Malte

Le « Grand Siège »

Le grand maître La Valette (1494-1568) pendant le siège (Antoine de Favray, musée de La Valette)Le 12 septembre 1565, la flotte turque et barbaresque abandonne définitivement le rivage maltais. Après quatre mois de combats d'une rare intensité, le « Grand Siège » s'achève par la victoire inattendue des Hospitaliers et des Maltais.

L'événement a une résonance immense dans la chrétienté comme dans le monde ottoman. Les contemporains sont frappés de stupeur par la démesure de la flotte d'invasion (plus de deux cents navires) et par la résistance héroïque des défenseurs.

Quatre siècles plus tard, des historiens « inspirés » n'hésitent pas à parler de « Verdun du XVIe siècle » pour aider leurs lecteurs à prendre la mesure de ce que Fernand Braudel qualifiera dans sa thèse d'un des « très grands événements du siècle ».

En ce sens, le « Grand Siège » est beaucoup plus qu'un épisode militaire du duel que se livrent en Méditerranée les empires espagnol et ottoman. Ses conséquences redessinent durablement la géostratégie maritime des empires, faisant de Malte la frontière mythifiée de la chrétienté...

Anne Brogini
Histoire du christianisme et le Grand Siège de Malte

Vous pouvez retrouver cet article dans le dossier que le magazine Histoire du christianisme (N°76) consacre au Grand Siège de Malte.

Histoire du christianisme (76), juin-juillet 2015Ce dossier de vingt pages, richement illustré et très documenté, a été préparé et rédigé par Anne Brogini, agrégée d'histoire, ancienne membre de l'École française de Rome, maître de conférences à l'université de Nice Sophia-Antipolis.

Histoire du christianisme présente par ailleurs dans ce numéro de juin-juillet 2015 une enquête sur Mossoul, un reportage sur le Kerala et ses Églises d'origine syriaque (plus anciennes que l'Église de Rome !), et divers articles sur l'actualité de l'Histoire (Poussin, Napoléon...), accessibles à tous les publics.

En kiosque ou sur internet (7,90 euros).

Les Ottomans en passe de dominer la Méditerranée

6 octobre 1564. Au palais de Topkapi, à Istanbul, l’atmosphère du Divan (*) est particulièrement belliqueuse.

Soliman II le Magnifique, sultan de 1520 à 1566 (1530, portrait attribué au Titien, National Gallery, Londres)Les conseillers turcs et barbaresques du vieux sultan Soliman le Magnifique débattent d’une décision lourde de conséquences : faut-il envoyer une armada contre l’île de Malte, devenue en 1530 le fief des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, cet ordre religieux et militaire issu des croisades, dont l’empire ottoman pensait s’être débarrassé depuis son expulsion de Rhodes en 1522 ?

Au terme des débats, les Barbaresques (les pirates d'Afrique du Nord), et le chef corsaire Dragut en tête, obtiennent l’adhésion des Turcs et du sultan. Cette fois, contrairement à Rhodes, la flotte qui doit prendre la direction de Malte en 1565 chassera définitivement de Méditerranée les Hospitaliers et repoussera vers le nord la frontière avec l’empire espagnol.

Depuis le début du XVIe siècle, l’empire des Turcs ottomans a pris une envergure maritime nouvelle. Maîtres de l’Asie Mineure et de l’Europe balkanique au XIVe siècle, ils achèvent leur conquête de l’empire byzantin en 1453 par la prise de Constantinople.

En 1516-1517, la conquête de la Syrie et de l’Égypte est suivie de la soumission du chérif de La Mecque qui contrôle également Médine. En 1517, le sultan Sélim Ier devient calife, héritier du Grand Califat, à la fois chef d’un État et chef de tous les croyants. La soumission de l’Égypte et de la Syrie offre aux Turcs la maîtrise d’une riche ligne commerciale qui relie Istanbul à Alexandrie (la « caravane d’Alexandrie ») et aux échelles du Proche-Orient, dont les produits de luxe approvisionnent les marchés de l’empire.

Cette ligne maritime impose la sécurité du Levant, et donc l’éviction des Hospitaliers, présents à Rhodes depuis 1309, qui mènent des opérations corsaires et arraisonnent les navires de commerce musulmans. C’est la raison pour laquelle en 1522, deux ans après son accession au trône impérial, Soliman le Magnifique, fils de Sélim Ier chasse les chevaliers de Rhodes et de Méditerranée orientale.

