8 février 2015

Une Union en crise : les risques italien, belge, britannique et espagnol

À la suite de son analyse de la crise grecque, sur Herodote.net, Olivier Delorme a été appelé à intervenir sur différents médias (iTélé, Le Monde, France Inter...).

Avec le recul d'un historien et la vivacité d'un journaliste, il revient pour Herodote.net sur la crise ouverte en Europe en 2015 par les élections prévues dans différents pays de l'Union. Une analyse qui fera date.

La BCE vient d'annoncer qu'elle suspendait des facilités accordées à la Grèce et le président de la Commision européenne Jean-Claude Juncker a déclaré le 29 janvier : « Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens » ! Plus que jamais, l'attention des observateurs se focalise sur Athènes. Mais l’incertitude grecque est loin, en ce début de 2015, d’être le seul facteur de risque intérieur à l’UE.

La construction européenne perçue comme une menace !!!

Partout, les élections européennes de mai 2014 ont eu un vainqueur : l’abstention. Elle a atteint en moyenne 57,46 % (ce chiffre incluant les pays où le vote est obligatoire) et culmine dans les pays de l’ancien bloc soviétique : Slovaquie (86,95 %), République tchèque (81,20 %), Pologne (76,17 %), Slovénie (75,45 %), Croatie (74,76 %), Hongrie (71,03 %). Elle est supérieure à 60 % en Bulgarie, Roumanie, Estonie, Finlande, au Royaume-Uni et dans des États naguère aussi pro-européens que le Portugal et les Pays-Bas. Seuls cinq États sur 28 (hors ceux qui pratiquent le vote obligatoire) ont connu une participation supérieure à 50 % : Malte avec un record de 74,80 % ; la Suède, l'Italie, l'Irlande, le Danemark se situant entre 51,07 % et 56,32 %. Ces chiffres donnent la mesure à la fois du déficit de légitimité démocratique des institutions européennes et l'étendue de la désaffection populaire à l’égard de ce qu’il est convenu d’appeler la « construction européenne », de plus en plus perçue comme une menace et de moins en moins comme une protection.

Au Parlement, le maintien du statu quo par la cogestion entre conservateurs (Parti populaire européen), socio-démocrates et libéraux pro-européens est un trompe-l’œil qui dissimule la réduction de leur assise électorale.

Pour les responsables politiques et les analystes qui ne conçoivent pas que puisse être remise en cause ce que, par hyperbole, ils appellent « l’Europe » – confondant à dessein celle-ci et l’Union européenne –, ces forces disparates sont « europhobes » et « populistes », mots qui servent à refuser le débat sur la nature, les structures et le contenu de l’UE en disqualifiant ceux qui les contestent.

Il n'empêche que plusieurs États membres pourraient être conduits par de prochaines élections à remettre en cause soit leurs rapports à l’UE, soit les règles qui ont sorti du champ démocratique les politiques monétaire et (en partie) budgétaire. Car mener une « autre politique économique » suppose de rompre avec ces règles, qui ont fini par constituer une véritable « Constitution économique européenne », laquelle a privé les peuples de l’exercice de leur souveraineté dans ces domaines décisifs.

On ne traitera pas ici de la France qui devra « gérer » les pressions de l’Allemagne, relayées par la Commission européenne, contre ses dérives budgétaires, tout en affrontant des élections départementales puis régionales, à haut risque pour le pouvoir comme pour l’opposition conservatrice, lesquels ont le même respect pour la « Constitution économique européenne », nonobstant leurs désaccords sur ses modalités d’application.

- l'Italie :

Critiquée elle aussi par Berlin pour son manque de « discipline budgétaire » et gouvernée par une coalition du centre-gauche et de la droite (comme la Grèce avant la victoire de Syriza), l’Italie a connu treize trimestres consécutifs de récession. Salué comme un rénovateur de la vie politique lors de sa conquête à la hussarde de la présidence du Conseil, Matteo Renzi n’y a rien changé.

La surévaluation de l’euro, malgré sa récente baisse, et l’avantage compétitif que donne à l’Allemagne la monnaie unique (dans un « serpent monétaire », le mark se serait réévalué et la lire aurait dévalué) continuent à ruiner le tissu de petites industries qui fit le dynamisme et la prospérité de l’Italie du Nord, à handicaper le commerce extérieur italien et, en dernier ressort, à accroître la dette, une des plus lourdes des États de l’eurozone.

