À la veille de la Seconde Guerre mondiale, l'Algérie « française » ne doute ni de son avenir, ni de son destin. Comme dans le conflit précédent, la mobilisation se passe sans incident notable. L'Écho d'Alger évoque les « Musulmans de l'Afrique du Nord groupés sous la tutelle bienveillante et amicale de la France », le gouverneur général Le Beau loue « l'esprit d'unité et de fraternité » des communautés partageant « un même amour de la patrie ».
Un conservatisme attardé
Après la défaite et le vote des pleins pouvoirs au maréchal Pétain, les Européens d'Algérie accueillent avec ferveur le régime de Vichy d'autant que le pays est préservé de toute occupation étrangère. La vie quotidienne reprend avec ses décisions importantes, telle celle du maire de Saint-Eugène à Alger qui précise en juillet 1940, par décret municipal, « qu’il est interdit de circuler en ville et de s’asseoir dans les établissements publics (cafés, dancings, etc.) en tenue de bain. Seuls seront tolérés les pyjamas et les robes de plage. » L’activité bouliste reprend avec vigueur ainsi que les entrainements de football, de boxe et de basket.
La population européenne rejoint les organisations de masse, de la Légion française des combattants aux chantiers de jeunesse et aux associations féminines. Dans ses Mémoires publiées en 1949 (Un seul but, la victoire) le général Giraud confirme que « la devise Travail, Famille, Patrie avait été admirablement accueillie en Algérie, en Tunisie et au Maroc, auprès des colons dont les ancêtres avaient travaillé dur pour acquérir leur situation, et qui, eux-mêmes, avaient besoin de l’appui de l’État pour conserver leur autorité sur les indigènes dont le travail était la base de leur prospérité. »
L'Église n'est pas de reste. Début mars 1942, Mgr Leynaud, évêque d'Alger, célèbre « le Chef que la divine Providence a envoyé à la France ». La majorité des Européens adhère aussi à l'abrogation du décret Crémieux le 7 octobre 1940 qui retire leur citoyenneté française aux Israélites. Ils approuvent de même celle de « retirer tous les Juifs des unités de l'Afrique du Nord » prise en février 1941 tout comme l'« aryanisation » des biens juifs par un texte du 2 juin 1941 qui ne les choquent nullement. L'exclusion des administrations de tout français israélite ne suscite pas plus d'opposition que celle du renvoi des enfants et adolescents juifs des établissements scolaires.
Pour avoir subi cette privation de citoyenneté, Jacques Derrida a souligné la « brutalité d’une décision unilatérale » prise « par le fait des seuls Français » en absence de toute occupation allemande, « aucun alibi aucune dénégation, aucune illusion possible : il était impossible de transférer sur un occupant étranger la responsabilité de cette exclusion. »
Signe d'un antisémitisme de profond ancrage, le débarquement de novembre 1942 et l'arrivée aux responsabilités à Alger du général Giraud en favori des Américains ne signifient nullement la fin des mesures discriminatoires.
Pour le nouveau Commandant en chef civil et militaire, il n'est pas question de redonner aux Juifs algériens leurs droits de citoyens français, ils « ne doivent pas être considérés autrement que les Musulmans. Ce sont des indigènes pratiquant une religion différente de leurs voisins, pas autre chose. » Il faut attendre octobre 1943 et l'affirmation du pouvoir du général de Gaulle et du CNL pour voir enfin rétabli le décret Crémieux.
En cette même année 1943, se font aussi entendre de nouvelles revendications dans la population musulmane. C'est le moment d'une audience accrue du Manifeste du Peuple Algérie publié par Ferhat Abbas le 10 février et soutenu tant par les Oulémas que par le Parti du Peuple Algérien de Messali Hadj alors en résidence surveillé dans le Sud algérien.
Le texte est mesuré mais inaudible pour la majorité des Européens d'Algérie même s'il prône « une âme commune », aspire à « un gouvernement issu du peuple et agissant au profit du peuple » et se revendique des déclarations du président Roosevelt sur le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes.
Le général Catroux, nommé Gouverneur général le 4 juin 1943, est un bon connaisseur de l'Algérie. Son père a été officier dans un régiment de tirailleurs algériens, sa mère est installée à Saïda et l'un de ses frères est président du syndicat des céréaliers en Oranie.