Les autres reliquats latins du Levant sont Chio, aux mains des Génois, et Chypre, possession vénitienne : ils seront pris aux chrétiens en 1566 et 1570, permettant la constitution d’un « lac ottoman » au Levant, complètement achevé en 1669, quand les Turcs enlèvent la Crète aux Vénitiens.

Khair el-Din Barberousse (1476-1546)Cette pénétration méthodique des Ottomans en Méditerranée ne se limite pas au Levant : en 1518, ils prennent pied en Afrique du Nord quand le corsaire Kheïr-Ed-Din Barberousse, en lutte contre les Espagnols, gagne Constantinople et se déclare vassal du sultan, fondant la Régence d’Alger et offrant aux Turcs l’unification de la rive sud du Ponant.

Le processus se poursuit sous les règnes de Soliman et de son fils Sélim II, par la création de deux nouvelles Régences barbaresques, celle de Tripoli, fondée par Dragut en 1551, et celle de Tunis, fondée par Euldj Ali en 1574.

Cette irrésistible poussée militaire permet une dilatation maximale de l’empire ottoman dans la Méditerranée du XVIe siècle et conduit à son inévitable heurt avec l’Espagne, qui s’efforce à la même époque de maintenir les frontières de son propre empire maritime.

Le milieu du XVIe siècle est en effet l’époque d’un amenuisement des forces ibériques et d’un recul du front chrétien lié à la patiente reconquête des présides (plazas de soberania) par les Barbaresques.

Les présides en question (Melilla, Ceuta, Oran, Alger, La Goulette, Tripoli…) sont des points fortifiés tenus par des garnisons qui incarnent la frontière entre la chrétienté et l’islam ; ils ont tous été conquis par les Espagnols dans les années suivant la prise de Grenade en 1492.

En 1511, presque toute la rive sud de la Méditerranée occidentale est placée sous la domination de l’Espagne. Les victoires ibériques s’accumulent en 1520-1530, mais les années qui suivent sont moins fastes, et la première décennie du règne de Philippe II, de 1556 à 1565, illustre un processus de repli vers le nord de la frontière chrétienne en Méditerranée occidentale.

Les pertes successives de Tripoli en 1551, de Mahdia en 1554, de Bougie en 1555, la lourde défaite de Jerba en 1560 qui anéantit la flotte espagnole, la conquête des territoires africains par les Barbaresques et la domination maritime que leur offre la guerre de course, repoussent vers le centre de la mer les frictions entre les empires, le long d’un chapelet d’îles chrétiennes, pour la plupart placées sous autorité de l’Espagne : Baléares, Sardaigne, Corse, Sicile, Malte.

Arrivée de la flotte turque devant Malte le 18-20 mai 1565 (Matteo Perez d' Aleccio, fin XVIe siècle, National Maritime Museum, Londres)

Malte, le fief des Hospitaliers

Devenue par volonté de l’empereur Charles Quint le fief des Hospitaliers en 1530, Malte s’illustre en 1565 dans la même activité guerrière et corsaire que les Régences barbaresques.

La guerre de course des chevaliers touche aussi bien les côtes africaines, où de nombreux musulmans sont capturés et réduits en esclavage à Malte, que les côtes levantines, et particulièrement la « caravane d’Alexandrie », qui reste la destination favorite des Hospitaliers.

L’exaspération barbaresque accompagne donc l’irritation croissante des Ottomans, qui pensaient avoir résolu le problème de la course chrétienne en chassant les chevaliers de Rhodes, et explique la venue contre Malte d’une gigantesque armada turco-barbaresque en 1565.

Mais après la tenue du Divan le 6 octobre 1564, consigne est donnée chez les musulmans de taire la destination du combat.

Attaque des chevaliers castillans de Malte le 21 août 1565 (Matteo Perez d' Aleccio, fin XVIe siècle, National Maritime Museum, Londres)

Comme on ne peut cacher la mobilisation de la flotte, diverses rumeurs se propagent en chrétienté, bien que les autorités espagnoles se persuadent que l’objectif militaire d’une telle armada ne peut être qu’un lieu important comme la Sicile ou le préside de La Goulette. De sorte qu’en avril, en escale à Malte sur la route de La Goulette, le vice-roi de Sicile Don Garcia de Toledo se rit des craintes du grand-maître Jean de La Valette, déclarant à la vue des murailles maltaises qu’elles « sont si bien munies, que même une femme pourrait les défendre ».