La « Constitution économique européenne » ne laissant d’autre choix que les coupes budgétaires qui, comme en Grèce, aggravent la récession, les conseillers du gouvernement sont convaincus d'après l'économiste Jacques Sapir que l’Italie n’aura d’autre choix que de quitter l’euro vers l’été 2015... à moins d'un tournant important de la politique économique allemande.

L’inclassable Mouvement Cinq Étoiles, devenu la deuxième force politique du pays du fait du discrédit des partis dits de gouvernement, réclame quant à lui un référendum sur la sortie de la monnaie unique. L’idée fait également son chemin dans une partie de la droite berlusconienne. Et la Ligue du Nord, qui a connu un succès électoral significatif lors des élections régionales de l'automne 2014, met désormais l'accent sur une politique de réindustrialisation comprenant mesures protectionnistes et sortie de l'euro.

- la Belgique :

En Belgique, les élections fédérales et régionales ont eu lieu en même temps que les européennes. Elles ont vu le succès, en Flandre, d’un parti séparatiste, la Nouvelle alliance flamande (N-VA), proche de l’extrême droite et dont plusieurs responsables – le ministre de l’Intérieur fédéral notamment – peinent à retenir des propos justifiant la collaboration avec les nazis durant la Deuxième Guerre Mondiale. La N-VA n’en est pas moins devenue à la fois l’élément dominant du gouvernement régional flamand et du gouvernement fédéral belge. Dans ce dernier, elle s’est réservé la plupart des portefeuilles importants, laissant les autres à ses deux partenaires flamands.

Les Wallons se trouvent donc réduits à la portion congrue : la présidence du Conseil, qui ne peut rien décider sans l’aval de la N-VA, les Affaires étrangères et des ministères de second ordre. Notons que le Mouvement réformateur, le parti francophone de centre-droit qui s’est prêté à cette combinaison déséquilibrée, s’était engagé avant le scrutin à ne jamais gouverner avec la N-VA. Il est, il est vrai, minoritaire en Wallonie avec 26,68% des voix aux élections du Parlement de la région wallonne et 20 sièges sur les 63 francophones à la Chambre des représentants fédérale.

Quant au pacte de coalition de ce gouvernement, il reprend les prescriptions euro-allemandes, qu’accompagne une rhétorique visant immigrés et chômeurs. Les premiers projets de « réforme » de l’État social fédéral, annoncés sans concertation, ont provoqué, à la fin de 2014, des mouvements de grève et des manifestations d’une ampleur inédite depuis de nombreuses années.

Enfin, si la N-VA a eu l’intelligence tactique de mettre entre parenthèses ses revendications institutionnelles, les premières décisions budgétaires du gouvernement menacent la survie d'institutions symboliques de l’unité du pays, comme le théâtre de La Monnaie (l’opéra de Bruxelles). Elles marquent un pas supplémentaire vers la dissociation de la Belgique, au risque de déstabiliser ce pays où siègent nombre d’institutions européennes.

- le Royaume-Uni :

Création monétaire, dévaluation de la livre, déficit budgétaire : la politique du Premier ministre Cameron, calquée sur celle de Washington et contraire à celle de l’eurozone, a obtenu des succès en termes de croissance et de chômage. Au Royaume-Uni, ce ne sont donc pas les politiques économiques qui motivent l’opposition à l’UE, mais la bureaucratie bruxelloise, la prolifération des normes législatives et réglementaires européennes perçues comme antinomiques avec la souveraineté du Parlement – dans un État sans Constitution, qui a inventé la souveraineté parlementaire et où le Parlement est un élément de l’identité plus encore qu’une institution. C’est aussi la liberté de circulation et d’établissement à l’intérieur de l’UE, accusée d’exercer une pression à la baisse sur les salaires par l’afflux de main d’œuvre d’Europe de l’Est.

Sur ces thèmes, l’UKIP de Nigel Farage a réalisé une performance inédite, lors des élections européennes de 2014, en arrivant en tête, devant les travaillistes et les conservateurs, avec 26,6 % des suffrages. Il est peu probable que, lors des élections générales du 7 mai 2015, l’UKIP retrouve ce score qu’a permis alors une faible participation (34 %). De même que l’enracinement local de ses candidats (des députés conservateurs qui ont quitté leur parti), lors des partielles qu’il a gagnées à l’automne 2014, ont joué fortement en sa faveur. Pour l’heure en tout cas, les sondages donnent les travaillistes en tête, avec une légère avance sur les conservateurs. Mais ils indiquent aussi que ces deux partis réaliseraient des scores si bas que l’un et l’autre seraient contraints à former une coalition.

