République française

Est-ce bien utile de réviser la Constitution ?

8 mars 2024. À l'issue d'une cérémonie pleine d'emphase devant le ministère de la Justice, le président de la République française Emmanuel Macron a promulgué la loi constitutionnelle relative à la liberté pour les femmes de recourir à une interruption volontaire de grossesse.
Il s'agit de la 25e révision constitutionnelle depuis la promulgation de la Constitution en 1958. Et déjà se profilent deux ou trois autres révisions (relativement aux statuts de la Corse, Mayotte et la Nouvelle-Calédonie). Aucune autre grande démocratie ne connaît une telle instabilité constitutionnelle. Faut-il s'en inquiéter ?...

Réformer la Constitution n’est jamais neutre et, si les révisions constitutionnelles ont été nombreuses, cela ne peut justifier n’importe quelle modification.

Yves Chenal et André Larané

Constitution du 4 octobre 1958 présentée lors des Journées du Patrimoine 2014 au palais de l'Élysée (Paris).

Beaucoup de bruit pour rien

Le 24 juin 2022, la Cour suprême des États-Unis a annulé l’arrêt Roe vs Wade qui, en 1973, avait légalisé l'interruption volontaire de grossesse dans tout le pays ; elle a renvoyé à chaque État le soin de légiférer. En France, la gauche radicale y a vu une menace sur la légalisation de l'interruption volontaire de grossesse, en vigueur depuis la loi Veil de 1975 ! Sans doute a-t-elle craint que le droit américain s'impose sous nos longitudes. Il n'en est rien heureusement, sinon nous aurions déjà autorisé le port d'armes auquel sont tant attachés les citoyens étasuniens...
Quoi qu'il en soit, le président de la République s'est saisi de l'occasion pour détourner l'opinion publique de ses difficultés récurrentes (industrie, agriculture, éducation, santé, dette publique, commerce extérieur, diplomatie...). À sa demande, le Congrès, réuni à Versailles, a donc ajouté à l'article 34 de la Constitution la phrase suivante : « La loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté garantie à la femme d’avoir recours à l’interruption volontaire de grossesse » (en d'autres termes, le droit à l'interruption volontaire de grossesse relève de la loi).
Ce n'est pas la première fois que la Constitution sort de sa vocation première : définir les principes de gouvernement et rien de plus (voir Montesquieu). Elle s'est enrichie en 1992 de la phrase : « La langue de la République est le français » et en 2000 d'une Charte de l'Environnement instituant un « principe de précaution ». Le français et l'environnement s'en portent-ils mieux ? À chacun d'en juger...
Pour en revenir à la Constitution américaine, celle-ci a fait l'objet de dix-sept amendements en deux siècles. Quinze d'entre eux étaient strictement relatifs aux principes de gouvernement. Le 18ème sortait de ce cadre et instaurait la prohibition de l'alcool (1917), un sujet qui ne devrait normalement relever que de la loi de chaque État. Quinze ans plus tard, il a dû être abrogé par un 21ème amendement.

Un texte modifié à de nombreuses reprises jusqu’en 2008

Promulguée le 4 octobre 1958, la Constitution de la Ve République a été rédigée en deux mois par un comité de 39 membres sous l'autorité de Michel Debré, garde des sceaux. Mais elle reste auréolée par le prestige de son inspirateur, le général de Gaulle : peu de constitutions démocratiques dans le monde sont en effet aussi étroitement liées aux idées d’un seul homme.

Pourtant, ce texte a fait l’objet de nombreuses modifications, 25 à ce jour. Plus fort encore : 19 de ces révisions sont intervenues en seize ans seulement (1992-2008). C'est un record mondial !

Le mode de révision figure à l'article 89 et dernier de la Constitution :
• En premier lieu, le projet doit être soumis par le président de la République à chacune des chambres (Assemblée nationale et Sénat) et approuvé à la majorité par chacune d'elles à la virgule près.
• En second lieu, le Président a le choix soit de soumettre son projet de révision à un référendum, soit de le soumettre au vote des parlementaires ; dans ce dernier cas, députés et sénateurs se réunissent en Congrès à Versailles et la modification de la Constitution est adoptée sous réserve de recueillir la majorité des trois cinquièmes des suffrages exprimés.

En définitive, toutes les révisions de la Constitution ont été adoptées par un vote du Congrès à l'exception de l'élection du président au suffrage universel (1962) et du quinquennat (2000) qui ont donné lieu à référendum (le référendum du 29 mai 2005 a porté sur le traité constitutionnel européen et non sur la révision constitutionnelle liée à ce traité).