Il a été effaré de l'adhésion massive des Européens d'Algérie à Pétain qui, ainsi qu'il l'écrit en 1949 dans son livre Dans la bataille de Méditerranée, 1940-1944, leur « apportait l’ordre tel qu’ils le concevaient nécessaire, c’est à dire par la soumission des indigènes à l’autorité, par la sécurité de leurs biens et le maintien de leurs privilèges de minorité ». Quelque peu consterné, il évoque aussi « le conservatisme attardé » de « nos nationaux d'Algérie » qu'il voit réticents face aux décisions du général de Gaulle.
Le 12 décembre 1943, le général de Gaulle a prononcé à Constantine un discours dans l'exacte filiation du projet Blum-Violette où il déclare vouloir :
« Attribuer immédiatement à plusieurs dizaines de milliers de Français musulmans leurs droits entiers de citoyens, sans admettre que l’exercice de ces droits puisse être empêché, ni limité, par des objections fondées sur le statut personnel. En même temps, va être augmentée la proportion des Français musulmans dans les diverses assemblées qui traitent des intérêts locaux. »
Plus tard, écrivant ses Mémoires de guerre, de Gaulle se souvient de cette journée où « au milieu d’une foule innombrable », il annonce des « mesures où le régime d’autrefois butait depuis tant de lustres » tout en précisant que « devant moi, près de la tribune, je vois pleurer d’émotion le Dr Bendjelloul et maints musulmans ».
Moment fugace car les Européens renâclent comme le souligne le général Catroux notant qu'il leur manque « le sentiment des valeurs spirituelles, une conception moins matérialiste et égoïste des rapports entre les hommes et par suite du problème indigène. Il leur manque le ferment généreux une culture désintéressée et le goût des idées dont l'absence s'accentue avec les années qui passent. »
En réalité, l'heure n'est plus à la politique d'assimilation, le moment en est passé au profit d'une nouvelle étape. Celle revendiquée par le mouvement des « Amis du Manifeste et de la Liberté » créé à Sétif le 14 mars 1944. Il faut désormais envisager « la constitution en Algérie d'une république autonome fédérée à une République française rénovée, anti-coloniale et anti-impérialiste. » Le succès des AML avec plus de 250 sections et 500 000 adhésions annonce un mouvement de fond. Il est encore pacifique mais l'éruption est proche.
Un nouveau slogan commence même à apparaître : « La valise ou le cercueil », tel qu'en témoigne le journaliste Paul Reboux qui parcourt l'Algérie au lendemain de la Seconde Guerre mondiale :
« Tandis que ronronne le moteur, je suis obsédé par une petite inscription que l'on a pu voir sur les murs de certaines cilles d'Algérie : "La valise ou le cercueil". Voilà les cordiaux conseils, voilà les aimables avertissements donnés par certains Indigènes aux Européens et lisibles sur les murs, tracés au goudron, charbonnés, peints à l'huile, ou même imprimés sur ces petits papillons de papier dont usent les propagandistes. »
Ayant succédé au général Catroux, le diplomate et agrégé d'histoire et de géographie Yves Chataigeau, ancien délégué de la France au Levant, devient le nouveau gouverneur général à Alger. Il comprend la nécessité de réformes d'autant plus urgentes que surviennent en mai et juin 1945 les émeutes sanglantes des régions de Sétif et Guelma réprimés avec une violence décuplée par la peur et la haine.
L'écrivain Albert Camus, issu d'une très modeste famille de pieds-noirs alsaciens et espagnols, écrit que « les massacres de Guelma et de Sétif ont provoqué chez les Français d’Algérie un ressentiment profond et indigné. La répression qui a suivi a développé dans les masses arabes un sentiment de crainte et d’hostilité ».
Se souvenant de cette période, celui qui est encore le sergent-chef de l'armée française Ahmed Ben Bella précisera des années plus tard à l'écrivain Robert Merle que « la répression de Sétif avait creusé un infranchissable fossé entre les communautés ».
Conscient de la nécessité de panser les plaies, Chataigneau tente une politique d'apaisement et met en place, au nom d'une loi votée à Paris, le « Statut organique de l'Algérie » portant création d'une « Assemblée algérienne » constituée de 120 délégués élus au suffrage universel mais constitué d'un « premier collège » de statut civil français (soit 470 000 hommes et femmes « européens » et 58000 « musulmans ») pour une population d'un peu plus d'un million d'habitants.
Le second collège représente 1 400 000 votants hommes (il est laissé à l'Assemblée algérienne, la possible et future décision de donner le droit de vote aux femmes) de statut local, pour une population de près de neuf millions d'habitants.