Appoint du gouvernement conservateur sortant, les libéraux-démocrates, seuls à se revendiquer pro-européens, paraissent en mauvaise posture : de 23 % en 2010, ils tomberaient autour de 5 %. Le très brutal scrutin majoritaire à un tour (le candidat arrivé en tête est élu quel que soit son score) les privera donc sans doute d’un nombre important de leurs parlementaires. Le même couperet pourrait coûter de nombreux sièges aux conservateurs si l’UKIP – ce que semblent indiquer les sondages – est assez haut pour empêcher les candidats torys d’arriver en tête, même dans des circonscriptions qui leur sont traditionnellement acquises.

Aussi le Premier ministre Cameron a-t-il promis de durcir la réglementation de l’immigration, y compris celle des citoyens de l’UE, et de tenir un référendum sur l’appartenance à l’Union. Les travaillistes eux-mêmes, dont l’appareil est plus « européen » que l’électorat, ne l’excluent pas. Quels que soient son score et le nombre de ses élus, l’UKIP pèse donc déjà sur le scrutin en imposant ses thématiques au centre de la campagne.

Quant aux travaillistes, ils pâtissent de la faible crédibilité de leur leader, Ed Miliband, et de la concurrence du Scottish National Party (SNP). Après deux législatures à la tête du gouvernement écossais (les élections au Parlement d’Édimbourg auront lieu en 2016), le SNP, qui est à bien des égards plus à gauche que le Labour, jouit d’une grande popularité et affiche comme tous les partis ayant fait campagne pour le Oui au référendum sur l’indépendance de l’Écosse, un nombre de nouvelles adhésions impressionnant, ce qui semble indiquer une forte polarisation de l’électorat écossais. Aussi Alex Salmond, l’ancien Premier ministre écossais, démissionnaire au lendemain du référendum, a-t-il décidé de faire des élections générales un « deuxième tour » de ce dernier et de briguer lui-même un siège au Parlement de Westminster.

Jusqu’alors, le SNP privilégiait les élections au Parlement d’Édimbourg tandis que les sièges écossais à celui de Londres revenaient pour l’essentiel aux travaillistes et aux libéraux-démocrates. Mais là encore, le mode de scrutin pourrait changer la donne : dès lors que le SNP a fait de cette échéance une priorité et entend punir les travaillistes pour leur campagne en faveur du Non, il pourrait rafler la plupart des sièges écossais du Labour et devenir le troisième ou quatrième parti à Westminster. Ayant déjà annoncé qu’il ne formera pas de coalition avec les conservateurs, il pourrait en outre exiger de nouveaux transferts de compétence et de moyens vers Édimbourg (en plus de ceux que les conservateurs ont concédés après le référendum) contre son soutien à un cabinet travailliste.

Si l’on ajoute à ce paysage, les sièges qui pourraient aller à des partis nord-irlandais, gallois, écologiste et à quelques indépendants, une coalition risque d’être fort ardue à bâtir. Enfin, si les conservateurs sont reconduits et qu’ils tiennent les engagements pris sous la pression de l’UKIP – plus encore si celui-ci devient leur partenaire de coalition –, la politique européenne du Royaume-Uni risque de se durcir sur nombre de sujets (libre circulation, budget européen, réglementation financière…) et ceci d’autant plus que, pour l’heure, au cas où se tiendrait le référendum réclamé par l’UKIP et promis par Cameron, les sondages donnent une majorité en faveur de la sortie de l’Union (42 % pour la sortie, contre 37 % et 21% qui ne se prononcent pas, en décembre 2014).

- l'Espagne :

Pour terminer, ajoutons encore que des élections générales auront également lieu en Espagne avant la fin 2015 et que, là encore, les deux partis qui ont alterné au pouvoir depuis plus de trente ans – Parti populaire (PP, conservateur) et Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) – ne recueilleraient plus qu’environ 20 % et 26 % des suffrages. Et là encore, les politiques de déflation euro-allemandes, qu’ils ont mises en œuvre à tour de rôle, ont entraîné leur discrédit et l’émergence d’un nouveau venu – Podemos (Nous pouvons), issu du mouvement des Indignés.

