L'origine des systèmes familiaux

Les familles dans l'Histoire

L'historien et démographe Emmanuel Todd entame la publication de L'Origine des systèmes familiaux (Gallimard, 2011, 756 pages). Ce premier tome est consacré à l'Eurasie. Le deuxième, qui reste à écrire, se rapportera à l'Afrique et au Nouveau Monde. Cette œuvre monumentale condense les recherches de l'auteur depuis ses études universitaires. Elle n'en est pas moins d'une grande facilité de lecture et procure des révélations surprenantes sur la diversité des systèmes familiaux, y compris en Europe occidentale.

L'origine des systèmes familiaux

En marge d'essais géopolitiques qui lui valent dans les médias une réputation sulfureuse, Emmanuel Todd épluche patiemment, depuis ses études d'histoire à Cambridge, toutes les enquêtes anthropologiques sur les systèmes familiaux.

« Je brasse 600 groupes familiaux de tous les continents et mon horizon s'étend de l'an 3000 avant JC à l'an 1500 de notre ère ! » dit-il en souriant.

La publication en septembre 2011 de L'origine des systèmes familiaux, tome 1 : l'Eurasie fait la synthèse de ces décennies de recherches en marge des modes et des courants. 

Cet ouvrage impressionnant n'en est pas moins d'une lecture agréable. 

L'auteur s'exprime à la première personne, se met volontiers en scène et a le bon goût de détailler la conclusion de ses travaux dans les quarante pages de... son introduction.

Le lecteur peut picorer à sa guise dans les 500 pages suivantes (la fin de l'ouvrage est réservée à la bibliographie et aux notes).

Le primitif est moderne

Friand de paradoxes, Emmanuel Todd soutient à la lumière de ses recherches que les sociétés les plus avancées du monde actuel sont aussi les plus archaïques !

Todd part de l'hypothèse commune que les premières sociétés humaines étaient constituées de ménages nucléaires (papa, maman et les enfants) liés les uns aux autres de façon très souple.

Dans les sociétés où sont apparues la sédentarisation, puis l'agriculture, l'écriture et les premières structures étatiques, au Moyen-Orient et en Chine en particulier, ce modèle familial s'est peu à peu complexifié pour des raisons diverses et variées (poussée démographique, hiérarchisation sociale...).

Il a abouti à des formes familiales plus rigides et plus « efficaces » d'un point de vue collectif : embrigadement sous l'autorité d'un patriarche (ou d'un chef militaire), surveillance des femmes, mariage à l'intérieur du clan... mais aussi moins innovatrices.

C'est ainsi que ces sociétés, en renforçant leur cohésion interne, ont bridé les facultés des individus et peu à peu perdu leur aptitude à innover. 

Elles ont pu être rattrapées et même dépassées par des sociétés qui en étaient restées au modèle originel, celui de la famille nucléaire. La plus caractéristique de celles-ci est l'Angleterre moderne, berceau de la civilisation industrielle. CQFD.

La famille a une histoire

La suite de l'ouvrage est un survol détaillé de l'Eurasie, région par région : Chine, Japon, Inde, Sud-Est asiatique, Europe, Moyen-Orient.

Surprise ! L'origine des systèmes familiaux est au moins autant un livre d'histoire qu'un livre d'anthropologie. Dans chaque région  considérée, l'auteur dissèque l'évolution des structures familiales au fil de l'Histoire, de l'apparition de l'écriture à nos jours. Il nous montre comment des invasions ou des bouleversements politiques ont pu bousculer des traditions immémoriales, y compris à des dates récentes.

Il note ainsi que les invasions mongoles du XIIIe siècle ont fait basculer la société russe, qui était à l'origine plus ou moins nucléaire, à l'image des sociétés anglo-saxonnes, vers une structure communautaire, beaucoup plus rigide et étouffante (plusieurs familles sous le même toit).

Emmanuel Todd (photo : Hélie Gallimard, 2011)En ce sens, Emmanuel Todd s'oppose à son lointain cousin Claude Levi-Strauss, le « père du structuralisme ». Lui-même se veut « diffusionniste ». Il cherche en particulier dans les systèmes résiduels de la périphérie la trace d'un ancien système familial dominant battu en brèche par un système nouveau-venu. 

Au titre des curiosités, l'historien a par exemple identifié aux deux extrémités du sous-continent indien, dans les confins tibétains et dans une région de Ceylan, une polyandrie résiduelle (du grec poly- et andros, homme, la polyandrie désigne l'union légale d'une femme avec plusieurs hommes). Il en conclut que la polyandrie devait être en vogue dans une bonne partie du sous-continent, dans un passé indéterminé, avant d'être refoulée vers la périphérie.

Notons que cette polyandrie a rarement l'aspect fantasmé qu'on lui prête. Au Tibet, le frère aîné accorde à ses frères cadets un accès sexuel à son épouse. L'objectif est terre-à-terre :  il s'agit d'éviter la multiplication des héritiers et le fractionnement du patrimoine. 