L'inégalité est toujours présente et la myopie politique de nombre de représentants toujours aussi sclérosante. Une bonne partie des élus européens expriment leur refus de toute politique nouvelle. Gabriel Abbo, délégué à l’Assemblée algérienne a le mérite de la clarté :
« Nous sommes las de ces ridicules histoires d’élections indigènes. Si nous avons réussi une fois le tour de force de les orienter à notre gré, nous ne pouvons pas toujours recommencer. Il faut en finir. Nous ne voulons plus de gouvernements empreints d’un sentimentalisme périmé, mais des hommes forts qui sachent faire respecter nos droits en montrant la force et, éventuellement, en s’en servant… Le général de Gaulle avait-il besoin de se mêler à nouveau de cette histoire ? Plus on en donne aux Arabes et plus ils en réclament ! »
De quoi désespérer ceux qui font preuve de lucidité tel l'historien André Mandouze notant dans un article de la revue Esprit que « ces indigènes dont le nom indique qu'ils sont chez eux, et qui, depuis cent dix-sept ans, ont l'impression d'être en pays occupé, qui ont droit à l'honneur de mourir régulièrement pour la France, indissolublement lié à celui de crever régulièrement de faim ».
Toujours en place, le gouverneur Chataigneau ne cesse d'être l'objet de critiques qui ne font qu'enraciner son surnom de « Chataigneau Ben Mohamed ». Pour certains, il représente « l'Anti-France », une « personne odieuse », un « Ponce-Pilate », une « Excellence, puant la peur et la rage impuissante devant éviter un châtiment auquel il se condamnerait lui-même s'il abandonnait les Français aux poignards des assassins » selon les mots de Paul-Dominique Benquet-Crevaux, journaliste, élu maire de Phillipeville en 1953.
Les Européens d'Algérie sont d'autant plus enclins à l'immobilisme que le calme semble être de retour dans toute l'Algérie. Les jours heureux reprennent comme si de rien n'était d'autant que le début des années 1950 ouvrent à une nouvelle modernité, à des liens toujours plus rapides avec la métropole, à des infrastructures en routes et voies ferrés toujours améliorées.
À Alger, les « Galeries de France » proposent comme « immédiatement disponibles » réfrigérateurs électriques, postes de radio « spécial Afrique du Nord » et autres aspirateurs. La 4cv Renault, la 2 cv Citroën, la 203 Peugeot appartiennent bientôt au décor quotidien des routes algériennes.
Telle que décrite par Germaine Tillion en 1957, la composition de cette population a peu évoluée depuis l'entre-deux-guerres et qui indique combien elle est diverse et peu réductible à l'image caricaturale du colon :
« Des "vrais" colons, il y en a 12 000 environ, dont 300 sont riches et une dizaine excessivement riches (vraisemblablement à eux dix que tous les autres ensemble). Avec leurs familles, les 12 000 colons constituent une population d'environ 45 000 personnes (…) Les autres "colons" - un million d'êtres humains - sont des ouvriers spécialisés, des fonctionnaires, des employés, des chauffeurs de taxi, des garagistes, des chefs de gare, des infirmières, des médecins, des enseignants, des standardistes, des manœuvres, des ingénieurs, des commerçants, des chefs d'entreprise. »
L'engrenage
Au tournant du siècle, Marcel-Edmond Naegelen, député socialiste du Bas-Rhin et ministre de l'Éducation nationale de 1946 à 1948 succède à Chataigneau et mesure l'ampleur de sa tâche. Tout en voulant et devant maintenir l'Algérie dans la France, il note les élus européens « avides d'honneurs et d'autorité » et constituant toujours « un bloc des intérêts, des peurs et des sots orgueils ». Il est conscient d'« un écart vertigineux entre les profits démesurés d'une minorité puissante avec la médiocrité des ressources du plus grand nombre ».
Il déplore voir chez les Européens « la peur et l'intérêt immédiat » l'emporter sur toutes « les considérations d'équité et toutes les vues d'avenir ». Il note que l'on célèbre « volontiers et avec sincérité la fraternité franco-musulmane » mais en voulant rester « le frère aîné, avec les droits d'aînesse ».