Après une percée inattendue aux élections européennes de 2014, plusieurs sondages, depuis novembre, placent ce nouveau parti en tête avec près de 28 % des voix. Créé sur un mode participatif, récemment réorganisé de manière plus traditionnelle, Podemos doit encore préciser un programme qui reste flou. Mais, comme Syriza, avec qui il siège dans le groupe de la Gauche européenne au Parlement de Strasbourg, il rejette les « réformes » et économies qui ont entamé, en Espagne comme en Grèce, la liquidation du droit du travail et de l’État social. Et il ne refuse pas une autodétermination de la Catalogne.

Voulu par les partis au pouvoir à Barcelone (Convergence et Union, CIU, libéral de centre-droit ; Gauche républicaine catalane), le référendum sur l’indépendance de la province n’a pu avoir lieu à l’automne 2014, en raison de la saisine du Tribunal constitutionnel par le gouvernement conservateur de Mariano Rajoy, la Constitution proclamant l’indivisibilité de l’Espagne. Il a été remplacé par une consultation citoyenne qui a été marquée par une forte participation et un succès écrasant des partisans de l’indépendance. Et là comme en Écosse, ceux-ci entendent bien donner aux élections générales valeur de consultation sur l’avenir de la Catalogne.

En Espagne, comme en Grèce ou en Italie, les élections à venir contraindront-elles les conservateurs et les socialistes, dont la base ne cesse de se réduire sous l’effet des politiques euro-allemandes qu’ils ont choisi de conduire, à gouverner ensemble pour maintenir le statu quo intérieur et européen ? Syriza, Podemos et Cinq étoiles ne sont-ils que des symptômes d’une crise de la représentation résultant de l’impopularité et de l’échec de ces politiques, ou sont-ils capables de constituer une alternative politique alors que, sous l’effet de la « Constitution économique européenne », la vie politique en Europe se résume depuis longtemps à une alternance des équipes conduisant des politiques identiques ?

La crise inaugurée en 2008 arrive en ce début de 2015 à un tournant critique. On veut croire, à Berlin, à Bruxelles, à Paris…, qu’en invoquant « l’Europe qui a assuré la paix » (même si c’est la bombe atomique et l’équilibre de la terreur qui ont empêché la guerre), on pourrait imposer indéfiniment une politique économique – traduction d’une vision idéologique de l’économie et de la monnaie – à laquelle il n’existerait aucune alternative, que les peuples y consentiraient puisque c’était pour leur bien et la sauvegarde de la monnaie unique.

La construction européenne a longtemps consisté à contourner la démocratie dans un entre-soi d’élites politiques et économiques – une oligarchie –, par des décisions fondues dans le bronze des traités, aux fins d’empêcher les peuples de « faire des bêtises ». Le problème est qu’aujourd’hui, cette Europe adémocratique et ses faits accomplis ont conduit trop de peuples dans l’impasse économique, la régression sociale, le malheur et le désespoir et qu’à ignorer leur volonté, on se prépare des lendemains qui déchantent.

Olivier Delorme
Publié ou mis à jour le : 2019-05-14 16:08:03
BOULAY gabriel (13-02-2015 11:47:58)

Excellente analyse , plutôt de droite mais pas extrémiste je crains que cette Europe ne nous mène a la catastrophe . Gérer par des irresponsables non élus . Mais les erreurs viennent surtout d... Lire la suite

Jacques (11-02-2015 11:30:06)

Merci de ces excellentes mises en perspective. Les faits historiques, économiques et sociaux doivent l'emporter sur les idéologies. L'organisation de Bruxelles est dans une impasse et s'obstiner à ... Lire la suite

Jacques (11-02-2015 11:16:39)

Merci de publier ces mises en perspective des problèmes actuels. Les faits historiques, économiques et sociaux doivent l'emporter sur les visions idéologiques. L'Union européenne (l'organisation d... Lire la suite

Marc (10-02-2015 19:43:18)

Merci pour cette analyse. Je tiens à vous remercier de diffuser régulièrement l'éclairage d'historiens sur le présent. Ces analyses nous sont extrêmement précieuses pour comprendre le présent ... Lire la suite

hadrumète (10-02-2015 19:00:00)

J'ai déjà , à plusieurs reprises, manifesté ma désapprobation aux tentatives d'Hérodote de prendre position sur des sujets de société actuels . Parler du "supposé laxisme budgétaire " de la France est une antiphrase pour notre malheureux pays qui croule sous le poids d'un appareil d'état hypertrophié et de castes (fonctionnaires, personnels de société d'état EDF, SNCF..) qui défendent des privilèges injustifiés par rapport aux salariés du secteur privé .
Don s'il vous plait , ne sortez pas de votre domaine d'excellence .

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