Ce n’est que sur l’insistance du grand-maître qu’il laisse dans l’île deux cent cinquante soldats pour une éventuelle défense.

C’est bien pourtant Malte qui est visée, comme l’écrit laconiquement La Valette au vice-roi ce matin du 18 mai, en découvrant l’immense flotte au large du port.

Quatre mois durant, du 18 mai au 12 septembre, environ 10.000 chrétiens (500 chevaliers, 2.500 soldats, 7.000 insulaires), vont résister vaillamment à une armée musulmane trois fois supérieure en nombre.

Le 15 juillet 1565, un assaut est lancé contre Senglea (Malte), DR

Le Grand Siège

Janissaire ou esclave de la PorteComposée de 220 navires, dont une quarantaine appartient aux Barbaresques et est commandée par les chefs corsaires Dragut et Euldj Ali, la flotte comprend près de 35.000 hommes provenant de tout l’Empire ottoman, dont 12.000 janissaires et sıpahi, corps d’élite de l’armée turque.

S’ajoutent 60 gros canons, 25.000 boulets, plusieurs milliers de sacs et paniers chargés de terre, et tous les outils nécessaires au travail de sape et à celui de creusement des tranchées (10.000 bêches, 10.000 pics, 25.000 pelles). Les navires transportent 22.000 quintaux de poudre, 100.000 balles d’arquebuse, des centaines de tonneaux d’eau douce, des dizaines d’animaux et 65.000 qantars de biscuits – soit une réserve de six mois.

Partie d’Istanbul le 29 mars, la flotte arrive à Malte le 18 mai, rejointe le 2 juin par une vingtaine de galères barbaresques commandées par Dragut et Euldj Ali. Dès le 25 mai, l’artillerie turque est installée et entame le bombardement des forteresses, tandis que les assauts ciblent exclusivement le fort le plus fragile, car isolé du reste du port : Saint-Elme, défendu par une garnison d’environ 850 hommes.

Un mois durant, la forteresse pilonnée par 19 000 tirs d’artillerie, résiste à plusieurs attaques meurtrières, avant d’être conquise le 23 juin. En un mois, le siège de Saint-Elme a coûté la vie à plus de 2.000 musulmans et 1.500 chrétiens. Tous les défenseurs du fort ou presque périssent, et il est difficile de ne pas admirer encore aujourd’hui le courage des assiégés, qui obéirent au grand-maître La Valette et firent le choix de tenir le fort jusqu’au bout, offrant aux cités portuaires de Birgù et Senglea le répit nécessaire à l’organisation de leur défense.

Après la chute de Saint-Elme, le siège dure encore deux mois, durant lesquels les musulmans concentrent les tirs d’artillerie sur les villes portuaires. Renforcées par un « Petit Secours » de six cents soldats, les troupes chrétiennes résistent mais tout l’été, les deux villes essuient plusieurs assauts qui exigent une surveillance constante des brèches des remparts, un travail harassant pour les habitants de réparation des fréquentes destructions et une mobilisation permanente des assiégés.

Trois offensives sanglantes sont conduites le 15 juillet, le 7 août et les 20-21 août ; les combattants résistent uniquement grâce à l’intervention du grand-maître en personne, pour mobiliser ses hommes (il est d’ailleurs blessé les 7 et 20 août).

Attaque par mer du port de Senglea (Malte) (Histoire du christianisme)

À la fin de l’été, chrétiens et musulmans en sont réduits à leurs dernières extrémités, lorsqu’arrive enfin, le 8 septembre, le secours espagnol venu de Sicile ; face à la venue de 95 galères et au débarquement de troupes fraîches (9.500 hommes), les musulmans choisissent de lever le camp et de sauver leurs navires en quittant Malte le 12 septembre 1565.

En entrant dans le port, la flotte espagnole découvre un spectacle de désolation. Les villes sont exsangues, leur population décimée, leurs armes détruites, leurs murailles effondrées ou arasées. Le siège a coûté cher en vies humaines dans les deux camps. Les musulmans ont perdu entre 15.000 et 20.000 soldats ; plus de la moitié des Hospitaliers a péri (282), ainsi que 2.000 soldats chrétiens et la quasi-totalité des civils (6.000 à 6.500), pour la plupart tués par l’artillerie, l’écroulement des murailles et des maisons, le manque d’eau et de nourriture, les blessures et les maladies.

