19 janvier 2015

La Grèce, un pays en détresse

La Grèce joue son va-tout aux élections législatives de ce dimanche 25 janvier 2015. Dépouillé de sa souveraineté et ruiné par la rigueur à la sauce bruxelloise, le pays s'oriente vers une sortie volontaire ou contrainte de l'euro et de l'Union européenne.

L'historien Olivier Delorme, auteur d'une somme remarquable sur La Grèce et les Balkans, revient pour Herodote.net sur la genèse de cette crise.

Lorsqu’en 2008, la crise des subprimes éclata, les États s’endettèrent pour sauver les banques et soutenir l’économie réelle, puis les banques, une fois renflouées, spéculèrent contre la dette des États.

Stabilisée à la baisse autour de 100% du PIB depuis une décennie, celle de la Grèce atteignit ainsi 110,7% en 2008, puis, sous l’effet des attaques spéculatives, 142,8% en 2010. Dans pareille situation, l’intervention de la Banque centrale permet classiquement de casser la spéculation au prix d’une dévaluation et d’un pic temporaire d’inflation. Mais la monnaie unique l'interdit.

Issu des élections d’octobre 2009, le gouvernement socialiste de Georges Papandréou, sans défense face aux spéculateurs, préféra se soumettre aux exigences de Bruxelles plutôt que de prendre le risque de recouvrer sa souveraineté monétaire.

Avec la « stratégie du choc » par ce que les Grecs nomment la « troïka » – BCE, Union européenne (UE), Fonds monétaire international (FMI) ont été réactivés par les médias européens des stéréotypes enracinés dans un imaginaire de très long terme, des croisés à Pierre Loti : le Grec fainéant, fraudeur, voleur...

En transformant un problème politique, économique et monétaire (les malfaçons de l’euro) en question morale, il s'agissait de convaincre l'opinion européenne que les Grecs avaient ce qu'ils méritaient et que les autres peuples n'avaient rien à craindre.

La destruction accélérée de l'État grec

Cette stratégie du choc a conduit, en moins de cinq ans, au démantèlement de fait du droit du travail et du salaire minimum, au licenciement de milliers de fonctionnaires, à la baisse de 30 à 40% des pensions et salaires, à la réduction dans des proportions similaires ou supérieures de toutes les indemnités sociales (chômage, handicap, etc.), au démantèlement du système de santé publique (disparition de plus de 40% des lits, fermeture de dizaines d’hôpitaux, ceux qui subsistent sont hors d’état de fonctionner normalement), à la mise en vente – à prix cassé et à des intérêts étrangers – des infrastructures et services publics, à la liquidation d’un tiers de l’enseignement supérieur et à la privatisation d’un autre tiers…

Innombrables, les conséquences de ces « réformes » ont traumatisé la société : le chômage est supérieur à ce qu’il fut aux États-Unis au pire de la grande dépression (note), avec une baisse récente due à l’accélération de l’émigration des plus qualifiés ; la pauvreté a explosé, un Grec sur trois n’a plus de couverture maladie (note), le taux de vaccination des enfants chute pendant qu’augmentent la mortalité infantile, les troubles psychiques et les suicides.

On ne compte plus les faillites et les fermetures de commerces, le patrimoine archéologique est mis en danger par les suppressions de postes (vols dans les musées, fouilles sauvages…), des écoles ne sont plus chauffées en hiver et nombre de particuliers sont contraints de recourir à des chauffages de fortune au bois, générant incendies et pics de pollution à Athènes…

Dans la région de Skouriès, en Chalcidique, une compagnie canadienne s’est vue attribuer, pour cause d’exploitation aurifère, un permis de saccage écologique au mépris de la résistance des populations réprimée avec une violence extrême. Car l’État de droit est lui aussi victime de la « troïka » : les mesures qu’elle impose sont souvent d’une légalité aussi contestable que les moyens policiers utilisés pour limiter l’exercice du droit constitutionnel de manifestation contre ces mesures…

Depuis cinq ans, la Grèce vit donc un processus d’extinction accélérée de l’État social et de la classe moyenne – les dispensaires solidaires, les soupes populaires, souvent à l’initiative de l’Église, les systèmes locaux de troc ou de circuits courts entre agriculteurs et consommateurs étant loin de compenser les effets d’une paupérisation de masse.

