Le 18 janvier 1994, quatre jours après la dissolution du Parlement italien, Silvio Berlusconi, connu pour être un richissime entrepreneur de télévision, annonce la création d'une nouvelle formation politique, Forza Italia, et se lance dans la campagne électorale.
Contre toute attente, il remporte les élections législatives des 27 et 28 mars 1994 et, le 10 mai 1994, est appelé à former un gouvernement de coalition avec ses alliés de droite ou d’extrême-droite : la Ligue du Nord d’Umberto Bossi et l’Alliance nationale de Gianfranco Fini. C’en est fini de cinq décennies de pouvoir sans partage de la Démocratie chrétienne. Lui-même rendra les armes, le 13 novembre 2011, sous la pression des marchés financiers et de l'Union européenne, sans avoir été désavoué par les urnes.
Une audace sans bornes
Né le 26 septembre 1936, Silvio Berlusconi apparaît en ce début du XXIe siècle comme le plus vieux chef de gouvernement des grandes nations. C’est aussi l’Italien qui a le plus longtemps exercé la présidence du Conseil depuis la proclamation de la République, le 18 juin 1946.
Par ses outrances verbales et sexuelles, il a un côté mussolinien qui, sans doute, n’est pas pour déplaire à une certaine frange de l’opinion publique.
Issu d’une famille modeste de Milan, animateur de croisières à ses débuts, il devient entrepreneur du bâtiment et promoteur immobilier. Il s'enrichit rapidement et ses adversaires soupçonnent déjà une accointance avec les milieux mafieux.
Sa réussite lui vaut en 1977 d’être nommé Chevalier de l’Ordre du Travail. D’où l’épithète « Il Cavaliere » dont il s’honore, à défaut d’un titre universitaire plus prestigieux.
Dans le même temps, anticipant le formidable développement de la télévision privée par câble et la fin du monopole d’État sur la télévision, il crée un premier réseau câblé en Lombardie.
L’année suivante, en 1978, il fonde à Milan une banque d’affaires Fininvest qui reçoit des fonds de Sicile. Il adhère aussi à la sulfureuse loge maçonnique Propaganda Due (P2), ce qu'il niera plus tard.
La fortune vient avec la fondation en 1980 de « Canale 5 », première chaîne privée nationale. Il parie sur les jeux populaires, avec cadeaux à la clé, et met en avant des présentatrices plantureuses. C’est d’emblée le succès.
En France, en 1986, François Mitterrand, qui veut créer une chaîne de télévision privée, cherche un investisseur qui ait déjà acquis du savoir-faire. Il choisit Berlusconi de préférence à un Anglo-Saxon ou un Allemand, ce qui n’est pas sans faire scandale dans les rangs socialistes.
L’ancien entrepreneur italien acquiert dès lors une stature internationale. En Italie même, il bénéficie de l’amitié du socialiste Bettino Craxi, président du Conseil de 1982 à 1987. Sa popularité prend l’ascenseur avec le rachat du prestigieux club de football Milan AC, en perte de vitesse. Berlusconi le redresse à la hussarde, ce qu’apprécient au plus haut point les tifosi (amateurs de football).
Le groupe Fininvest devient l’une des principales entreprises du pays et fait de Berlusconi l’une des trois premières fortunes d’Italie, sinon la première (son patrimoine a été évalué en 2004 à 12 milliards de dollars).
Alors arrive le temps des scandales. Craxi, gravement compromis dans celui de l’Ambrosiano, doit s’enfuir en Tunisie. Berlusconi, également menacé par la justice, se lance quant à lui dans la politique à seule fin d’échapper à la prison.
Victoire éclair
Pour son entrée en politique, l'entrepreneur profite du discrédit de la démocratie chrétienne, qui a dirigé le pays depuis la Libération mais se voit atteinte par l’opération anti-corruption Mani pulite (« Mains propres ») lancée par de petits juges indépendants.
