Sicile

Une île très convoitée

Principale île de la mer Méditerranée (25 000 km2), dotée de fertiles plaines littorales et dominée à l’Est par la silhouette majestueuse de l’Etna, la Sicile fut dès l'Antiquité très convoitée par tous les peuples méditerranéens. Cela lui valut de donner naissance à des États et des cités remarquables, souvent en avance sur leur temps.

Aujourd'hui, avec ses cinq millions d'habitants et une diaspora beaucoup plus nombreuse, l'île se résigne à une place modeste aux marges de la République italienne et de l'Union européenne...

Fabienne Manière

Le temple de Ségeste en Sicile. Agrandissement : Ruines du temple de Ségeste, Jean-Pierre Houël , XVIIIe siècle, in Voyage pittoresque des îles de Sicile, de Malte et de Lipari, où l'on traite des Antiquités qui s'y trouvent encore.

Les Grecs, premiers arrivés

Dès le VIIIe siècle avant J.-C., les navigateurs grecs franchissaient d’un saut de puce le détroit d’Otrante qui séparait leurs cités de la péninsule italienne. Ils entamaient la colonisation de la « botte » ainsi que de la Sicile.

Cette colonisation prospère si bien que l’on en vient à parler de l’Italie du sud et de la Sicile comme de la « Grande Grèce ». Elle se traduit par l’émergence de cités puissantes, au premier rang desquelles Syracuse, fondée par des Corinthiens sur la côte sud-est de la Sicile, mais aussi Catane, Zancle (Messine) et Rhegion (Reggio de Calabre) plus au nord. Au sud, on rencontre Géla et Acragas (Agrigente).

Les crêtes littorales se parent de temples majestueux. Le plus bel exemple en est la « vallée des temples », à proximité d’Agrigente, sur la côte sud de la Sicile. Il s’agit en fait d’une crête où s’alignent encore de nos jours les ruines d’une dizaine de temples de style dorique ou archaïque.

Cette Grande Grèce est dominée à partir du Ve siècle avant J.-C. par les tyrans de Syracuse : Gélon et Hiéron Ier, puis au siècle suivant Denys l’Ancien, Denys le Jeune et Agathocle, enfin, au IIIe siècle avant J.-C., Hiéron II.

Ils repoussent en 480 avant J.-C. une expédition carthaginoise, première attaque venue de la côte africaine, puis, en 414-413, une expédition athénienne conduite par Alcibiade et Nicias. Mais quelques années plus tard, en 409, ils ne peuvent empêcher les Carthaginois de s’installer sur la côte ouest de l’île et d'y fonder plusieurs cités dont Panormos (Palerme).

Un troisième larron entre en scène, à savoir Rome.

La Sicile est l’enjeu de la première guerre punique, qui la met aux prises avec Carthage. Cette dernière ayant été battue, la Sicile, prise de guerre, devient en 241 avant J.-C. la première province (colonie) romaine. Les cités grecques de la côte orientale n’en conservent pas moins leur autonomie pendant un temps, jusqu’à la révolte de Syracuse, en 212 avant J.-C.. La ville est prise par le consul Marcellus après un long siège et l’une des victimes en est le savant Archimède, célébrité majeure de la cité.

La colonisation romaine vaut à la Sicile de devenir le grenier à blé de Rome. De grandes exploitations céréalières se développent autour de Géla. Elles font appel à de nombreux esclaves, lesquels se révoltent à plusieurs reprises, en particulier en 135 et 104 avant J.-C. Les pillages du gouverneur Verrès, en 73-71 avant J.-C., offrent à Cicéron l’occasion de quelques belles plaidoiries « Contre Verrès ».

Après les grandes invasions barbares (Vandales et Ostrogoths), la Sicile est reconquise par les armées byzantines de Bélisaire en 535 de notre ère. Rattachée à l’empire d’Orient et au patriarcat (chef religieux) de Constantinople, elle est soumise à une exploitation brutale.

Quand arrivent de Tunis les Arabes musulmans, en 827, ils ne rencontrent guère de résistance. Ils s’emparent de Palerme et de Syracuse dans les années suivantes. La Sicile retrouve une certaine prospérité et attire de nombreux immigrants d’Afrique du nord. Une partie des natifs chrétiens se convertit à l’islam. Peu à peu, l’île s’émancipe de ses bases tunisiennes et devient indépendante avec un roi (« malik ») qui réside à Palerme.

Byzance se résigne à la perte de l’île mais reste maîtresse de la « botte » italienne, la « Sicile d’en deçà du détroit [de Messine] ».

Place aux Normands

Quelques dizaines de chevaliers normands, qui parlent français mais portent des prénoms vikings, s’arrêtent en Italie du Sud au retour d’un pèlerinage à Jérusalem en 1021. Ils se mettent au service de roitelets locaux puis forment une coopérative de guerre pour leur propre compte et partagent leurs conquêtes en douze comtés.