La Grèce a ainsi perdu un million d’emplois, le quart de son PIB et le tiers de sa production industrielle, tandis que les investissements s’effondraient des deux tiers. Le nombre et le taux des taxes et impôts augmentent mais, situation classique en déflation, les recettes fiscales stagnent ou diminuent. Malgré la baisse des salaires et des cotisations sociales, la compétitivité a reculé, et la dette, que cette politique était censée résorber, est passée de 142,8% du PIB en 2010 à… près de 180%.

Mais, imperturbablement, les experts annoncent un retour à la croissance, la « troïka » exige de nouvelles « réformes » et coupures budgétaires qui alimentent la spirale déflationniste, le gouvernement fait mine de résister avant de céder (note) tout en publiant des bulletins de victoire qui laissent dubitative une population dont les conditions de vie ne cessent de se dégrader.

Les finances seraient ainsi en situation d’excédent primaire (hors service de la dette) mais c'est grâce aux bénéfices des caisses de retraite ! Et le déficit commercial a diminué mais c'est en raison de l’appauvrissement général qui a provoqué la chute des importations.

Le Premier ministre conservateur (depuis 2012), Antonis Samaras, s’est même laissé aller à parler d’une success story grecque et l’on se félicita, à l’automne 2014, d’un record des entrées de touristes… en oubliant que ceux-là venaient nombreux de Russie, que les sanctions de l’UE avaient provoqué la chute du rouble et la faillite des plus gros tour-operators de ce pays, incapables de régler leurs factures en euros alors que leurs clients avaient réglé les leurs en roubles avant la dévaluation, de sorte que des milliers de nuitées resteraient donc impayées en Grèce où, en outre, les agriculteurs ne pouvaient écouler vers la Russie leurs productions interdites d’exportation.

La politique de la « troïka » aura transformé une crise spéculative en crise économique, en dépression puis en crise humanitaire – mais aussi en crise de la démocratie.

De la crise spéculative à la crise de la démocratie

En novembre 2011, le Premier ministre socialiste Papandréou s’était vu interdire par la chancelière Merkel et le président Sarkozy de consulter son peuple par référendum sur l’acceptation du « plan de sauvetage » européen, la seule question autorisée étant l’appartenance de la Grèce à la zone euro.

Présentés au Parlement sous la forme d’une loi à article unique, comprenant des centaines de pages, d’innombrables mesures législatives et réglementaires, les mémorandums de la « troïka » ont dû être adoptés tels quels, sous la menace d’une suspension des crédits, au mépris du droit d’amendement des députés, fondement pourtant essentiel de toute démocratie parlementaire.

Créée sous la pression de l’Allemagne, une Task Force d’experts décide des mesures à prendre en place des institutions démocratiques, ordonne et surveille leur exécution. Dans ces conditions, ni la Nouvelle Démocratie (ND, conservateurs) ni le Parti socialiste panhellénique (PASOK), qui ont alterné au pouvoir depuis la chute de la dictature des Colonels (1967-1974), n’ont pu constituer de majorité lors des élections législatives du 6 mai 2012. Puis ils ont choisi de gouverner ensemble après celles du 17 juin, partageant la responsabilité d’une soumission humiliante à la tutelle euro-allemande, l’impopularité des mesures que celle-ci impose et de l’absence de résultats positifs.

Les élections locales et européennes du printemps 2014 ont marqué un nouveau recul de ces deux partis qui, ensemble, représentent désormais moins du tiers de l’électorat.

À l’automne 2014, les Bourses européennes ont chuté quand le Premier ministre grec a cru pouvoir annoncer une prochaine sortie du « programme d’aide » européen avant de se rétracter devant les nouvelles exigences de la Troïka.