Deux autres révisions soumises à référendum ont été rejetées par les citoyens : la décentralisation (1969) et le traité constitutionnel européen (2005), ces rejets ayant donné lieu à des secousses politiques de grande ampleur : le « non » du 27 avril 1969 est entré dans l’Histoire en entraînant le départ du général de Gaulle ; quand au « non » du 29 mai 2005, il a été proprement ignoré par la classe dirigeante et a débouché sur un déni de démocratie, voire un « coup d'État institutionnel ».

- Première vague (1960-1976) :

Une première série de révisions intervient sous les mandats de De Gaulle et Giscard :

Président : Charles de Gaulle
1• Le 4 juin 1960 est ajoutée une mention des « États de la communauté » pour une mise en conformité avec l'indépendance des colonies africaines.
2• Le 6 novembre 1962, quatre ans après sa promulgation, tout l’équilibre du texte est modifié par l’élection au suffrage universel direct du président : le Sénat s'étant montré hostile à cette révision par crainte d'un retour à la dictature, le général de Gaulle a enfreint de son propre chef l'article 89 ; faisant fi des parlementaires, il a soumis directement la révision à l'approbation des citoyens par un référendum.
3• Le 29 octobre 1963, modification technique relative aux sessions parlementaires.

Président : Valéry Giscard d'Estaing
4• Le 29 octobre 1974 est offerte à 60 députés ou 60 sénateurs la possibilité de déférer une loi au Conseil constitutionnel. Précédemment, seules quatre autorités pouvaient saisir les neuf « Sages » de la rue de Montpensier et leur demander de vérifier la conformité d'un texte à la Constitution (le Président, le Premier ministre et les présidents des  assemblées). L’extension du droit de saisine renforce les droits du Parlement et de l'opposition... et permet au Conseil constitutionnel de s’affirmer vraiment comme le gardien de la Constitution.
5• Le 18 juin 1976 est précisé l'intérim du président de la République. 

Ces premières révisions attestent de ce que le texte français, dans sa version initiale, est bien centré sur l’organisation des pouvoirs publics et les principes de gouvernement, selon les préceptes de Montesquieu...

La Grundrechte (Droits fondamentaux) à la Jakob Kaiser Hause, Berlin. En agrandissement, La dignité humaine est inviolable, Article 1, Phrase 1 de la loi fondamentale de la République fédérale d'Allemagne, au palais de justice de Francfort-sur-le-Main.

- Deuxième vague (1992-2008) :

Les nombreuses révisions de la deuxième vague (1992-2008) ont surtout eu pour objectif de mettre la Constitution en harmonie avec le droit européen et international, au point que certains s'inquiètent d'une perte de souveraineté des électeurs (le Peuple souverain invoqué par Jean-Jacques Rousseau) au profit d'institutions supra-nationales non élues.

Président : François Mitterrand
6• La Constitution est adaptée au traité de Maastricht (25 juin 1992) en prélude au référendum du 20 septembre 1992 par lequel le traité sera agréé d'extrême justesse.
Par la même occasion, le Congrès introduit à l'article 2 de la Constitution la formule : « Le français est la langue de la République » (cela va sans dire même si beaucoup d'administrations et de gouvernants, y compris l'actuel président de la République, semblent l'avoir oublié).
7• Le 25 juillet 1993 est instituée la Cour de justice de la République, une justice d'exception réservée aux membres du gouvernement.
8• Le 25 novembre 1993 est réformé le droit d'asile pour le mettre en conformité avec la convention de Schengen et l'étendre à tout étranger persécuté en raison de son action en faveur de la liberté « ou qui sollicite la protection de la France pour un autre motif » (alinéa 53-1).

Président : Jacques Chirac
9• Le 4 août 1995, aménagement des sessions parlementaires.
10• Le 22 février 1996, financement de la Sécurité Sociale.
11• Le 20 juillet 1998, avenir de la Nouvelle-Calédonie.
12• Le 25 janvier 1999, adaptation au traité d'Amsterdam.
13• Le 8 juillet 1999, adhésion à la Cour pénale internationale.
14• Le 8 juillet 1999, égalité entre les hommes et les femmes (quel Français prétendrait s'y opposer ?). Cette révision est la première qui porte sur un voeu pieux et non sur un principe de gouvernement. Elle introduit à l'article 3 de la Constitution l'alinéa : « La loi favorise l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives ».
15• Le 2 octobre 2000, instauration du quinquennat, suite au référendum du 24 septembre 2000, lequel s'est soldé par seulement 30% de participation.
16• Le 25 mars 2003, mandat d’arrêt européen.
17• Le 28 mars 2003, décentralisation.
18• Le 1er mars 2005, adaptation de la Constitution à un projet de traité établissant une Constitution pour l'Europe, lequel sera rejeté par référendum le 29 mai 2005 !
19• Le 1er mars 2005, intégration d'une Charte de l'Environnement à la Constitution. Il s'agit d'une deuxième révision relevant d'un voeux pieux.
20• Le 23 février 2007, corps électoral de la Nouvelle-Calédonie.
21• Le 23 février 2007, responsabilité du président de la République.
22• Le 23 février 2007, interdiction de la peine de mort. « Art. 66-1. - Nul ne peut être condamné à la peine de mort. »

