Monnaie

III - Les échanges internationaux (ancienne version)

A- Les risques de l’ouverture

Revenons à notre circuit d’échanges initial. Nous allons voir combien celui-ci est fragile. Imaginons que le marchand de primeurs, ayant reçu un billet de l’aubergiste, fasse faux bond à son voisin chausseur et achète une paire de chaussures chez le concurrent de la ville voisine…

Le billet génère un nouveau circuit d’échanges dans cette deuxième ville. Mais dans la première, le chausseur, qui n’a rien vendu, n’a pas les moyens d’inviter son ami au restaurant ; l’aubergiste ne récupère donc pas son billet et, faute de pouvoir le restituer à sa cliente, il doit négocier un découvert : « Madame, je ne peux pas vous restituer votre billet dans l'immédiat. Pouvez-vous patienter un jour ou davantage ? »

La cliente, que nous avons baptisée la Banque, va consentir ce découvert seulement si elle a la conviction d’être remboursée grâce au retour du billet dans le circuit initial. Ce retour est possible si un habitant de la ville voisine choisit de dépenser le billet dans la première ville.

À défaut, si les habitants de cette première ville n’offrent pas des biens et des services suffisamment attractifs, la Banque a toutes les raisons de douter de leur solvabilité. Faute d’avoir le choix, elle leur consent un crédit mais à des conditions draconiennes, avec un intérêt élevé qui récompensera sa prise de risque.

Ainsi les habitants s’installent-ils dans l’endettement permanent. Comme cet endettement n’est pas supportable sur le long terme, ils devront à un moment ou un autre réduire leur consommation et leur niveau de vie en vendant leur production à des prix cassés à la ville voisine, de manière à récupérer enfin leur billet et rembourser leurs emprunts.

À défaut, ils appelleront à l’aide l’État. Celui-ci récupérera le billet ou son équivalent dans la ville voisine, en imposant leurs habitants comme il convient, et le remettra dans le circuit d’échanges initial, sans contrepartie d’aucune sorte. Cette démarche, nous la voyons à l’œuvre tous les jours dans les transferts entre régions prospères et régions pauvres. Ainsi l'État français redistribue-t-il dans les régions dépourvues d'industrie une partie des impôts prélevés dans les régions productrices de richesses.

Cette redistribution est l’expression naturelle de la solidarité nationale. Mais elle est plus ou moins bien acceptée selon les pays. Aujourd’hui, la Catalogne ou la Flandre, par exemple, la rejettent explicitement. Incertaine au niveau national, elle est a fortiori inconcevable au niveau supranational ou simplement européen, en l’absence de liens affectifs, historiques, culturels etc.

Nous allons voir comment la monnaie corrige les déséquilibres qui peuvent résulter des échanges entre pays distincts et non solidaires.

B- L’outil monétaire

Qu’en est-il des échanges entre des territoires relevant d’États distincts, avec chacun leur monnaie ? Considérons par exemple deux pays, la France et l'Allemagne, avec leur ancienne monnaie (francs et marks) :

- Des agents français (particuliers et entreprises) se détournent des productions nationales et se fournissent en Allemagne pour un montant de a francs. Les francs n’ayant cours qu'en France, car c'est dans ce seul pays qu'ils bénéficient de la garantie de l’État, les vendeurs allemands se doivent donc d’y dépenser leur gain.

- Même chose en sens inverse : des agents allemands se fournissent en France et leurs fournisseurs reçoivent un total de b marks qu’ils ne peuvent dépenser ailleurs qu'en Allemagne.

Comme Français et Allemands ne peuvent se rendre dans le pays voisin pour dépenser leur gain, qui en marks, qui en francs, ils confient celui-ci à des intermédiaires financiers qui rapprochent les sommes dont ils aspirent à se débarrasser et font l'échange (ou le change) à la satisfaction de chacun. 