Dans l’impasse, il décida d’anticiper l’élection du président de la République par le Parlement. Il y faut une majorité qualifiée de 200 voix sur 300 lors des deux premiers tours de scrutin ou de 180 voix lors du troisième, faute de quoi le Parlement est dissous. Or, malgré l’appoint de députés indépendants et de deux néonazis, ainsi qu'une tentative au moins d’achat de vote, il a manqué plus d’une dizaine de voix à la coalition gouvernementale, forte de 155 sièges, le 29 décembre 2014. Les électeurs ont été donc convoqués aux urnes le 25 janvier 2015.

Les enjeux grecs et européens du 25 janvier 2015

Proportionnelle dans le cadre régional (avec un seuil de représentation de 3%), la loi électorale donne au parti arrivé en tête dans le pays une prime de 50 sièges. De 1974 à 2012 (sauf en juin et novembre 1989), la ND (droite) et le PASOK (socialiste) ont ainsi pu disposer à tour de rôle de majorités absolues. Mais entre sa victoire de 2009 et juin 2012, le PASOK est passé de 43,94% à 12,28% – les sondages lui donnent aujourd’hui autour de 5% –, tandis qu’entre sa victoire de 2004 et juin 2012, la ND est passée de 45,36% à 29,66% (18,85% en mai 2012) – elle serait aujourd’hui proche de 25%.

À droite, cet effondrement a fait apparaître un parti souverainiste (il siège au Parlement européen avec le United Kingdom Independence Party, UKIP) qui a recueilli 10,5% et 7,5% des voix lors des deux scrutins législatifs de 2012 – il serait aujourd’hui entre 3% et 5%.

Dans un pays qui ne connaissait plus d’extrême-droite depuis la chute des Colonels, la Troïka a par ailleurs réussi à faire émerger le parti néonazi Aube dorée. Il se maintiendrait autour de 7% depuis 2012, alors que certains de ses dirigeants et parlementaires font l’objet de procédures judiciaires et qu’ont été mis au jour des liens pour le moins troubles entre ce parti et le cabinet d’Antonis Samaras.

Au centre gauche, Potami (le Fleuve), nouveau parti créé par un journaliste de télévision, pourrait servir d’appoint à la coalition sortante si la ND arrivait en tête. Dissidence de Syriza, la Gauche démocratique (DIMAR, 6,26% en 2012), qui a pâti de sa participation d’un peu plus d’un an au gouvernement ND-PASOK, se situerait autour de 3%. Enfin, le Parti communiste (KKE), figé dans une idéologie intransigeante, devrait réunir autour de 5%.

Mais le principal enjeu est le score de la coalition de la gauche radicale (Syriza) qui, après avoir plafonné durant des années à 5%, a atteint 26,89% en juin 2012.

En 2014, il a décroché la première place aux élections européennes et conquis l’Attique, la région la plus peuplée du pays, aux élections locales. Depuis, tous les sondages le donnent en tête, avec un écart de 3,5% à 7, 5% devant la ND.

Née en 2004, Syriza agrège des forces écologiste, citoyenne, trotskiste, maoïste… qui, en 2014, se sont fondues dans un parti unitaire. Dirigée par Alexis Tsipras, Syriza n’en reste pas moins traversé par des courants contradictoires.

La ligne majoritaire, renforcée par des dissidents du PASOK, assure pouvoir mener une « autre politique » tout en restant dans l’euro, auquel une majorité de Grec reste favorable – sans exclure toutefois une sortie si le coût du maintien s’avérait exorbitant.

Cette politique romprait avec les mémorandums de la « troïka », restaurerait un État social et viserait à obtenir des partenaires européens un accord sur la dette comparable à... celui de Londres (27 février 1953) ! Les États-Unis avaient alors imposé aux Occidentaux bénéficiaires du plan Marshall une réduction de 45% à 60% des différentes dettes de l’Allemagne, assortie d’un rééchelonnement sur le long terme, d’un moratoire de cinq ans et de la limitation des paiements à 5% du revenu de ses exportations – le « miracle allemand » étant en réalité fondé sur ce défaut de paiement organisé par Washington (note).

