardements lors de la Première Guerre mondiale.
Bien avant, au Moyen Âge, l’incendie était toujours possible, de la cathédrale de Noyon en 1293, à la cathédrale de Chartres en 1836, de la cathédrale de Canterbury en 1174, à celle de York (qui brula pas moins de cinq fois en mille ans), d’une certaine manière le feu couve en permanence. D’ailleurs, à cette époque, on invoquait souvent ce prétexte quand on voulait reconstruire une cathédrale.
A. Timbert : Il faut imaginer tous ces évêques qui voulaient se lancer dans des chantiers gigantesques. Les chanoines étaient rarement d’accord. D’abord, ils vivaient autour du monument, ce qui impliquait qu’ils seraient délogés car un agrandissement nécessitait une modification du tissu urbain, souvent très dense. Surtout, il fallait qu’ils participent au financement des travaux et ils n’avaient pas envie de s’appauvrir. Le projet ne faisait pas toujours l’unanimité. Pour débloquer cette réalité temporelle, on faisait appel à une caution surnaturelle. L’incendie restait un accident lambda mais à partir du moment où il était interprété il pouvait devenir un signe. Le mieux, c’est quand il était associé à un miracle.
A. Timbert : Nous n’avons jamais de preuves mais parfois des soupçons ! C’est évident pour la basilique de Vézelay en 1165. L’abbé voulait reconstruire le chœur roman. Les moines refusaient car ils étaient déjà en travaux depuis le début du XIIe siècle.
Soudain, un incendie se déclenche dans la crypte charpentée, un tout petit feu qui épargne le reste du monument. Les moines l’éteignent et descendent dans la crypte.Là, premier miracle : ils trouvent la statue en bois de la Vierge qui n’a pas brûlé. En la nettoyant, deuxième miracle : la porte d’un reliquaire apparaît sous les couches de peinture. La statue de la Vierge se révèle être une statue reliquaire dans laquelle les moines trouvent, non des reliques de saints locaux mais des reliques de « stars » comme celles des apôtres Pierre et Jean. Interprétation : « La Vierge nous envoie des signes pour qu’on reconstruise son temple. » Les moines érigent le chœur gothique. Nous sommes devant une réalité médiévale classique.
A. Timbert : L’incendie de Chartres en 1194. Peut-être qu’il résulte d’un accident de chantier. Peut-être qu’il a été construit de toutes pièces. Écoutez, quand la cathédrale brûle que font les chanoines ? Ils se réfugient dans la crypte ! Ce n’est pas logique. Ils ressortent des décombres au bout de trois jours et trois nuits, comme le Christ ressuscité. L’historien est en droit de supposer qu’il s’agit d’une mise en scène totale. Je crois que beaucoup d’incendies de cathédrales du Moyen Âge ne sont pas accidentels.
A. Timbert : Il y a eu deux chocs importants. Le premier c’est la chaleur qui a brûlé et modifié la pierre, sur une profondeur variable, mais n’a pas ébranlé le monument au plus profond de sa substance. Nous sommes dans une configuration habituelle. Le deuxième choc n’était pas présent lors des autres incendies, celui de Chartres en 1836 et ceux des cathédrales victimes de la guerre 1914-1918. Ce sont les milliers de mètres cubes d’eau déversés par les pompiers. Bien sûr, ils ne pouvaient pas faire autrement.
Mais l’eau a des effets catastrophiques. Elle a transformé la pierre en chaux, en la désagrégeant. Elle a lessivé les joints de mortier entre les blocs. Tout ceci ne tient plus et il va falloir reprendre la majorité des parties hautes, dans une proportion que nous ignorons encore. Voilà le souci structurel de la cathédrale. Et puis, surtout, les parties hautes ne sont plus contreventées, c’est-à-dire maintenues, notamment par les entraits de la charpente.
A. Timbert : Nous en verrons les conséquences à très long terme. L’eau a ruisselé dans l’épaisseur des murs. Elle est entrée profondément dans les maçonneries. Elle s’est accumulée en haut, au creux des voûtains, pour s’écouler ensuite vers le bas. Elle a pénétré partout, jusque dans les piles qui assurent la stabilité de l’édifice. L’architecte des Monuments historiques en charge de Notre-Dame de Paris (Philippe Villeneuve) est un homme remarquable, avec des connaissances réelles sur le bâti et une véritable empathie pour cette cathédrale, mais il ne peut pas prévoir avec exactitude ce qui va se passer.