En échange de leur gain (a francs), les Allemands se voient proposer b marks dont ils vont pouvoir faire usage chez eux. En sens inverse, en échange de leur gain b marks, les Français se voient proposer a francs. On aboutit à l’équivalence très simple : a francs b marks. Soulignons-le, il n’y a pas d’alternative à cet échange : sauf à rendre leur gain stérile, les détenteurs de devises étrangères ne peuvent faire autrement que de l’échanger contre la monnaie de leur pays disponible sur le marché monétaire international.

Ainsi s’établit à chaque moment le taux de change d’une monnaie par rapport à l’autre. Il n’en va pas autrement quand les intermédiaires financiers ont affaire non pas à deux mais à des dizaines de devises, sinon que les taux de change des unes par rapport aux autres s’établissent par des ajustements permanents...

Simples dans le principe, infiniment complexes dans la réalisation, les échanges de devises donnent lieu à des manoeuvres spéculatives plus ou moins loyales. Ils débouchent aussi sur des distorsions à première vue curieuses dans les échelles de prix.

Marché planétaire, marché local

Au Caire, où la population est globalement beaucoup plus pauvre qu'à Paris, le prix d'une coupe de cheveux peut apparaître dix fois moins élevé que dans la capitale française mais les ordinateurs y sont vendus à peu près au même prix. Ces distorsions s'expliquent par le marché des changes.

Les échanges entre les Égyptiens sont beaucoup plus limités que les échanges entre Français. Ils incluent malgré tout une petite part de biens importés, jugés indispensables au plus grand nombre (médicaments, engrais, machines) ou revendiqués par l'oligarchie (voitures de luxe).

Les échanges entre l'Égypte, pays pauvre, et la France, pays riche, aboutissent à la conversion d'une fraction relativement importante de la monnaie égyptienne contre une fraction plutôt faible de la monnaie française.

Parmi les biens et les services marchands, il en est qui peuvent circuler et franchir les frontières (produits manufacturés, prestations informatiques, produits culturels...), d'autres non (services à la personne, restauration, distribution, construction...). Les premiers, et eux seuls, contribuent aux échanges internationaux et à leur équilibre.

Dans un système normalement concurrentiel, les marchandises soumises à des échanges internationaux voient leur prix s'aligner à peu près au même niveau d'un pays à l'autre, déduction faite des taxes locales et des frais de transport. Par contre, les autres marchandises, qui dépendent exclusivement de la demande locale, voient leur prix grandement varier d'un pays à l'autre.

C- Les fluctuations monétaires

Nous avons vu comment s’équilibrent les échanges commerciaux entre deux pays, par le biais de la monnaie. Ces échanges varient d’une période à l’autre en fonction de l’attractivité et de l’appétence de chacun.

Soit deux circuits d’échanges A (allemand) et B (français) avec chacun leur monnaie, le mark et le franc. Dans une première période, A achète à B des marchandises contre une somme a marks et B accepte de lui acheter en contrepartie des marchandises contre une somme b francs. Un équilibre initial s’établit sur la base : a⇔b comme on l’a vu plus haut.

Dans une deuxième période, A réduit ses achats de marchandises et n’en achète plus que pour un montant a’ marks inférieur à a. B maintient néanmoins ses volumes d’achats.

Comment vont s'ajuster les échanges sur  le marché «international» ?

L’exportateur de A dispose d’un montant b francs qu’il doit avant toute chose échanger contre la monnaie de A disponible. Or, l’exportateur de B ne détient plus qu’un montant a’ marks (au lieu de a)...

1- Réajustement parfait des taux de change :

Plaçons-nous dans l’hypothèse d’un ajustement parfait des taux de change en fonction des échanges au jour le jour : l’exportateur de A accepte le montant a’ en échange du montant b qu’il détient ; il s’ensuit un nouveau taux de change : a’⇔b ; le franc est de la sorte dévalué par rapport au mark dans un rapport a’/a.

1a- Qu’en résulte-t-il pour le circuit A ?