Pour autant, Naegelen pas plus que son successeur Roger Léonard et les gouvernements de Paris ne prêtent attention ou écoute aux revendications nationalistes en une incapacité à envisager un autre avenir pour l'Algérie que son maintien dans une république française une et indivisible. Il est vrai qu'en situation de guerre froide, alors que se poursuit la guerre d'Indochine et que s'affirme le grand mouvement de décolonisation, les gouvernements de la IVe République sont soumis à des majorités fluctuantes où le lobby de l'Algérie française peut s'avérer décisif.
Lorsqu'éclate la « Toussaint rouge » de novembre 1954 à l'initiative d'un FLN naissant et d'une ALN dans les limbes, peu comprennent qu'il ne s'agit pas d'un problème de maintien de l'ordre mais des prémices d'une affrontement inexpiable.
Un affrontement marqué l'année suivante par des massacres d'Européens dans le nord constantinois en août 1955 suivis, comme dix ans plus tôt entre Sétif et Guelma d'une répression de masse. Le nouveau gouverneur, Jacques Soustelle, note qu'entre les deux communautés « qui vivaient côte à côte dans ce pays, s'était bel et bien creusé un abîme où coulait un fleuve de sang ».
Tout se déroule ensuite en une effroyable logique, celle d'une guerre « atroce et stupide » pour reprendre l'expression de Germaine Tillion qui se désole en 1956 de voir que « la barque algérienne ne tient plus la mer et il n'y a pas de temps à perdre avant le grand naufrage » .
Le retour au pouvoir du général de Gaulle en 1958 que les Européens d'Algérie ont voulu et provoqué leur laisse peu à peu un goût d'amertume bientôt transformé en incompréhension puis en haine. La « semaine des barricades » de 1961 et le pathétique putsch dit « des généraux » ne sont que péripéties incapables de renverser le cours des choses. Certes, l'armée française l'a emporté militairement sur le terrain mais, politiquement et diplomatiquement, le FLN est victorieux.
Le 6 janvier 1961, les Français sont conviés aux urnes pour répondre à la question : « Approuvez-vous le projet de loi soumis au peuple français par le président de la République et concernant l'autodétermination des populations algériennes et l'organisation des pouvoirs publics en Algérie avant l’autodétermination ? » Question alambiquée se résumant à l'acceptation de l'indépendance de l'Algérie, le résultat de l'autodétermination à venir ne laissant aucun doute.
En Algérie, on recense 70% de oui mais il y a aussi les bastions du non avec 700 000 voix correspondent au peuplement européen des départements d'Alger et d'Oran, de Bône et des villes côtières allant de Novi à Mostaganem.
Il y a les urnes, il y aussi la tentation des armes. Créée après l'échec du putsch, l'OAS commence ses actions en un combat désespéré avec l'improbable objectif d'atteindre une situation de chaos obligeant l'armée française à se maintenir dans une Algérie toujours espérée française.
La tragédie
En devinant la future indépendance de l'Algérie, le gouvernement tout en étant décidé à défendre le sort de la minorité européenne qui devrait y trouver sa place doit envisager le retour en métropole d'une partie de celle-ci.
Nul ne sait encore si ce « rapatriement » sera massif ou si une communauté de quelques centaines de milliers de personnes pourra se maintenir sur place. Le mouvement de départ est cependant amorcé et inquiète les plus lucides. La communauté européenne évaluée à 1 024 000 personnes au 1er juin 1960 est au 31 décembre 1961 estimée à 860 000, soit 164 000 ayant choisi l'exil en 18 mois.
À l'été 1961, est créé un Secrétariat d'État aux rapatriés confié au député de Libourne, Robert Boulin qui met en chantier une loi d'aide pour ces derniers, promulgué le 26 décembre. La « loi Boulin » assure que pourront « bénéficier du concours de l'État », les « Français ayant dû ou estimé devoir quitter, par suite d'évènements politiques, un territoire où ils étaient établis et qui était antérieurement placé sous la souveraineté, le protectorat ou la tutelle de la France ».
Le texte prévoit des aides, allocations, prestations, contingents dans les offices publics de logements, subventions d'installation et secours exceptionnels et un principe d'indemnisation est également inscrit dans la loi.
Au début de l'année 1962, il n'est pas encore question d'exil pour une majorité de ceux que l’on commence de nommer les « pieds-noirs » en une origine mal identifiée mais qui plaît aux médias avant que le terme ne soit accepté puis revendiqué par les premiers intéressés. Pour l'heure, ils espèrent encore en leur maintien sur une terre dont ils ont quelques raisons de considérer comme la leur mais ne vont trouver pour allié et défenseur qu'une OAS en machine folle et sanglante, en une forme d'imitation pathétique des actions terroristes du FLN.