Président : Nicolas Sarkozy
23• Le 4 février 2008, adaptation de la Constitution au traité de Lisbonne, celui-ci étant une réécriture quasi-identique du traité constitutionnel européen rejeté par les citoyens français trois ans plus tôt.
22• Le 23 juillet 2008, pas moins de 38 articles sur 89 sont modifiés au motif de moderniser les institutions. Outre la limitation des mandats présidentiels à deux et la possibilité pour le président de la République de s’exprimer devant le Congrès – innovation spectaculaire d'inspiration étasunienne mais d’intérêt limité –, la loi constitutionnelle crée le Défenseur des droits, réorganise également le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) et ajoute de nouvelles dispositions en faveur de l’égalité entre les sexes. Elle introduit surtout, avec la question prioritaire de constitutionnalité (QPC), la possibilité pour tout justiciable de s’assurer que les lois respectent la Constitution. 

La Constitution française (Préambule) avec le sceau de la République Française. L'agrandissement présente le grand sceau de la République française, ?uvre du graveur Jacques-Jean Barre, Paris, Hôtel de Bourvallais, Bibliothèque Royale. Sous le mandat du président François Hollande, plus rien, sinon une tentative particulièrement mal inspirée sur la déchéance de nationalité.

Son successeur Emmanuel Macron a d'abord envisagé en 2021 un référendum en vue d'inscrire dans la Constitution rien moins que la protection de l'environnement et la lutte contre le réchauffement climatique ! Il a ensuite songé à y inscrire le recours au référendum d'initiative partagée.

Ayant échoué dans ces tentatives, il s'est rattrappé en confiant au Congrès réuni à Versailles le 4 mars 2024 le soin d'ajouter à l'article 34 de la Constitution : « La loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté de la femme de mettre fin à sa grossesse. »

Une révision constitutionnelle en 2024, seize ans après la dernière, n’a en soi rien qui puisse choquer. Après tout, l'Allemagne, malgré une soixantaine de révisions de sa Loi fondamentale depuis 1949, connaît une stabilité politique au moins aussi marquée que les États-Unis avec seulement 27 amendements ajoutés à la Constitution de 1787 (dont 10 intégrés dès 1789 sous l'intitulé Bill of Rights). L’idée américaine que la Constitution serait un « texte sacré », n’a rien d’évident en France où les changements de régime sont la norme à l’époque contemporaine.

Reste à s'interroger sur le sens de ces révisions et leurs conséquences sur la démocratie représentative...

Extérieur du bâtiment du Extérieur du National Constitution Center à Philadelphie (États-Unis) sur lequel figurent les premiers mots de la constitution : Nous, le peuple... En agrandissement, les statues es signataires de la Constitution à l'intérieur du Centre.

Révisions brouillonnes

Tout semble fait pour que les révisions constitutionnelles soient le fruit d’un consensus et donc d’une réflexion politique aboutie, avec l’exigence d’un référendum ou d’une approbation par les 3/5 des membres de l’Assemblée nationale et du Sénat réunis en Congrès à Versailles.

Force est de constater, toutefois, que ce système ne garantit pas la qualité des révisions. En premier lieu, la complexité de la procédure fait qu’elle ne peut être utilisée trop souvent, de sorte que la révision amalgame plusieurs thèmes dans le cadre d’un marchandage qui peut par exemple, faute d’accord global, aboutir au rejet d’une mesure sur laquelle tout le monde serait d’accord parce que les autres mesures proposées rencontrent des oppositions.

En deuxième lieu, le poids de la tradition et le respect envers le général de Gaulle semblent empêcher toute tentative de procéder à des révisions cohérentes et approfondies. Le passage au quinquennat voulu par Jacques Chirac en 2000 en est la meilleure illustration : cette évolution, qui en elle-même était pertinente, aurait dû être accompagnée par un rééquilibrage de l’ensemble de la vie politique. Il n’en a rien été et l'on s’est contenté de vendre aux électeurs la fiction que tout continuerait comme avant, préférant laisser le temps faire apparaître les glissements tectoniques entraînés par cette révision. Entre autres l’affaiblissement sévère du Parlement.