Chaque cathédrale est unique, avec des pierres différentes, des mortiers différents, des épaisseurs de murs différentes, des architectoniques différentes, etc. Les dégâts vont dépendre de tous ces facteurs et ils imposeront des réponses adaptées. Maintenant, le monument va évoluer doucement et nous verrons comment…
« Comme l’ont montré les recherches de S. D. Daussy, la toiture est ce que l’on oublie le plus souvent dans l’étude d’un monument. Pourtant, elle joue un rôle fondamental en terme de visibilité. Au Moyen Âge, les cathédrales s’élevaient dans un milieu urbain extrêmement dense. Les ruelles ménageaient quelques percées vers le ciel. Pour se diriger, il y avait le son de la cloche, le bruit le plus important, et ce repère fonctionnel. La toiture reste une notion culturelle. Jusqu’au XVIe siècle, la cathédrale de Clermont possédait une couverture basse à faible degré, comme la cathédrale de Lyon. Arrive un évêque du Nord de la France. Il fait construire à grands frais une charpente en bois beaucoup plus haute, revêtue de plomb, pour que sa cathédrale corresponde à ses critères visuels et culturels. »
A. Timbert : Elle possède des murs très minces, et d’autant plus fragiles. C’est un héritage du premier art chrétien. De ce point de vue, la cathédrale de Chartres est très différente. Elle est bâtie comme un temple antique, en grand appareil, avec des pierres incroyables qui peuvent aller jusqu’à 80 centimètres de long et 50 centimètres d’épaisseur ! À Paris, le module moyen, dans les parties hautes de la nef, mesure 30-40 centimètres de long pour 15-20 centimètres d’épaisseur. Il s’agit souvent de parpaings : l’épaisseur du mur correspond à la pierre, visible sur les deux faces. C’est d’une extrême finesse. Lors du dernier incendie de Chartres, en 1836, la structure n’a pas bougé. Les pierres étaient en plus d’une nature résistante. On en a changé très peu. À Paris, nous avons un calcaire fragile, au grain fin, et qui a été mouillé. Il faudra reprendre de nombreux éléments, surtout dans les parties hautes.
A. Timbert : Certaines cathédrales sont vulnérables. À Amiens, le bras sud du transept se désolidarise de la nef. À Beauvais, le chœur ne cesse de bouger. À Paris, Notre-Dame ne présentait aucun souci structurel majeur avant l’incendie. Aujourd’hui, si les voûtes sont trop affaiblies, cela peut évoluer dans des proportions dangereuses parce que les arcs-boutants continueront de jouer leur rôle de contrepoussée. Il y a un équilibre subtil dont la modification peut engendrer des problèmes à long terme.
A. Timbert : Ce n’est pas possible que, depuis l’Élysée, le président de la République décrète que ce sera cinq ans, parce qu’en l’occurrence il est fort mal conseillé ! Ou plutôt il a oublié de demander conseil à son ministère de la Culture qui possède un service des Monuments historiques depuis 1830 avec une longue expérience que le monde entier nous envie. Les personnes qui connaissent les chantiers de restauration savent que le temps du monument n’est pas celui du politique. Oui, nous pouvons reconstruire Notre-Dame de Paris en cinq ans. Mais, si on veut faire les choses correctement, ce sera un problème. C’est la cathédrale qui doit donner le tempo nécessaire à une juste restauration. J’entends par là une restauration qui n’ajoute pas de la catastrophe à la catastrophe.
A. Timbert : Nous avons déjà subi une perte patrimoniale majeure. Si nous allons trop vite, nous allons perdre de la connaissance : enlever des pierres quand ce n’est pas indispensable, trier de manière aléatoire les charpentes calcinées qui contiennent des informations importantes... Il faut observer et étudier les matériaux, patiemment, sans les perturber. Je pense par exemple aux maçonneries des parties supérieures qui seront reprises par endroits. Dedans, il y a du fer, que Viollet-leDuc a vu et dessiné. Nous pouvons profiter du chantier pour faire des observations archéologiques inédites, effectuer des prélèvements et des analyses pour savoir d’où vient le minerai, comment il a été transformé, reconstituer la chaîne opératoire. Ce serait la première étude sur les métaux de Notre-Dame de Paris ! On ne peut pas passer à côté !