À Madrid, le 11 janvier de cette même année 1961, est créée l'Organisation de l'Armée Secrète (OAS). Pendant toute l'année 1961 et jusqu'en février 1962, les actions de l'OAS demeurent relativement ciblées avec des assassinats que l'organisation nomme « opération ponctuelle ». Après l'échec du putsch d'avril , l'organisation gagne en hommes et en violence.
La très grande majorité des pieds noirs sont de cœur sinon de raison avec ce qui leur apparaît comme leur ultime planche de salut. Même si la lutte armée n'a concerné que de quelques centaines d'hommes et de femmes, le soutien est réel, sentimental, au moins jusqu'au printemps 1962.
L'approche des négociations provoque une mobilisation de l'organisation illustrée par l'instruction n°29, du général Salan. Il fixe le début des hostilités au 4 mars 1962 et prône l'« Ouverture systématique du feu sur les unités de gendarmerie mobile et les CRS ». Il s'agit de mettre les villes à feu et à sang, d'ouvrir dans les zones rurales, des maquis alimentés par les unités de l'armée. Il avait précédemment demandé de « prendre l'armement dans les dépôts » et « l'argent dans les banques ».
Comme l'écrit Jean Morin dans un rapport de ce même mois de mars :
« Loin de dissiper la tension, la proximité du cessez-le-feu aggrave les craintes que nourrissent Européens et Musulmans devant l'accélération du terrorisme, et devant le spectre de l'anarchie sanglante que pourraient entraîner les débordements des extrémistes de chaque communauté. »
Un bilan total de l'action de l'OAS se monte en quelques mois au moins à la mort de 2.200 personnes avec près de 13.000 explosions au plastic, 2.546 attentats individuels et 510 attentats collectifs. En métropole, le nombre total de ses victimes est estimé à 71 morts et 394 blessés.
Il faut attendre le 17 juin 1962 pour qu'intervienne une trêve entre l'OAS et le FLN. Trop tard pour arrêter le mouvement d’exode de dizaines de milliers d’Européens d’Algérie qui se prolonge pendant tout l’été.
Au procès du général Salan en mai 1962, Pierre Portolano, député de Bône, résume ces ultimes moments : « Comprenez-vous ce que c'est que de se trouver à la limite de la raison métropolitaine et de la folie algérienne ? Comment commenter la Bible à des gens qui ont quarante degrés de fièvre ! Ils sont fous, de rage, et c'est cette panique qui amène la rage. »
Les actes sanglants de bandes incontrôlées d'insurgés de la dernière heure fêtant la proche indépendance dans l'exaction, le viol, la fusillade ou l'égorgement fait passer le flux des départs à un flot d'exil.
Le 5 juillet 1962, les massacres d'européens à Oran achèvent de donner de l'Algérie au moment de son indépendance une image de violence que l'on retrouve, bien des années plus tard, dans ce qu'en écrit Pierre Messmer, ministre des Armées au moment des accords d'Évian et riche d'une carrière en Mauritanie, au Cameroun, en AEF et en AOF : « Je ne suis jamais retourné en Algérie et je n'y retrouverai jamais. Ce pays sanguinaire me fait horreur. »
Du premier janvier au 19 août 1962, ils sont 533 000 à quitter l'Algérie comme le précise le secrétaire d'état aux rapatriés, Robert Boulin, à l'issue du Conseil des ministres du 22 août 1962. De 1 329 personnes en janvier, on passe à 82 000 en mai et à 330 000 en juin.
Le rythme des départs oblige à multiplier les rotations aériennes au départ des grandes villes. Les paquebots réquisitionnés comme le Lyautey et le Cambodge embarquent bien au-delà des règles de sécurité. Le 15 juin 1962, le Cambodge débarque ainsi à Marseille avec 1 233 passagers alors que sa capacité normale est de 437.
Forcés à l'exil, ces centaines de milliers de Français, ces « rapatriés » ne sont souvent pas les bienvenus en métropole. Par effet d'amalgame, les attentats de l'OAS en métropole, les membres des forces de l'ordre tués à Alger, la rage meurtrière touchant des civils musulmans ont déconsidéré toute une population.