Le quinquennat implique une participation plus importante du président de la République à la vie politique. Il a amoindri en conséquence le rôle du Premier ministre. Par ailleurs, le mandat des députés étant de même durée que le mandat du président et leur élection intervenant dans la foulée des élections présidentielles, les électeurs sont portés à offrir au président de la République une majorité confortable pour toute la durée de son mandat, cela d’autant plus que le scrutin uninominal à deux tours favorise le parti dominant. Difficile dans ces conditions aux députés de faire entendre un ton dissident ou de contrecarrer des initiatives hasardeuses de l’exécutif. En cas de dissolution de l'Assemblée, beaucoup courraient le risque de perdre leur siège.

En troisième lieu, pour faire bonne figure, on a multiplié les ajouts verbeux, en laissant là aussi au temps et à la jurisprudence le soin d'en faire apparaître l’ampleur réelle. On ne sera guère surpris de constater que Jacques Chirac fut friand de ces opérations : en 1999, la Constitution fut modifiée pour prévoir que « La loi favorise l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives », sans s'avancer sur les moyens qui permettraient d'aboutir au résultat souhaité.

Le fronton de l'Assemblée nationale, ?uvre de Jean-Pierre Cortot (1841).

En 2003, la loi constitutionnelle sur l’organisation déconcentrée de la République mélange une clarification bienvenue des statuts des différentes collectivités avec un ajout à l’article 1er de la Constitution, précisant que l’organisation de la République est décentralisée. En 2005, le summum est atteint avec l’ajout de la Charte de l’environnement ajoutée en préambule. Ce texte non dénué d’intérêt vient considérablement alourdir le « bloc constitutionnel ». Il a aussi fait craindre (à tort) une multiplication des contentieux fondés sur le « principe de précaution ».

Ajoutons toutefois que les grandes déclarations dans ou autour du texte constitutionnel remontent à 1946. En effet, l’article Ier est dorénavant ainsi rédigé : « Le Peuple français proclame solennellement son attachement aux Droits de l'Homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu'ils ont été définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946, ainsi qu'aux droits et devoirs définis dans la Charte de l'environnement de 2004. »

Le préambule de la Constitution de 1946 ainsi que la Déclaration de 1789 et la Charte de l'Environnement de 2000 font donc partie d'un ensemble que les constitutionnalistes appellent  « bloc de constitutionnalité » et dont le Conseil constitutionnel, par une célèbre décision en date du 16 juillet 1971 (« Liberté d’association ») a confirmé qu’il avait la même valeur que la Constitution même.

Or ce préambule, s’il a dans l’ensemble bien résisté au passage du temps, comporte néanmoins certains passages qui ne sont plus tout à fait en phase avec nos conceptions actuelles.

Croit-on vraiment encore que « Chacun a le devoir de travailler et le droit d'obtenir un emploi. » (article 5) ? Va-t-on nationaliser Google parce que « Tout bien, toute entreprise, dont l'exploitation a ou acquiert les caractères d'un service public national ou d'un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité. » (article 9) ? Et que dire de « l’Union française » (article 17) aujourd’hui bien oubliée ?

Bref, loin d’être le monument qu’on croit, la Constitution est un ensemble d’articles et de textes disparates, dont certains auraient bien besoin d’une mise à jour. Qui plus est, la Constitution est dépourvue d’articles 78 à 87 alors qu’elle comprend des articles 88-1 à 88-8 ! Ce n’est donc pas la révision constitutionnelle en soi qui pose problème, elle est largement nécessaire.

Non, ce qui pose problème, c’est qu’au lieu de réfléchir à une mise à jour d’ensemble (mais quel dirigeant pourrait aujourd'hui obtenir la majorité dans les deux chambres pour une révision de fond et un retour à la sobriété d'origine ?), on empile des déclarations de bonnes intentions sans préciser les mesures concrètes de leur mise en oeuvre.

Publié ou mis à jour le : 2024-06-26 17:19:15

Voir les 19 commentaires sur cet article

Jean-Louis (02-07-2024 19:11:01)

il serait temps que l'on puisse condamner le président de la République, il fanfaronnerait moins ainsi que les juges qui s'octroient des libertés immenses un juge peut sans souci émettre un jugem... Lire la suite

Lorg (12-05-2024 23:39:18)

NON il était ABSOLUMENT pas necessaire d'inscrire l'avortement dans la constitution, une fois de plus les forces occultes de la maçonnerie et d'autres instances internationales ont bafoué le désir... Lire la suite

Loïc (09-04-2024 12:02:39)

Le magazine Le Point a évoqué deux anecdotes significatives sur nos gouvernants : c’est le palais de l’Elysée qui commande des couverts en plastique jetable en dépit de toutes les incantations... Lire la suite

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