Dans le même objectif, les élites françaises ont eu recours dans le passé à des méthodes moins frustrantes (pour les hommes) : l'enfermement des filles au couvent, l'ordination des cadets ou leur envoi à la guerre (et à une mort précoce).

Todd se délecte de l'imbrication entre les mentalités et l'histoire, telle qu'on peut la percevoir chez les Égyptiens de l'Antiquité. 

Ceux-ci ont été toujours plus attachés que leurs voisins moyen-orientaux et grecs à l'égalité entre les sexes. Cette disposition est manifeste dans le culte rendu à Isis autant qu'à Osiris, son époux.

Elle se retrouve aussi à l'ère chrétienne dans le culte rendu à la mère du Christ, Marie « theotokos » (qui a enfanté Dieu). Car le culte marial est une invention proprement égyptienne, née dans les communautés chrétiennes d'Alexandrie vers 325. C'est un héritage du féminisme égyptien, plus tard laminé par la conquête arabe.

Cherchez la famille

L'origine des systèmes familiaux couronne plusieurs essais publiés par Emmanuel Todd dans les années 1980-1990 : La troisième planète, L'enfance du monde, La nouvelle France et L'invention de l'Europe. Au fil de ces ouvrages, l'auteur a popularisé et affiné des concepts hérités de Frédéric Le Play  tels que :

- famille nucléaire : chaque ménage est autonome (papa, maman et les enfants),

- famille souche : l'un des fils demeure avec sa femme et ses enfants dans le foyer paternel en attendant la succession (si le fils est l'aîné, on parle de primogéniture ; si c'est le benjamin, ultimogéniture),

- famille communautaire : les frères d'une même famille demeurent avec leur femme et leurs enfants auprès du père et sous son autorité.

Todd croise ces catégories de base avec des indicateurs comme la matrilocalité : le nouveau ménage s'établit auprès de la famille de l'épouse (et son contraire, la patrilocalité) et l'endogamie : tendance à se marier à l'intérieur du clan (et son contraire, l'exogamie). 

L'endogamie atteint son degré extrême avec le mariage entre cousins. Cette pratique est en Europe rarissime et presque aussi réprouvée que l'inceste entre frère et soeur. Au Moyen-Orient et dans d'autres régions d'Asie, elle demeure encore très présente.

Concernant le statut de la femme, l'indicateur le plus important est le niveau de patrilinéarité : avantage aux hommes dans la vie familiale et dans l'ordre de succession (et son contraire, la matrilinéarité).

Les cités de la Grèce antique étaient ainsi fortement patrilinéaires et leurs habitants avaient tendance à considérer comme archaïques ou excentriques les peuples qui, à leur différence, plaçaient les femmes sur un pied d'égalité avec les hommes.

D'où une erreur de perspective dans laquelle tombèrent au XIXe siècle les exégètes du voyageur Hérodote. Celui-ci voyait les Égyptiens comme des invertis qui tissaient au foyer pendant que les femmes faisaient leurs affaires en ville. 

Le mythe des Amazones, peuple de femmes guerrières, vient aussi de la surprise des Grecs de voir que, chez les Scythes, les femmes se battaient et commandaient comme les hommes.

Dans les sociétés moyen-orientales contemporaines, qui conjuguent endogamie (mariage entre cousins) et forte patrilinéarité, on observe sans surprise que la femme a un statut des plus médiocres. Mais là comme ailleurs, la situation est susceptible d'évoluer.

Actualité de la famille

La mondialisation et l'homogénéisation apparente des conditions de vie sur la planète ne doivent pas faire illusion.

Au sein même de l'Europe du XXIe siècle, Todd voit dans la divergence des indices de fécondité actuels le reflet de systèmes familiaux opposés. Ainsi la tradition familiale allemande, fortement patrilinéaire,  tend-elle à écarter les mères de l'activité sociale, au contraire de ce que l'on observe en France, en Angleterre ou en Suède.

Par le dépouillement des statistiques et des enquêtes anthropologiques, l'historien montre aussi comment les systèmes familiaux continuent d'évoluer. Par exemple, en Inde du sud (Kerala...), réputée pour être beaucoup plus ouverte que l'Inde du nord, il voit dans la dégradation du  « sex-ratio » (rapport entre le nombre de filles et le nombre de garçons à la naissance) une poussée de la patrilinéarité au détriment de l'égalité civile entre les hommes et les femmes.

Déjà Emmanuel Todd songe à un essai sur les relations cachées entre les systèmes familiaux dans le monde du XXIe siècle, les systèmes socio-politiques et les enjeux géopolitiques. De quoi nous surprendre une nouvelle fois.

André Larané
Publié ou mis à jour le : 2018-11-27 10:50:14

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