L'Italie des « années de plomb », 1969-1981

La société et l’État face à la violence politique

22 mars 2019. Grégoire Le Quang revisite la période des années de plomb en Italie avec le prisme innovant de l'histoire des émotions, et notamment de la peur, ce sentiment durable qui s'instaure quand les actes terroristes se répètent. « En 1980, le président italien Sandro Pertini annonce d'ailleurs avec fracas à la télévision : "Nous sommes en guerre". »
Dans cet entretien, il nous explique non seulement comment elle se diffuse, mais aussi comment la sortie du climat de peur entraîne finalement la sortie du terrorisme : « La peur commence à décliner avant la fin des violences. » Son analyse et les réponses qu'il propose sont toujours d'une actualité brûlante...

- Partir d’une émotion, ici la peur, vous permet d’étudier sous un angle nouveau le cadre politique connu des années 1970 en Italie. Qu’est-ce que cette approche apporte à la compréhension de ces « années de plomb » ?

Elle permet de se rendre compte que l'expression « années de plomb » porte à confusion ! Elle amalgame toutes les formes de terrorisme et dissimule le fait que la montée en puissance des groupes marxistes-léninistes est très progressive. Il y a en réalité deux vagues de terrorisme.

Dans la première moitié de la décennie, des néofascistes, qui bénéficient de la complicité des services secrets, posent des bombes dans des lieux publics. L’idée est de « déstabiliser pour stabiliser », c’est-à-dire de provoquer la peur dans l’opinion publique pour légitimer le recours à des politiques répressives, en particulier dirigées contre les communistes. C’est ce qu’on a appelé la « stratégie de la tension ». Cela a alimenté une grande méfiance envers les appareils d’État, étendue à tous les milieux de gauche.

Drapeau des Brigades Rouges

 

Dans un deuxième temps, les attentats ciblés, opérés par des groupes marxistes-léninistes clandestins comme les Brigades Rouges, ont eu un effet inverse : la peur diffusée dans l’opinion publique a entraîné, progressivement, un soutien à l’État, y compris de la part du Parti Communiste Italien (PCI).

Alors qu'au début de la décennie, dans le sillage du long Sessantotto italien, la contestation politique et les mouvements sociaux particulièrement puissants paraissent menaçants, petit à petit, à mesure que les attentats deviennent plus sanglants et spectaculaires, cette dynamique s'achève dans une vaste mobilisation antiterroriste.

- Comment le terrorisme des années 70 en Italie parvient-il à diffuser la peur dans le pays ?

Le président italien Sandro PertiniC'est d'abord la « terreur » qui résonne dans le mot « terrorisme », mais il ne s'agit que d'une émotion brutale provoquée par un attentat spectaculaire. Quand les actes terroristes se répètent, un sentiment plus durable imprègne la vie publique sous bien des aspects : la peur.

La peur est diffusée dans l’opinion publique, véritable cible des terroristes, par les médias. C’est une construction qui a néanmoins des effets sur la vie quotidienne, concrète, de la majorité des Italiens. À la fin de décennie, au plus fort de l'offensive, les salles de cinémas sont désertées, certains habitants de Rome achètent des gilets pare-balles, engagent des vigiles, etc. La peur est également omniprésente au sein de professions particulièrement visées – journalistes, politiciens, magistrats, policiers...

Dans la sphère politique, il y a une défiance envers l’État jugé incapable de protéger ses citoyens. À cela, le gouvernement répond par une militarisation progressive, de la même manière qu'on peut l'observer dans la plupart des pays soumis à la menace terroriste, et notamment en France depuis ces dernières années. En 1980, le président italien Sandro Pertini annonce d'ailleurs avec fracas à la télévision : « Nous sommes en guerre ».

Ces mesures de sécurité ont eu des effets pervers, notamment celui de nourrir l'appréhension. Leur impact est sujet à débat : la stabilité du régime a été préservée, mais pour certains, la démocratie a été mise à mal et les libertés individuelles ont été restreintes. Ce dilemme, là encore, est très actuel.

- Comment est-on parvenu à sortir de ces « années de plomb » ?

À partir de 1975, et plus encore à partir de 1978, l’arsenal policier et judiciaire est renforcé, des lois d’urgence votées, les peines pour les terroristes augmentées. Même si le nombre d'attentats, et surtout d'homicides continue à augmenter de 1978 à 1980, progressivement, à partir de cette date, la multiplication des arrestation et la collaboration des premiers « repentis » donnent le sentiment que la bataille est en passe d'être gagnée. La peur commence à décliner avant la fin des violences. Même l’attentat dans la gare de Bologne en 1980 qui fait 85 morts n’entame pas cet optimisme.Massacre à Bologne, Plus de 80 morts à la gare de Bologne

La sortie du terrorisme vient aussi de fissures internes. Le but du terrorisme « rouge » a toujours été d’encourager une révolutions des prolétaires. Mais avec l’augmentation de la violence, ils perdent leur soutien, ce qui se manifeste de manière éclatante lors des funérailles des victimes. À la fin des années 70, il y a un sentiment de défaite perceptible chez les terroristes eux-mêmes.

Pour autant, la mémoire n’est pas apaisée. Encore aujourd’hui, il demeure un sentiment d’impunité car l’énorme travail judiciaire n’a pas permis de trouver ni de punir les commanditaires. De l'autre côté, la parole des anciens terroristes et celle des victimes et de leurs familles continuent à s'opposer, par presse interposée, assez régulièrement. Il n'y a pas de version apaisée de cette histoire.

Propos recueillis par Soline Schweisguth
L'auteur : Grégoire Le Quang

Grégoire Le QuangGrégoire Le Quang est normalien et agrégé d'histoire.

En décembre 2017, il a soutenu sa thèse Construire, représenter, combattre la peur : la société italienne et l’État face à la violence politique des “années de plomb”, 1969-1981 sous la direction de Marie-Anne Matard-Bonucci et Angelo Ventrone.

Publié ou mis à jour le : 2020-03-11 10:01:10

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