Canicule et personnes âgées

Sacrifier un jour férié pour la solidarité ? Une sottise

21 août 2003- 4 avril 2019. Dans l'émotion de la canicule meurtrière d'août 2003, le gouvernement français avait imposé aux salariés une journée de travail supplémentaire pour financer un effort financier en faveur des personnes âgées ou handicapées. Une mesure qui témoigne de l'inculture économique de la classe dirigeante.
Quinze ans après, cette classe dirigeante n'a rien compris ni rien appris. Elle se dispose à reproduire la même sottise sous les applaudissements des mêmes médias.

Sitôt connus les effets meurtriers de la canicule d'août 2003 (15 000 victimes parmi les personnes âgées), le gouvernement français a projeté d'augmenter le financement des maisons de retraite et lieux de vie spécialisés.

Il a choisi pour cela de supprimer un jour chômé dans l'année (le lundi de Pentecôte). Convaincu que cette journée de travail supplémentaire devait automatiquement accroître la production nationale, le gouvernement se proposa de prélever le surplus de richesse escompté par une taxe sur les entreprises.

Pour les salariés français, il s'agissait de travailler un jour de plus au profit des personnes âgées ou handicapées sans perte de revenu... Est-ce si sûr ?

Sacrifier un jour de congé n'augmente en rien la richesse nationale !

On peut regretter en premier lieu que l'on n'ait pas saisi l'occasion pour remettre à plat l'ensemble des jours chômés : lundis de Pentecôte et de Pâques, 8 mai, Ascension... (voir notre éditorial : la laïcité au quotidien).

Décidée sous le coup de l'émotion, la journée dite de « solidarité nationale » présente trois incohérences graves :

– Première incohérence : absence d'enquête préalable

La hausse de la mortalité liée à la canicule fut-elle due à un manque d'effectifs médicaux et para-médicaux ? Ou bien à une gestion indigente des maisons de retraite avec des détournements de fonds massifs au profit des groupes financiers propriétaires de ces établissements ? À un manque de sérieux dans les contrôles par les administrations concernées ? À une combinaison fatale de la chaleur, de la pollution et des tranquillisants dont seraient gavés certains vieillards en France ?... Sans doute à un peu de tout cela.

Déstabilisé par la critique, le gouvernement ne s'est pas soucié de rechercher les causes du drame. Il n'a pas attendu les conclusions des enquêtes épidémiologiques et a de suite considérer qu'il fallait accroître les aides publiques aux groupes financiers qui gèrent une grande partie des maisons de retraite.

Sans prendre le temps de réfléchir, il a diagnostiqué le besoin de davantage d'argent public comme chaque fois qu'un service public prend l'eau (Éducation, Sécurité sociale, Aide aux chômeurs, Justice...).

– Deuxième incohérence : confusion entre solidarité et travail

Demander aux salariés de travailler « gratuitement » pour financer un besoin collectif est une démarche qui nous ramène aux prestations en nature et aux « corvées » de l'Ancien Régime. Elle nous fait oublier que la « solidarité nationale », dans les démocraties modernes, passe par l'impôt.

Le lien entre la taxe sur la journée de « solidarité » et le financement des institutions de soins est par ailleurs illégal en vertu d'un autre fondement de la démocratie, la « confusion » de l'impôt. Il s'agit là d'un principe constitutionnel essentiel : les représentants du peuple n'ont pas le droit d'affecter un impôt ou une taxe à un usage prédéterminé. Ce sage principe vise à sauvegarder la « solidarité nationale » et éviter des réactions du genre : « En tant que provincial, je refuse de payer une taxe destinée à financer les transports parisiens ».

Pour ajouter à l'incohérence, le président Jacques Chirac a ordonné en 2003 de baisser l'impôt sur le revenu de 3 milliards d'euros dans le même temps où le Premier ministre lançait son idée d'un prélèvement de 2 milliards sur les salariés de la Pentecôte. Et tandis que le gouvernement supprimait un jour chômé, une commission officielle proposait (sans succès) d'ajouter une fête musulmane chômée au calendrier !

– Troisième incohérence : une droite néolibérale  disciple de Karl Marx et oublieuse d'Adam Smith

L'incohérence la plus grave est dans le raisonnement qui sous-tend le projet gouvernemental. Ce raisonnement repose sur le présupposé que la richesse est corrélée au travail. C'est la théorie de la « valeur-travail » formulée par l'économiste David Ricardo (1772-1823) et reprise par Karl Marx (1818-1883) : d'après cette théorie, la production d'une entreprise, son chiffre d'affaire et son bénéfice sont peu ou prou proportionnels à la quantité de travail fourni par les salariés. Plus longtemps on travaille et plus on produit de revenu.