- Dans la période suivante, l’importateur réalise, du fait de la réévaluation des monnaies, une économie  égale à a-a’ marks. Il peut normalement dépenser ce solde auprès de ses concitoyens et, par exemple, s’en servir pour acquérir des produits de substitution à ceux qu’il achetait aux Français.

- L’exportateur, quant à lui, ne récupère de ses ventes aux Français qu’un montant a’ inférieur à celui de la première période. Il doit réduire d’autant ses dépenses auprès de ses concitoyens.

Il s’ensuit un réajustement des circuits d’échanges à PIB constant. Autrement dit, en se dispensant d’acheter des marchandises à B, A ne s’est pas enrichi mais a simplement réajusté ses consommations dans un sens que l’on imagine plus satisfaisant pour lui.

1b- Qu’en résulte-t-il pour le circuit B ?

- Dans la période suivante, l'exportateur français peut renouveler les mêmes ventes pour un total de a' marks qui lui rapportera après conversion b francs, comme précédemment.  Il n’y a de changement ni pour l’exportateur ni pour l’importateur : le premier a reçu de A un montant a’ qu’il a pu échanger contre un montant b dans sa propre monnaie ; le second a dépensé cette même somme comme précédemment.

Le circuit d’échanges B se conserve à l’identique… à une nuance près, qui n’est pas sans conséquence : l’exportateur dispose d’une capacité de production inemployée du fait des marchandises qu’il n’a pas vendues à A. Pour peu que de nouveaux billets entrent dans le circuit d’échanges B, ces marchandises pourront trouver preneur et entraîner un supplément de production et une augmentation du PIB.

Illustrons ce phénomène avec l’image du début : dans la première période, le chausseur avait pu vendre à A une paire de chaussures ; dans la deuxième période, A ne renouvelle pas son achat et la paire de chaussures reste sur l’étagère ; l’aubergiste la voit et se laisse tenter ; il emprunte à la Banque un billet et l’achète ; le chausseur est en mesure d’acheter à son tour de nouveaux biens et un nouveau cycle d’échanges se crée chez A jusqu’à ce que l’aubergiste puisse rembourser son emprunt.

2- Effets d’une fluctuation monétaire sur les prix :

2a- Variations de prix :

Voyons comment les agents économiques (entreprises et particuliers) perçoivent les fluctuations monétaires et en particulier la dévaluation d’une monnaie. Illustration :

Une compagnie aérienne américaine envisage d’acheter un avion. Elle hésite entre le modèle Airbus à 100 millions d’euros (120 millions de dollars) et le modèle Boeing au même prix (120 millions de dollars). Si, pour une raison ou pour une autre, l’euro est dévalué de 10%, le prix de l’Airbus converti en dollars américains devient 108 millions de dollars, ce qui achève de convaincre la compagnie américaine d’acheter l’avion européen plutôt que le Boeing…

Interprétation mathématique :

Dans l’État B, Xb avait pu dans la première période acheter une voiture à A, au prix unitaire a1. Supposons que ce montant exprimé dans la monnaie de A était égal à un millième du total a vendu à B : a1=a/1000.

Pour ses achats, Xb devait débourser un montant b1 dans sa monnaie et comme on a l’équivalence a⇔b, on a aussi a1⇔ b1. En conséquence : b1=b/1000.

Dans la deuxième période, A n’achète plus qu’un montant a’ à B. Supposons : a’=0,8*a. On a désormais l’équivalence a’⇔b, ou encore 0,8*a⇔b, ou encore a⇔b/0,8. Le prix des voitures est toujours a1=a/1000, ou encore : a= a1*1000.

Rapprochons cette égalité de l’équivalence précédente : a1*1000⇔b/0,8, ou encore a1⇔b/800.

Pour acheter une voiture vendue a1 dans l’État A, Xb doit donc désormais débourser dans sa propre monnaie un prix b’1=b/800, au lieu de b1=b/1000 dans la première période. On a : b’1= b1*1000/800, soit : b’1= b1*1,25.