Dès janvier 1962, une majorité de Français (52 %) ne se sentent plus solidaires de leurs concitoyens d'Algérie. Après l'été, en septembre, alors que leur installation se met difficilement en place, seuls 12 % des Français trouvent l'aide qui leur est apporté « insuffisante », 36 % la trouve « suffisante » et 31 % qu'elle est « excessive ». À cette même date, ils sont une majorité (53 %) à considérer que les rapatriés ne font pas ce qu'il faut pour s'adapter à la France métropolitaine.
Il n'est pas jusqu'au général de Gaulle et à certains ministres qui auraient douté de leur capacité d'adaptation à la métropole si l'on en croit une réflexion de Louis Joxe au conseil des ministres du 18 juillet 1962. Il y mentionne qu'il n'est pas souhaitable que les rapatriés retournent en Algérie sans pour autant s'installer en France telle « une mauvais graine » et qu'il serait préférable qu'ils émigrent en Argentine, au Brésil ou encore en Australie. Ce à quoi, le général de Gaulle aurait rétorqué qu'il les voyait plutôt, pour une partie d'entre eux en Guyane ou en Nouvelle-Calédonie.
À l'été 1962, une majorité des Pieds-Noirs a fui sans espoir de retour mais une partie non négligeable n'exclût pas l'idée de revenir à l'automne et ils sont encore plusieurs dizaines de milliers à demeurer en Algérie indépendante.
La communauté juive, pour sa part, n'est plus que résiduelle, après un mouvement de départs accentué à l'été 1961 lorsque Cheikh Raymond Leyris, maître incontesté de la musique arabo-andalouse, est assassiné à Constantine le 22 juin. Sur les quelque 140 000 juifs que comptait la population algérienne en 1960, 120 000 à 125 000 gagnent la France et 10 000 Israël. Il en reste approximativement 3 000 sur place qui prennent aussi bientôt le chemin du départ.
Pureté ethnique
Les Européens demeurés en Algérie veulent croire au « délai de réflexion » prévu par les accords d'Évian. Ils veulent croire à certaines garanties précisées dans les textes et touchant à ce qu'ils possèdent en Algérie : « Leurs droits de propriété seront respectés. Aucune mesure de dépossession ne sera prise à leur encontre sans l'octroi d'une indemnité équitable préalablement fixée. »
Pourquoi ne pas avoir confiance dans Ferhat Abbas qui dans un appel du 17 février 1960 avait déclaré au nom du GPRA que « L'Algérie aux Algériens, à tous les Algériens, quelle que soit leur origine. Cette formule n'est pas une fiction. Elle traduit une réalité vivante basée sur une vie commune. C'est la terre qui façonne l'homme. Elle nous a si bien marqués que nous pouvons vivre ensemble. »
El-Moudjahid dans son numéro 77 du 29 janvier 1961 n'a-t-il pas aussi affirmé que : « L'Algérien de souche européenne aura les mêmes droits et les mêmes devoirs que l'Algérien de souche autochtone (…) Les distinctions et les différences légitimes seront reconnus et respectées. En particulier, l'originalité culturelle, la liberté de conscience et d'exercice des cultes, ainsi que toutes les libertés individuelles. »
Enfin, le 19 avril 1962, Abderhamand Farès au sein de l'Exécutif provisoire a décrit le « peuple algérien » comme composé « de mes sœurs et frères de race et de religion, mais aussi de tous mes compatriotes Européens et Israélites, parce que - qu'on le veuille ou non - cet ensemble malaxé par les joies, les espoirs, les dures réalités et épreuves vécues, constitue un peuple en gestation ».
Il s'engage à ce que l'Algérie ne fasse pas de « racisme à rebours » et ajoute :
« Personne, je dis personne, ne veut porter atteinte ni à vos familles, ni à vos droits, ni à vos biens, ni à votre dignité. Nous ne ferons pas de racisme à rebours. Nous en avons trop souffert nous-mêmes. Le calme, la maturité politique des musulmans, vos compatriotes, en est aujourd'hui la démonstration la plus éclatante. Notre vœu le plus sincère, le plus fervent, est de construire ensemble notre pays. Nous voulons la réconciliation des Algériens, de tous les Algériens. »
En réalité, si une partie des négociateurs algériens d'Évian et certains membres du GPRA envisagent sincèrement le maintien en Algérie d'une minorité européenne, ne serait-ce que pour des raisons économiques, d'autres l'excluent totalement. Nombreux sont les dirigeants algériens qui ne voient dans cette minorité, qu'un cheval de Troie de la France et du régime gaulliste. Pour eux, son maintien sur place équivaut à laisser à l'ancien colonisateur tous les rouages de l'économie de l'administration et de la sécurité.