La journée de « solidarité nationale » se fonde sur cette théorie : en imposant aux Français de travailler une journée de plus dans l'année, le gouvernement table sur un accroissement de la richesse nationale et il se propose de le récupérer au moins en partie par une taxe supplémentaire sur les entreprises. Au bilan, croit-il - et les médias avec lui -, les salariés auront travaillé un peu plus longtemps mais n'auront à se plaindre d'aucune perte de « pouvoir d'achat » tandis que le fisc aura pu collecter de l'argent pour les personnes âgées.

La « valeur-travail » flatte le bon sens de chacun mais la pratique et la théorie l'ont depuis longtemps réfutée :
• En premier lieu, il n'y a pas de corrélation entre durée du travail et production pour l'encadrement, les professions intellectuelles, les employés de bureau ou les employés de commerce qui travaillent à la demande, soit la très grande majorité des salariés, entrepreneurs et artisans actuels. Ce n'est pas parce qu'ils resteront une journée de plus par an à leur poste de travail que leur entreprise engrangera davantage de chiffre d'affaires. Les grands groupes seront-ils mieux gérés si leurs cadres dirigeants ont officiellement un jour de travail en plus ? Les commerces vendront-ils davantage s'ils restent tous ouverts un jour de plus par an ? Le ministère de l'Éducation nationale accroîtra-t-il la richesse nationale si son million d'employés doit travailler le lundi de Pâques ?...
• En deuxième lieu, la corrélation entre durée du travail et production n'existe que pour les ouvriers qui travaillent à la chaîne ou à la pièce, soit une minorité de la population active. Au demeurant, une production accrue n'entraîne pas forcément un chiffre d'affaires plus élevé ! Ce n'est pas la production d'un bien ou d'un service qui crée de la richesse mais sa vente effective. Or, à moins d'être en situation de surchauffe économique, cette vente n'est jamais garantie... Ainsi, les constructeurs automobiles français peuvent, en faisant travailler leurs ouvriers le lundi de la Pentecôte, produire davantage de véhicules qu'ils ne l'avaient prévu. Ce n'est pas pour ça qu'ils en vendront ou exporteront un seul de plus. Ces véhicules en surplus iront alimenter les stocks existants et pèseront au final sur les comptes des constructeurs.
• Songeons aussi que beaucoup d'entreprises de l'un et l'autre type sont déjà en sureffectif et n'utilisent pas à plein le potentiel de leurs salariés ; un jour de présence supplémentaire sur le site de travail n'arrange rien.

On conçoit que la gauche soit malgré tout restée attachée au principe marxiste de la « valeur-travail ». Le cas des dirigeants de la droite française est plus étonnant. Voilà des gens intelligents qui parlent à tout va des mérites de l'économie de marché et restent au fond d'eux-mêmes imprégnés par un principe marxiste obsolète avec pour résultat une mesure triplement nocive :
• Pour les salariés, travailler un jour de plus sur environ 200 par an revient à accepter une baisse du salaire horaire de l'ordre de 0,5% (on est dans une démarche déflationniste comme dans les années 1930).
• La taxe « compensatoire » destinée à aider le grand âge revient à accroître la charge fiscale (et administrative) qui pèse sur les entreprises pour un résultat incertain : qui peut garantir que les maisons de retraite profiteront de cette manne pour améliorer leurs prestations ?

Dans une économie plus ou moins stagnante, avec pléthore d'inactifs, de chômeurs et de personnes en sous-activité, la suppression d'un jour férié ne stimule en rien la production... En accroissant le fardeau fiscal et administratif qui pèse sur les entreprises, elle peut tout au plus créer une incitation supplémentaire à quitter le pays chez certains jeunes chercheurs et scientifiques !

Il est regrettable que la journée de « solidarité nationale », qui repose sur un raisonnement bancal, ait pu ainsi être développée par nos ministres et nos hauts fonctionnaires avec le soutien sans faille des organes de communication (« Une belle idée », selon Le Monde du 14 mai 2005). On comprend que les citoyens aient envie de manifester leur révolte face à une pareille défaillance des élites, même s'ils ne maîtrisent pas les outils conceptuels pour l'exprimer.

André Larané
Publié ou mis à jour le : 2023-08-05 20:03:38

Voir les 11 commentaires sur cet article

Bernard (06-08-2023 10:18:44)

Il y a longtemps que la nomenklatura technocratique française rêve de diminuer le nombre de jours chômés payés, supposé, selon ses calculs (hasardeux ?), plus nombreux en France qu'ailleurs en E... Lire la suite

Julia (12-08-2020 19:41:36)

Je reviens sur mon commentaire. J'ai fait un oubli essentiel. Je suis retraitée et suis un peu déconnectée. Pour créer un fond pour les personnes âgées, le gouvernement de l'époque, a décidé ... Lire la suite

Julia (10-08-2020 19:56:52)

Je m'élève toujours contre ce travaillé gratuitement alors que ce n'est pas le cas. En effet, la quasi totalité des salariés est mensualisée depuis 1972 je crois. Par conséquent ce jour est un ... Lire la suite

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