2b- Effet compensateur de la dévaluation :

Dans la première partie, on a vu que la dévaluation rééquilibre les flux monétaires dès lors que survient un déséquilibre dans les échanges de marchandises entre deux États.

En conclusion du précédent exercice mathématique, on peut constater aussi que la dévaluation a automatiquement pour effet d’enchérir les achats de l’État le moins «vendeur» et de réduire le prix des achats de son partenaire. De ce fait, les agents des deux États vont respectivement réduire et augmenter leurs achats auprès de leur partenaire : A, qui avait réduit ses achats auprès de B, va les relancer du fait de leur baisse de prix relative ; B va de son côté réduire ses propres achats du fait de leur hausse.

Les ajustements monétaires (dévaluation ou réévaluation) apparaissent ainsi comme des « régulateurs naturels » des échanges internationaux, avec des implications inévitables sur la richesse relative des uns par rapport aux autres : quand l’État B voit sa monnaie dévaluée suite à une baisse des achats de A, la production de B exprimée dans la monnaie de A apparaît moindre ; inversement, la production de A exprimée dans la monnaie de B apparaît plus grande.

Les habitants de B ont moins de facilités à importer des biens de A. Sont-ils pour autant plus démunis ? Cela dépend de la part des importations dans la consommation de chacun… Ceux qui consomment peu de biens importés ne ressentent pas les effets de la dévaluation. Ceux qui en consomment beaucoup peuvent remédier assez simplement à l’augmentation de prix en se retournant vers des productions nationales.

D- Manipulations monétaires

Au vu de ce qui précède, certains États sont tentés de dévaluer plus que de raison leur monnaie par voie d’autorité. Ils croient y voir la possibilité de libérer à bon compte des capacités de production et ainsi d’augmenter la richesse nationale.

Par exemple, revenons à l’équilibre initial entre l’État A et l’État B : A reçoit un montant 10*b (dans la monnaie de B) en contrepartie de ses exportations et paie un montant 10*a (dans sa propre monnaie) en contrepartie de ses importations : 10*a =10*b.

Supposons que l’État A impose à sa Banque centrale de mettre sur le marché un supplément de monnaie égal à 1*a. Avec cette monnaie, la Banque achète un montant 1*b de devises étrangères et la garde en réserve. Il s’ensuit la circulation d’un excédent de monnaie de A sans que les flux de marchandises aient changé.

Les exportateurs de A ayant cédé à la Banque centrale un dixième de la monnaie de B en leur possession, ils n’ont plus que 9*b à proposer aux importateurs en contrepartie de leur montant 10*a. Ces importateurs, s’ils veulent pouvoir dépenser leur gain, n’ont pas d’autre choix que d’accepter la transaction, ce qui conduit effectivement à une dévaluation de 10% la monnaie de A : 9*b=10*a. On voit ici la différence avec le processus «naturel» précédent : les circuits d’échanges de B ne récupèrent plus que 9*b au lieu de 10*b, ce qui les met en danger de s’atrophier. Ils vont normalement réagir à la dévaluation «déloyale» de l’État A… xxx

Notre analyse montre l’erreur de raisonnement qui sous-tend les manipulations monétaires par voie d’autorité : la dévaluation est le résultat « naturel » d’un déséquilibre des échanges entre deux systèmes monétaires dans un régime de changes fluctuants ou libres (les monnaies s’ajustent au jour le jour les unes par rapport aux autres de façon à conserver des balances commerciales équilibrées) ; un État qui veut manipuler le taux de change de sa monnaie indépendamment de la réalité des échanges, à la baisse (dévaluation) comme à la hausse (réévaluation), entraîne de grands risques pour lui-même comme pour le commerce mondial...

[On illustre en annexe des dévaluations «compétitives» (Japon, 2013) ou des «réévaluations» d’amour-propre (Grande-Bretagne, 1925)]

Joseph Savès
Publié ou mis à jour le : 2018-11-27 10:50:14

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