Le grand-maître vient à pied à la rencontre du vice-roi, escorté de ses conseillers et suivi en ordre par ses chevaliers hâves, couverts de sang et en guenilles, entre une haie constituée de civils survivants (femmes, vieillards, enfants, blessés), tandis que sur les remparts détruits, se dressent les soldats et les civils enrôlés qui les acclament.

Les chefs chrétiens sont officiellement invités au Palais Magistral, où, ultime satisfaction de La Valette, le banquet est uniquement composé des dernières provisions maltaises. Le grand-maître accepte toutefois que des rations prises sur les réserves de la flotte chrétienne soient distribuées aux assiégés, qui mangent à leur faim pour la première fois depuis longtemps. Consterné, le vice-roi écrit le jour même à Philippe II qu’« on aurait pu anticiper tout cela d’un mois et demi, et éviter tant de décès de chevaliers et de personnes à Malte ».

La flotte turque quitte Malte le 13 septembre 1565 (Matteo Perez d' Aleccio, fin XVIe siècle, National Maritime Museum, Londres)

Répercussions géopolitiques

Les conséquences de ce que l’on appelle déjà le « Grand Siège » sont nombreuses, transformant ce fait militaire en véritable événement méditerranéen. Saisie par la puissance guerrière qui s’est abattue sur l’île, la chrétienté est restée confondue par la résistance acharnée dont ont fait preuve les Hospitaliers, le peuple maltais et les soldats enrôlés ou venus d’eux-mêmes en renfort, au point que le siège connaît partout un retentissement considérable.

La publicité est immédiate, diffusée avec les moyens de l’époque : les lettres que le grand-maître adresse à toutes les cours d’Europe, les récits de glorification qui sont rédigés et publiés, les honneurs accordés plus ou moins volontiers aux Hospitaliers par le pape et les princes… Les conséquences affectent les trois acteurs principaux du siège : les Hospitaliers d’abord, qui choisissent de prendre le nom désormais prestigieux d’« Ordre de Malte » et qui renouent avec leur ancienne geste de croisade ; le port insulaire ensuite, dévasté puis reconstruit grâce à l’édification de La Valette, nouvelle cité réputée imprenable et portant le nom de celui qui soutint victorieusement le siège ; la Méditerranée enfin, où Malte émerge comme une nouvelle place stratégique, symbolique et bientôt commerciale.

Pour les Ottomans, l’événement de 1565 ne constitue pas un simple revers militaire après une longue série de conquêtes et de victoires. Même si le siège ne désigne pas vraiment de vainqueur entre les empires, il rompt la dynamique turque et annonce les prémices d’un reflux maritime ottoman et son cantonnement à la Méditerranée orientale.

Après cette date, il apparaît pour les musulmans difficile, voire impossible, et surtout totalement vain, d’espérer sérieusement reculer les frontières espagnoles de la Méditerranée occidentale, qui sont en cours de stabilisation et de fortification. Alors que le contrôle des présides s’avère souvent une impasse pour la Monarchie catholique, la stabilisation du front chrétien au Ponant, qui passe par la mise en défense des littoraux chrétiens, semble acquise : elle contraint désormais les Barbaresques à centrer leurs efforts de guerre sur le littoral africain et les Turcs à reporter pour la première fois depuis longtemps leurs intérêts militaires vers le Levant et vers l’Europe.

Ce n’est pas un hasard d’ailleurs, si Soliman le Magnifique meurt en territoire hongrois, dans la nuit du 6 au 7 septembre 1566 ; le vieux sultan, qui n’a plus fait la guerre depuis près de dix ans, a choisi de conduire ses troupes en Europe, alors qu’il n’avait nullement exprimé en 1565, un quelconque désir de s’embarquer à la tête de sa flotte et d’aller attaquer Malte.

Après 1565, seules deux grandes batailles navales (Lépante en 1571, Tunis en 1574) opposent encore les empires, avant que la trêve ne soit effective en 1577. Au Ponant, la frontière se stabilise autour d’îles fortifiées qu’on ne songe plus à attaquer ; ni les Turcs, ni les Barbaresques ne reviendront jamais à Malte pour un assaut sérieux (une fois, en 1614, mais le débarquement ne débouche sur aucun combat).

Après 1565, la Méditerranée ne cesse évidemment pas d’être un espace de tensions et d’échanges, mais ceux-ci incluent désormais Malte, qui devient, quand cesse la guerre d’escadre, une plaque tournante de la course et du commerce, au cœur d’une mer dont elle faisait jusqu’alors partie sans en avoir été un acteur.

Publié ou mis à jour le : 2021-07-07 17:36:53

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