En janvier 1994, à peine le président du Conseil a-t-il annoncé de nouvelles élections législatives que le patron de « La Cinco » se lance dans la course. Il n’a pas de parti ? Qu’à cela ne tienne. Il fonde Forza Italia, qu’il présente comme un parti de centre droit, attaché aux « valeurs familiales » ! Un comble de la part d’un homme qui a divorcé de sa première femme pour épouser sa maîtresse et multiplie par ailleurs les écarts sexuels.
Il dote son parti de sommes pharamineuses et use sans complexe de ses chaînes de télévision pour se faire connaître du grand public. Au terme d’une campagne-éclair de deux mois, le voilà qui entre au palais Chigi, siège de la Primature (la présidence du Conseil) en mai 1994.
L’expérience est de courte durée. Sa mésentente avec Umberto Bossi entraîne une rupture de la coalition et la perte du pouvoir au bout de huit mois seulement. Il devient le chef de l’opposition face à Romano Prodi, chef de la coalition de centre-gauche de « L’Olivier ».
Retour en force
Maître tout-puissant des grands médias populaires, il arrive à fédérer toutes les droites à la tête d’une nouvelle formation, Il Popolo della Libertà (« Le Peuple de la Liberté »), et profite habilement des divisions de la gauche et du manque de charisme de ses dirigeants.
Jouant d'audace, il s'adresse directement aux classes populaires, promet d'améliorer les retraites, les pensions et les aides sociales des travailleurs, de lutter aussi contre l'insécurité et ses responsables présumés, les immigrés clandestins, ainsi que de relancer la croissance par de grands travaux.
Il flatte aussi la fronde antifiscale en dénonçant les impôts et promettant de les réduire, au grand dam des gestionnaires responsables de l'équilibre des finances publiques.
Le peuple lui sait gré de son énergie, son anticonformisme et son culte du travail et des valeurs traditionnelles.
C'est ainsi que Silvio Berlusconi accède deux fois encore à la présidence du Conseil, le 11 juin 2001 (jusqu’au 17 mai 2006) et le 8 mai 2008.
Entachés par les scandales en tous genres et les démêlés avec la Justice, les deux présidences ne se signalent par aucune grande réforme, sinon, sur la fin, le vote d'un plan de rigueur exigé par Bruxelles.
Malgré cela, l’Italie poursuit cahin-caha son chemin. Comme les autres pays de l’Europe méditerranéenne, qualifiés avec mépris de « Club Med » par les Allemands, elle s’endette, vieillit et se dépeuple, voit son administration se désagréger... Mais elle ne s’effondre pas. Son tissu industriel de petites et moyennes entreprises familiales résiste à toutes les bourrasques et continue de nourrir les exportations.
La situation évoque de loin l’empire romain, qui a perduré quelques siècles en dépit des désordres à sa tête. Par d’autres aspects, Berlusconi rappelle aussi les princes de la Renaissance, qui régnaient dans une débauche de fêtes, de luxure et de plaisir. À cette différence près qu’il n’y a auprès de lui aucun Michel-Ange, Pic de la Mirandole ou Raphaël. Seulement quelques petites prostituées de luxe.
Excellent communicateur, en dépit (ou à cause) de ses dérapages verbaux, le Cavaliere s'attire un rebond de popularité en avril 2009, en visite auprès des sinistrés du tremblement de terre de L'Aquila. Avec un culot sans pareille, il ceint autour de son cou le foulard rouge des anciens résistants communistes.
Mais tout s'effondre quelques jours plus tard... Sa vie intime tombe sous le feu des projecteurs lors du 18e anniversaire d’une certaine Noemi Letizia, le 6 mai 2009. Il apparaît qu’il a bénéficié de ses faveurs alors qu’elle était encore mineure. Le scandale conduit Veronica, la seconde épouse du président du Conseil, à demander le divorce… et une très confortable pension alimentaire.
Là-dessus, la presse enfile les révélations, à coup de photos et de vidéos, où l’on voit le vieil homme, aux traits figés par la chirurgie esthétique, se pavaner au milieu de courtisanes de luxe. Avec l’accentuation de la crise financière, les Italiens se montrent de moins en moins compréhensifs à l’égard de leur champion, naguère si viril, entreprenant et énergique.
