Le Nil

Le fleuve de toutes les passions

David Roberts, A proximité de Qsar Ibrim, Nubie, 1838.Berceau de notre Histoire, surgi des profondeurs de l'Afrique, le Nil excite la curiosité depuis l'Antiquité. Des souverains, archéologues, chercheurs de trésors, aventuriers et écrivains se sont pris de passion pour lui jusqu'à parfois en devenir fou...  

Aujourd'hui partagé entre dix États, son bassin versant d'environ 3 millions de km2 abrite tant bien que mal 300 à 400 millions d'habitants, soit déjà plus que l'Europe occidentale pour une superficie équivalente. La mise en eau du barrage de la Renaissance, en juillet 2020, sur le Nil bleu, en Éthiopie, ravive les tensions géopolitiques dans la région, selon le vieil adage : « Qui maîtrise le Nil maîtrise la vie »...

Isabelle Grégor

James Bruce, Carte du golfe d'Arabie, illustration du Voyage aux sources du Nil, en Nubie et en Abyssinie,1792.

Mystère des origines

D'où vient le Nil ? Cette question, qui a interpellé des générations de géographes européens, les Égyptiens ne se la posaient pas : pour eux, les sources du fleuve se situaient à Éléphantine, sous la protection du dieu Khnoum. Réponse trop vague pour Hérodote qui évoque plutôt le « Pays des déserteurs » (certainement la Nubie) alors qu'Aristote lui préfère celui des Pygmées. L’empereur Néron se penche à son tour sur le problème et envoie deux centurions qui parviennent à « deux rochers d'où tombait un énorme cours d'eau » (Sénèque, Questions naturelles, Ier siècle). Cela reste bien imprécis...

Missionnaires et pèlerins du Moyen Âge, peu intéressés par le sujet, ne font guère avancer la question. Des jésuites pensent bien avoir trouvé la clef du mystère, mais leur témoignage reste confidentiel.

John Speke et James Grant dans John Speke, Journal of the Discovery of the source of the Nil, 1863.C'est à l'Écossais James Bruce que l'on a attribué l'honneur d'avoir « découvert » les sources du Nil bleu. Homme des Lumières, ce passionné était en contact avec les plus grands savants de l’époque, comme le naturaliste Georges Buffon. Après un séjour auprès du négus d’Abyssinie, il se rend en 1770 au lac Tana où il repère enfin les sources du Nil bleu. Toute l’Europe est rapidement au courant de sa « victoire » tant son récit, haut en couleur, est efficace. Il a juste oublié que le Nil ne pouvait se contenter d’une seule source.

Pour le Nil blanc en effet, c'est une autre affaire ! Ce sont les Anglais qui vont relever le défi pour mieux contrôler la partie orientale de l'Afrique. Pour cela, ils envoient en 1857 en mission officielle, soutenue par la Société Royale de Géographie, deux militaires chevronnés : Richard Burton et John Speke...

Leur voyage tourne vite au cauchemar ; les deux hommes, éprouvés physiquement, en viennent à se haïr.  Profitant de ce que Burton est alité, Speke poursuit seul le voyage et localise finalement le lac Victoria qu'il baptise en l'honneur de la souveraine britannique.

Mais son trop bref séjour l'oblige à y retourner 3 ans plus tard pour affiner la découverte, cette fois en compagnie du capitaine James Grant. Il n'y a désormais plus aucun doute, c'est bien dans ce lac magnifique que le Nil blanc semble se former... Mais la réalité n'est pas aussi simple.

En 1864, l'aventurier Samuel Baker, parti sur les traces de Speke, repère et baptise le lac Albert, en référence à l'époux de Victoria, puis c'est en 1888 le journaliste Henry Stanley qui ajoute à la liste le lac Edward, du nom du prince héritier !... 

Tous se rapprochent de la vérité puisqu'en fait les sources du Nil sont multiples, comme le confirmeront les expéditions plus modernes. Mais que d'aventures et de drames !

L'embarcadère de l'agence Thomas Cook devant le Winter Palace.

Attention, fragile !