Tancrède de Hauteville, petit seigneur du Cotentin, vend ses propriétés normandes et fait venir auprès de lui ses nombreux fils. L’un de ceux-ci, Robert Guiscard (surnom qui signifie « le Rusé »), s’approprie par ruse la principauté de Salerne, au sud de Naples. Puis il se met au service du pape de sorte que, jusqu’en 1260, les royaumes normands d’Italie du sud seront officiellement vassaux du Saint-Siège.

En 1061, Robert Guiscard et son frère Roger franchissent le détroit de Messine et passent en Sicile, depuis 827 occupée par les Arabes.

Par chance, le roi arabe, établi à Palerme, est fragilisé par son conflit avec les Byzantins, anciens maîtres de l’île, établis autour de Taormine, au pied de l’Etna. Les Normands s'immiscent dans le conflit et, dix ans plus tard, le 1er janvier 1072, s'emparent de Palerme. Ils achèvent la conquête de l’île en 1094.

Le comte Roger II étend son autorité sur tout le sud de la péninsule italienne, jusqu’aux portes de Rome. Il se fait alors décerner le titre royal par le pape et reçoit la couronne des mains de l’archevêque de Palerme, le 25 décembre 1130.

Un État d’avant-garde

La construction de l’État sicilien est entreprise à partir de 1120 par Georges d’Antioche, un Grec arabophone de Syrie qui a servi auparavant le bey de Tunis avant de rejoindre Palerme.

Le ministre forge une administration dont la langue reste l’arabe. Il introduit l’impôt permanent, sous le nom arabe de gabala (ou qabala), dont nous avons fait gabelle.

Il met au point une étiquette de cour et constitue autour de Roger II une monarchie artificielle composée de Grecs, d’Arabes et de féodaux français.

L’« émir » Georges commande lui-même des expéditions navales, d’où le nom d’amiral (dérivé d’émir) donné aujourd’hui au chef d’une flotte de guerre. Il tente de conquérir la Tunisie et même le littoral adriatique (Dalmatie, Corfou, Albanie…).

Le roi de Sicile jouit d’une autorité despotique de type byzantin, qu’aucun contre-pouvoir féodal ne vient contrebalancer.

Roger II et ses successeurs, son fils Guillaume Ier et son petit-fils Guillaume II, mènent une politique de mécénat et accueillent à Palerme des lettrés et des savants arabes d’Égypte et d’ailleurs. C’est ainsi qu’est publiée à Palerme la première géographie du monde connu.

Dès la conquête, les Normands ont converti en cathédrale la grande mosquée de Palerme. Mais ils ne sont guère allés plus loin dans le prosélytisme vis-à-vis des musulmans aussi bien que des juifs. Chaque communauté conserve ses cadres religieux, ses propriétés et ses tribunaux comme dans la Syrie franque (les États féodaux nés des croisades à la même époque).

À Palerme même, sur environ 50 000 habitants, on compte une majorité de musulmans ainsi que de nombreux juifs. Leur nombre va se réduire peu à peu sous l’effet des conversions spontanées et des flux migratoires. Le roi mène une vie fastueuse sans s’embarrasser de principes. Ainsi s’entoure-t-il d’un harem de femmes musulmanes.

L'État normand, syncrétisme improbable qui réunit les influences vikings, méditerranéennes, islamiques, juives et chrétiennes, apparaît très en avance sur son époque. Pour cette raison, sans doute, il sera assez vite éliminé. Il nous en reste surtout des traces dans le vocabulaire (gabelle, amiral...).

Le mot boucherie lui-même vient du mot sicilien buccheria, qui désignait un quartier de Palerme au temps des rois normands.

Crise de succession

En 1190, tout se dégrade. Le roi Guillaume II meurt sans enfant. Sa tante Constance, la fille de Roger II, a épousé l’héritier de l’empire allemand Henri VI de Hohenstaufen. C’est à lui que revient normalement la couronne. Les barons normands se rebiffent. Il s’ensuit plusieurs années de guerre civile.

En 1194, les Allemands s’emparent de Palerme. La noblesse sicilienne et les hauts fonctionnaires arabes sont envoyés en Alsace, au monastère de Sainte-Odile, pour y être aveuglés !

Constance fait quant à elle assassiner son encombrant mari de sorte que leur fils, encore enfant, hérite de la couronne sous le nom de Frédéric II. Ce sera le dernier roi de Sicile de souche normande ou plutôt normando-souabe (la Souabe est la région d’origine des Hohenstaufen).

En 1220, Frédéric II brise les résistances locales au prix d’un grand nombre de victimes. Les musulmans sont déportés dans les Pouilles.

Cette répression inspire à la population restante une violente haine de l’État normand et plus généralement de toutes les formes étatiques, sentiment dont on retrouve la trace dans la Sicile contemporaine.

Publié ou mis à jour le : 2022-05-31 11:25:04

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