Dans cet extrait du Mémorial de Sainte-Hélène, le comte de Las Cases tente de dédouaner Napoléon Ier de l'accusation d'avoir monté un « Cabinet noir » à la direction des Postes pour espionner la correspondance de ses sujets...
Mardi 19 décembre 1815. Police secrète des lettres.
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Quant au secret des lettres sous le gouvernement de Napoléon, quoiqu’on en ait dit dans le public, on en lisait très peu à la poste, assurait l’Empereur : celles qu’on rendait aux particuliers, ouvertes ou recachetées, n’avaient pas été lues la plupart du temps ; jamais on n’en eût fini. Ce moyen était employé, bien plus pour prévenir les correspondances dangereuses, que pour les découvrir. Les lettres réellement lues n’en conservaient aucune trace ; les précautions étaient des plus complètes. Il existait depuis Louis XIV, disait l’Empereur, un bureau de police politique pour découvrir les relations avec l’étranger. Depuis ce souverain, les mêmes familles en étaient demeurées en possession ; les individus et leurs fonctions étaient inconnus ; c’était un véritable emploi. Leur éducation s’était achevée à grands frais dans les diverses capitales de l’Europe ; ils avaient leur morale particulière, et se prêtaient avec répugnance à l’examen des lettres de l’intérieur ; c’était pourtant eux qui l’exerçaient. Dès que quelqu’un se trouvait couché sur la liste de cette importante surveillance, ses armes, son cachet étaient aussitôt gravés par le bureau, si bien que ses lettres, après avoir été lues, parvenaient néanmoins intactes, et sans aucun indice de soupçon, à leur adresse. Ces circonstances, les graves inconvénients qu’elles pouvaient amener, les grands résultats qu’elles pouvaient produire, faisaient la principale importance du directeur-général des postes, et commandaient dans sa personne beaucoup de prudence, de sagesse et de sagacité.
L’Empereur a donné à ce sujet de grandes louanges à M. Lavalette (note) ; il n’était nullement partisan, du reste, de cette mesure, disait-il ; car, quant aux lumières diplomatiques qu’elle pouvait procurer, il ne pensait pas qu’elles pussent répondre aux dépenses qu’elles occasionnaient : ce bureau coûtait six cent mille francs. Et quant à la surveillance exercée sur les lettres des citoyens, il croyait qu’elle pouvait causer plus de mal que de bien. « Rarement, disait-il, les conspirations se traitent par cette voie ; et quant aux opinions individuelles obtenues par les correspondances épistolaires, elles peuvent devenir plus funestes qu’utiles au prince, surtout avec notre caractère. De qui ne nous plaignons-nous pas avec notre expansion et notre mobilité nationales ? Tel que j’aurai maltraité à mon lever, observait-il, écrira dans le jour que je suis un tyran : il m’aura comblé de louanges la veille, et le lendemain, peut-être, il sera prêt à donner sa vie pour moi. La violation du secret des lettres peut donc faire perdre au prince ses meilleurs amis, en lui inspirant à tort de la méfiance et des préventions ; d’autant plus que les ennemis capables d’être dangereux sont toujours assez rusés pour ne pas s’exposer à ce danger. Il est tel de mes ministres dont je n’ai jamais pu surprendre une lettre. »
Je crois avoir déjà dit qu’au retour de l’île d’Elbe, on a trouvé, aux Tuileries, une foule de pétitions et de pièces où Napoléon se trouvait fort indécemment mentionné : il les fit brûler. « Elles eussent formé un recueil bien abject, disait l’Empereur. J’eus un moment l’idée d’en insérer quelques-unes dans le Moniteur ; elles auraient dégradé quelques individus, mais n’eussent rien appris sur le cœur humain : les hommes sont toujours les mêmes ! »
L’Empereur, du reste, était loin de connaître tout ce que la police exécutait en son nom sur les écrits et sur les individus : il n’en avait ni le temps ni les moyens. Aussi tous les jours apprend-il de nous, ou par des pamphlets qui lui tombent sous la main, des arrestations d’individus ou des suppressions d’ouvrages qui sont tout à fait neuves pour lui.
En parlant des ouvrages cartonnés ou défendus par la police, sous son règne, l’Empereur disait que n’ayant rien à faire à l’île d’Elbe, il s’y était amusé à parcourir quelques-uns de ces ouvrages, et souvent il ne concevait pas les motifs que la police avait eus, dans la plupart des prohibitions quelle avait ordonnées.
De là il est passé à discuter la liberté ou la limitation de la presse. C’est selon lui une question interminable et qui n’admet point de demi-mesure. Ce n’est pas le principe en lui-même, dit-il, qui apporte la grande difficulté ; mais bien les circonstances sur lesquelles on aura à faire l’application de ce principe pris dans le sens abstrait. L’Empereur serait même par nature, disait-il, pour la liberté illimitée.
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