Affiche pour des croisières sur le Nil, Énigme géographique, le Nil est aussi un grand pourvoyeur de rêve. Qui n'a pas été séduit par les images des ruines pharaoniques situées le long de ses rives ? Si dès l'Antiquité l'Égypte a attiré les curieux, c'est en France au début du XIXe siècle que le pays est devenu à la mode. Le style « retour d'Égypte » qui explosa après la fameuse expédition de Bonaparte rendit presque familières à tous les vues du fleuve. La vogue de l'orientalisme et la publicité autour de l'ouverture du canal de Suez en 1869 firent le reste. La même année, l'agence de voyage Thomas Cook, pionnière en la matière, proposa pour la première fois une croisière en groupe sur le Nil, organisée de A à Z par ses soins.

Il devint vite du dernier chic d'aller faire un tour sur le fleuve-roi, même si Agatha Christie rappelle que les meurtriers aussi apprécient les charmes de la navigation fluviale (Mort sur le Nil, 1937).

Mort sur le Nil (Agatha Christie)Dans les décennies qui suivirent, le tourisme de masse se vit ériger en locomotive économique du pays qui sut largement profiter de l'engouement des visiteurs pour l'archéologie et l'exotisme. Le Nil se couvrit d'hôtels flottants et de felouques familiales, non sans conséquences sur la navigation traditionnelle et sur la pollution du fleuve, déjà considérable. Aux rejets dus à la culture de la canne à sucre et du coton des pays du sud s'ajoutent en effet ceux des industries égyptiennes et, plus largement, d'une démographie galopante. En ces temps de réchauffement climatique, le Nil et son énorme réserve d'eau douce est plus que jamais en danger, et devient un enjeu capital pour les pays qu'il traverse.

Impressions d'un touriste du XIXe siècle

Maxime du Camp, Ibsamboul ; colosse occidental du spéos de Phré, 1850, Paris, BnF. En 1850, Gustave Flaubert et son ami Maxime du Camp, poussés par l'orientalisme à la mode, parcourent l'Égypte. L'un en rapportera un journal, l'autre des photographies qui restent un témoignage précieux sur le pays à cette époque.

« J’ai besoin tout de suite de te faire une réparation éclatante relativement au mot "vagabond" appliqué au Nil :
Que le Nil vagabond roule sur ses rivages !
Il n’y a pas de désignation plus juste, plus précise, ni plus large à la fois. C’est un fleuve cocasse et magnifique, qui ressemble plutôt à un Océan qu’à autre chose. Des grèves de sable s’étendent à perte de vue sur ses bords, sillonnées par le vent comme les plages de la mer. Cela a des proportions telles que l’on ne sait pas de quel côté est le courant, et souvent on se croit enfermé dans un grand lac. […]
Ici, du reste, en Nubie […] le Nil se resserre entre des rochers ; lui qui était si large est maintenant resserré, par places, entre des montagnes de pierre ; il a l’air de ne pas remuer et se tient plat, scintillant au soleil. […]
Je ne t’ai pas encore, suivant la promesse que je t’avais faite, ramassé des cailloux du Nil, car le Nil a peu de cailloux. Mais j’ai pris du sable. Nous ne désespérons pas, quoique cela soit difficile, d’exporter (expression commerciale) quelque momie » (Correspondance, 1881).

Vue du temple de Philae au XIXe siècle ; image idyllique d'un passé phantasmé.

Le Nil dompté

Comment cohabiter avec le Nil capricieux et ses crues, parfois dévastatrices ? En construisant des barrages, tout simplement ! C'est ce que se sont empressés de faire les anciens Égyptiens mais il ne reste guère de traces de ces réalisations pourtant colossales, comme celle de Sadd el-Kafara (2500 av. J.-C.) de 15 mètres de haut qui se serait écroulée avant même d'entrer en service.

Construction du grand barrage d'Assouan, s.d.Au XIXe siècle, le vice-roi Méhémet Ali aborde le problème de l'eau à sa manière en allant occuper le Soudan (1821-1879). L'arrivée des Anglais change la donne et en 1929 un accord est signé, stipulant que le Soudan s'abstiendrait de tout projet visant à modifier le cours du Nil. L'Éthiopie, d'où part pourtant le Nil bleu, est mise de côté. En 1959, le Soudan accepte la construction du grand barrage d'Assouan contre des compensations, mais l’accord est rejeté par l'Éthiopie, autre grand pays nilotique.