Depuis 2012, dans cette perspective, Tsipras a multiplié les voyages pour tenter de rassurer les partenaires européens et l’ami américain. Le courant minoritaire de son parti est moins porté aux ménagements à l’égard de l’UE et considère l’euro comme un obstacle aux réformes dont la Grèce a besoin.

Syriza, s’il arrive en tête le 25 janvier, aura vraisemblablement besoin de conclure une coalition, probablement avec les « Grecs indépendants », un parti souverainiste proche de lui mais clairement ancré à droite. Avec ou sans gouvernement stable, Syriza exigera le déblocage par la « troïka », en mars 2015, d'une nouvelle tranche de crédits sans mesures supplémentaires de rigueur.

Comme déjà en juin 2012, le président de la Commission européenne, la chancelière allemande et son ministre des Finances Schäuble ont multiplié les menaces pour le cas où les Grecs porteraient Syriza au pouvoir. Au vu de la dégradation sociale et économique du pays depuis 2012, il n'est pas sûr que ces menaces fassent encore effet.

La chute brutale de la bourse d’Athènes lors de l’annonce de l’élection présidentielle (-12,8% le 9 décembre 2014) laisse en tout cas prévoir qu’un gouvernement Syriza ne disposerait d’aucun répit.

Qu’adviendrait-il si – comme à Chypre lorsqu'en 2013, le Parlement refusa les mesures de rigueur associées au « plan d’aide » euro-allemand – la BCE décrète une manière de blocus, suspendant son alimentation en billets ainsi que les transactions entre les banques grecques et celles de l’eurozone ? Où la Grèce trouvera-t-elle les 20 milliards qu’elle doit payer à ses créanciers en 2015 ? Un défaut grec serait-il vraiment indolore pour les autres États de la zone euro ?

Quant à une victoire étriquée des partisans de la politique de la « troïka » le 25 janvier, elle ne réglerait rien. Elle ne ferait qu’enfoncer un peu plus le pays dans la déflation, la crise humanitaire, le désespoir. Elle ne ferait que retarder les échéances sans rien régler, augmenter les risques de contestation violente ou d’aventure hors des sentiers de ce que la Troïka a laissé subsister de démocratie.

Sur le site Internet du Point, le 3 janvier 2015, l’économiste Bertrand Chokrane estime que le résultat des élections sera de peu d’importance puisque, quel que soit le vainqueur, « la Grèce fera de toute façon défaut en 2015. (…) La Grèce ne paiera pas, tout simplement parce qu'elle en est incapable. Le traitement d'austérité drastique, infligé au mépris de la science économique, qui a été imposé à la Grèce en est la cause. »

La réalité, c’est en effet qu'après bientôt cinq ans de traitement euro-allemand digne des médecins de Molière enchaînant purges et saignées, il n’y a plus de bonnes solutions. Notre aveuglement risque de déboucher sur une catastrophe dont nous aurions tort de croire qu’elle restera limitée à la Grèce.

Olivier Delorme
Publié ou mis à jour le : 2021-06-09 12:26:09

Voir les 11 commentaires sur cet article

Liger (25-03-2021 07:50:39)

On doit savoir que l'Allemagne n'a pas versé un centime de réparations à la Grèce alors que le IIIe Reich a perpétré de multiples crimes et pillages entre 1941 et 1944 : - au moins 60'000 Juifs... Lire la suite

Laurent Berenger (03-02-2015 10:41:00)

Moi je ne dis pas merci à Hérodote. Cette chronique est un article de journaliste pas une étude historique. J’attends d’un historien autre chose que le discours ambiant qui passe sous silence l... Lire la suite

Jean Pierre (27-01-2015 08:27:41)

Je compatis aux souffrances qu'à endurées le peuple Grec et je me réjoui de ce résultat en espérant qu'il n’aggrave pas la situation du pays comme cela fût le cas au Portugal après la chute d... Lire la suite

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