A. Timbert : Bien sûr ! L’architecture est toujours politique parce qu’elle transforme le paysage pour imposer un message à la vue de tous. Le Louvre est politique. Versailles est politique. Une cathédrale inscrit dans l’espace urbain le pouvoir de l’Église et la cohésion de la société chrétienne. Mais je suis inquiet parce nous sommes devant un pouvoir politique qui va peut-être finir par entendre mais qui pour le moment est parti bille en tête afin d’instrumentaliser notre patrimoine en faveur des jeux Olympiques. Je pèse mes mots. Cela exprime une vision du monde. Les monuments sont dans l’histoire. Notre-Dame de Paris est aussi du XXIe siècle. La difficulté, c’est ce hiatus.
Comment depuis notre présent qui nous emporte, avec des conflits sociaux importants, cette ère numérique qui pousse à tout dire et faire très vite, comment répondre le mieux aux maux de la cathédrale ? Il faut laisser aux spécialistes le soin de dire ce qu’il faut faire. Les scientifiques donnent de la voix ! Leurs représentants ont été reçus fin mai au Sénat. Des équipes de chercheurs se mettent en place, le temps long, nous l’espérons, s’imposera.
A. Timbert : Il faut d’abord bien choisir les mots. Pour la cathédrale, il ne s’agit pas d’une reconstruction mais d’une restauration, car le monument n’est pas détruit. La situation est différente pour la charpente et la flèche. Si nous n’évoquons que cette dernière, deux voies sont revendiquées par les uns et les autres : soit une restitution, soit une création. Je trouve que le débat actuel manque de nuances. Ce qui compte, ce n’est pas le combat entre les anciens et les modernes mais le juste équilibre entre l’ancien et le nouveau. Nous sommes renvoyés à la mécanique d’une église qui fonctionne sur la reproduction des formes, des espaces, des matériaux, des couleurs…
Quand les hommes du XIIe siècle ont détruit la cathédrale Saint-Étienne pour construire Notre-Dame, ils ont reproduit les cinq vaisseaux du monument précédent. La mémoire de l’ancien permettait de donner une légitimité au nouveau parce que le chrétien ne supporte pas la rupture historique. Rompre avec la continuité c’est se couper du début de l’histoire, et donc du Christ. Viollet-le-Duc n’a pas agi autrement : il a créé une flèche aux formes empruntées au XIIIe siècle et créé la disposition en gradin des apôtres et des évangélistes établissant ainsi une liaison esthétique forte entre la croisée du transept et la flèche. Il a su associer nouveau et ancien… c’est ainsi que « fonctionne » une église…
A. Timbert : Nos cathédrales sont à la fois culturelles et cultuelles. Chacun va y chercher ce qu’il souhaite. C’est un peu une auberge espagnole ! Ce patrimoine appartient à tous. C’est pour cela que l’émotion est collective. Autant qu’au Moyen Âge, la cathédrale garde un pouvoir agrégeant, surtout dans nos sociétés d’Europe du Nord. Si le Louvre avait brûlé, cela aurait été incontestablement un drame, mais je pense que l’impact aurait été beaucoup moins profond de part le monde. Avec Notre-Dame de Paris, il y a ce côté spirituel qui donne une dimension d’ordre supérieur.
Cet entretien provient du dossier « Cathédrales gothiques, l‘histoire d’une folle ambition (XIIe-XIIIe siècles) », Codex #12, juillet 2019, 15 euros.
Toujours richement illustré, le magazine se focalise cet été sur la magnificence des cathédrales gothiques et met en perspective, dans un cahier spécial, l’incendie de Notre-Dame de Paris, en interrogeant les spécialistes, sur les modalités de sa reconstruction. Il vous propose également de partir à la rencontre de 12 cathédrales « coups de cœur »...
Codex est disponible en kiosque, en librairie et sur internet. Un régal pour les yeux et l'esprit (feuilleter le magazine).
L'architecture médiévale
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