Voulu par le président Nasser pour garantir l'autonomie de son pays en produits agricoles comme en électricité, financé grâce à la nationalisation du canal de Suez et à l'aide de l'URSS, le grand barrage a été préféré au projet alternatif de plusieurs barrages plus modestes qu’il eut été possible de vider et nettoyer en alternance. Le barrage d’Assouan permit d’étendre les surfaces irriguées mais mit un terme aux crues saisonnières qui alimentaient le sol en limon fertile. Il se révéla destructeur tant sur le plan patrimonial et humain, avec le déplacement de 100 000 Nubiens, que sur celui de l'écologie, puisque les paysans durent compenser la perte du limon par les engrais. Il est aussi à l'origine du lac Nasser devenu une sorte de frontière naturelle de 500 km sur le Nil, entre Égypte et Soudan.

Sauvetage du temple de Philae, avant 1980 (photo UNESCO).

Le déménagement des dieux

Temples de Philae, d'Abou Simbel, de Dakka... Aujourd'hui, ces sites et des dizaines d'autres n'auraient pu être que des souvenirs si une campagne sans précédent ne les avait sauvés de l'anéantissement.

Sauvetage du temple d'Abou Simbel, 1967En 1960, sous l'impulsion de Christiane Desroches-Noblecourt et André Malraux, une opération internationale pilotée par L'UNESCO fut lancée pour mobiliser opinion publique et États sur le sort des grands sites archéologiques de Nubie, voués à disparaître sous les eaux à la suite de la construction du barrage d'Assouan. On démonta pierre par pierre, on déplaça sur des dizaines ou des centaines de kilomètres, on construisit des montagnes artificielles.

À Abou Simbel, les statues géantes de Ramsès II, sciées en morceaux de plusieurs tonnes, se virent ainsi délicatement redéposées 60 mètres au-dessus de leur place d'origine, à l'entrée d'une structure de 100 000 m3 de béton destinée à protéger le reste du temple. Plus au nord, l'ensemble des monuments de Philae, « la perle du Nil », déjà noyés par les eaux d'un premier barrage, retrouva enfin un sol sec en changeant d'île.

En 1980, l'opération était terminée dans sa totalité. Si des dizaines de sites archéologiques n'ont pu être sauvés, comme par exemple la cathédrale de Faras au Soudan, ce projet inédit par son ampleur et ses moyens nous permet aujourd'hui de continuer à admirer en Égypte comme au Soudan ces « temples miraculés, majestueux témoins de la solidarité mondiale à la mesure de ce que l'Égypte des pharaons a légué à l'humanité » (Ch. Desroches-Noblecourt).

Vers une guerre du Nil ?

Le Grand Barrage de la Renaissance Éthiopienne (GERD) : c'est ainsi que l'Éthiopie a baptisé son monumental ouvrage barrant le Nil bleu, dont la construction lancée en 2013 s’est achevée en 2020. D'une puissance de 6450 MW, ce sera le plus grand d’Afrique.

Pour ce pays actuellement en plein essor qui a autofinancé le projet, il s'agit de tabler sur un développement de ses capacités industrielles, un accès à l'électricité pour l'ensemble de ses citoyens et même une revente du surplus d’électricité aux pays frontaliers.

Le Soudan, en proie à des inondations à chaque saison des pluies, attend aussi beaucoup du barrage mais craint qu'il ne contrarie les effets de son propre barrage de Roseires, en aval. De son côté l'Égypte, totalement dépendante du Nil pour sa survie, voit d'un très mauvais œil cette réalisation qui permettra à l'Éthiopie de contrôler le débit du fleuve. Lorsqu'il fonctionnera à plein régime, le barrage pourrait priver l'Égypte de 10 % des eaux du Nil bleu alors que le pays doit faire à une explosion démographique.

Des décennies de réunions et d'atermoiements n'ayant pas mis d'accord les nations concernées, en 2018, les États-Unis sont entrés dans le jeu avec le rôle d'intermédiaire mais leur sympathie trop visible pour Le Caire poussa l'Éthiopie à quitter les négociations. Le 22 juillet 2020, Addis-Abeba a finalement décidé de procéder à la mise en eau, quitte à prendre le risque d'une surenchère dans les menaces émises par les pays opposés au projet. L'intransigeance des parties, sur fond de nationalisme, fait craindre le pire concernant la stabilité de la région.

Sources :

Bernard Nantet, Histoire du Nil. Voyage au cœur des civilisations, éd. Le Félin, 2005.
Soudan, Royaumes sur le Nil, exposition à l'Institut du monde arabe, Flammarion, 1997.
Anne Hugon, L'Afrique des explorateurs. Vers les sources du Nil, éd. Gallimard (« Découvertes »), 1991.

Publié ou mis à jour le : 2022-03-20 17:49:09

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