Il est tenu à l'écart sur la scène internationale, lors des sommets européens. Sa capacité à mobiliser les citoyens et les convaincre de nouveaux efforts budgétaires apparaît sérieusement écornée.
L'Italie étant atteinte dans ses intérêts vitaux par la méfiance des marchés boursiers internationaux, ceux-ci obtiennent de Silvio Berlusconi qu'il rende les armes au terme d'une réunion orageuse avec la chancelière Angela Merkel et le président français Nicolas Sarkozy. Deux jours plus tard, le dimanche 13 novembre 2011, il remet sa démission au président de la République Giorgio Napolitano sans que l'on ait demandé leur avis aux élus et citoyens italiens !
Pour éviter les huées qui l'attendent à la sortie du palais présidentiel du Quirinal, il doit sortir par une porte de service.
En dépit des apparences, l'Italie berlusconienne présente une situation économique bien plus saine que la France sarkozyenne.
Ses industriels débrouillards lui assurent un solde commercial à peu près à l'équilibre. Sa dette publique de 1900 milliards d'euros est détenue à hauteur de 1500 milliards par les nationaux, ce qui met en théorie le pays à l'abri des foucades des investisseurs internationaux. Et cette dette ne creuse pas le budget de l'État car celui-ci est en excédent si l'on exclut les intérêts de la dette courante.
Pour des raisons difficilement explicables, la classe politique italienne et européenne n'en panique pas moins.
C'est ainsi que le très sobre Mario Monti (68 ans) succède au flamboyant Silvio Berlusconi. Cet ancien économiste universitaire sans charisme, sans appartenance politique et sans expérience gouvernementale est nommé à la présidence du Conseil pour complaire aux « marchés », autrement dit aux gestionnaires des fonds de placement qui possèdent une partie de la dette italienne (France, Chine, pays arabes...).
Ancien commissaire européen à la concurrence, à Bruxelles, Mario Monti a interdit la fusion Legrand-Schneider puis autorisé l'achat et le démantèlement de Péchiney par le Canadien Alcan, enfin imposé à Alstom de céder les Chantiers de l'Atlantique à un groupe norvégien, opérations qui ont toutes conduit à un grave échec de l'industrie européenne.
Mario Monti a aussi cosigné le rapport de Jacques Attali à Nicolas Sarkozy (300 décisions pour changer la France, janvier 2008).
Si un pays peut désormais se diriger comme une multinationale, par l'application de simples procédures comptables et managériales, en faisant l'impasse sur le dialogue et la démocratie, alors, le succès de Mario Monti est assuré.
Mais s'il faut encore et toujours aux gouvernants la faculté d'entraîner et convaincre les citoyens pour relever les défis collectifs, alors, le nouveau Président du Conseil n'aura pas le loisir de souffler sa première bougie au palais Chigi.
Par sa démission anticipée, le 21 décembre 2012, Mario Monti provoque des élections législatives anticipées les 25 et 26 février 2013. Celles-ci se soldent par un revers très sévère de ses listes qui brisent net sa carrière politique. Le 8 mai 2013, Silvio Berlusconi est à son cours exclu du jeu par une condamnation en appel à un an de prison ferme pour fraude fiscale.
Vos réactions à cet article
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sylvie (20-11-2011 20:56:30)
C'est surtout un sursaut de dignité du peuple italien qui a permis l'entrée de Monti. Mais c'est toute la classe politique qui est visée, pas seulement Berlusconi, qui sont fautifs du déclassement... Lire la suite
Gaspard (15-11-2011 19:08:14)
Bravo pour ce rappel des réalités.Où est la démocratie qui fait qu'un peuple doit choisir ses représentants et son destin, si les marchés financiers décident et imposent ses choix. Alors M.B... Lire la suite
Bernard VACHÉ (14-11-2011 22:28:59)
Bonjour, Pour compléter le CV de Mario Monti, Le Monde.fr nous rappelle qu'il est conseiller international depuis 2005 de Goldman-Sachs, la banque qui a organisé le trucage des comptes de l'État... Lire la suite