Ben Bella assuré du pouvoir à l'été 1962 n'envisage pas de voir perdurer en Algérie une minorité européenne. Ayant fait le choix de l'arabité liée à l'Islam et conjuguée à un anti-impérialisme virulent, la présence d'une minorité chrétienne liée à l'ancienne puissance coloniale est exclue. Il ne le déclare pas aux premiers temps de l'indépendance pour ne pas entraver l'indispensable coopération avec la France mais mène une politique en ce sens.
Il habille cette exclusion sous l'idée qu'un Français, un Pied-Noir « qui a vécu pendant des années dans un état psychique, ne peut pas accepter l'état d'une Algérie libre où il n'est plus psychiquement et socialement ce qu'il était ; sa constitution ne peut pas accepter ça. »
Ben Bella choisit d'oublier un nombre non négligeable d'Européens d'Algérie qui avait aidé, souvent activement, à la lutte de libération et en avait payé le prix. C'est d'emblée rejeter celles et ceux, prêts à participer à l'édification d'une nation nouvelle. Par la nationalisation des terres, l'expropriation, la confiscation des « biens vacants », la socialisation des petites et moyennes entreprises, le pouvoir algérien rend impossible le maintien sur place d'une minorité européenne. Pour le nouveau pouvoir, l'algérien ne peut être qu'arabe et musulman.
Ben Bella précisera plus tard qu'il ne pouvait « concevoir une Algérie avec 1 500 000 Pieds Noirs ». Il n'est pas non plus question de laisser à ceux qui voudraient rester leurs possessions foncières, « les meilleures terres d'Algérie. Qu’est-ce que c’est que cette Algérie dont les 3 millions d’hectares, les meilleures, resteraient aux mains des colons ? »
Lors d'un entretien avec le général de Gaulle le 15 mars 1964 qui s'inquiétait de l'effritement de la communauté française en Algérie et du non-respect des accords d'Évian, Ben Bella, toujours selon ses dires, lui aurait répondu : « Les accords d’Évian, ce n’est ni le Coran, ni la Souna, nous allons les changer, parce qu'ils ne peuvent être acceptables. »
En quelques années, c'est tout un peuple qui est éradiqué d'Algérie. À l'automne 1963, il reste en Algérie, 220 000 personnes. Cinq ans plus tard, à la date du 30 novembre 1967, les services de l'Ambassade de France recensent 77 527 personnes (dont 42 000 à Alger). Si l'on considère que ce chiffre inclut 26 000 fonctionnaires coopérants et agents de services publics français, il reste à peine 50 000 Pieds-Noirs sur place, souvent des personnes âgées mais ne représentant plus aucune force vive.
En 1992, le nombre de Français nés et installés en Algérie avant 1962 et n'ayant pas quitté le pays tombe à 1 695 dont la moitié dans la circonscription consulaire d'Alger.
Soixante ans après l'indépendance, ne demeure plus qu'une poignée de survivants de ce peuple, tout à la fois victime et pour partie responsable de son tragique destin. Sa mémoire demeure vivace, multiple, contradictoire et son apport à la France après 1962 mérite considération.
Rejetés sur l'autre rive sans bien avoir toujours saisis les raisons de leur naufrage, les « Pieds-Noirs » qui, selon l'expression de René Mayer, avaient tissé avec l'autre peuple de l'Algérie des « relations affectives, tourmentées et subtiles ». C'est sans doute pour cela, lorsqu'ils en font l'expérience par eux-mêmes ou leurs descendants, qu'ils sont accueillis avec chaleur dans l'Algérie d'aujourd'hui lors de voyages sur la terre des ancêtres.
Le « peuple abandonné », « vagabond, beau et misérable » comme le définissait l'un d'entre eux, Jean Daniel, ne cesse d'interroger l'histoire de la France contemporaine ainsi que tous les thèmes d'actualité touchant à l'étude du fait colonial, au métissage des cultures et à la cohabitation des communautés.
Avec en tête, des paroles d'un chant de Cheikh Raymond qui concluait ses concerts : « Bqaou al khir, H’na m’china/Welli yebeba, Yahlaf Ala khir » (« Au revoir, au revoir, nous prenons congé de vous/Celui qui nous aime vraiment doit nous prier de rester »)
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