Octobre 2005

L'enjeu turc : la Turquie, l'Europe et le Moyen-Orient

En ouvrant le processus d'adhésion de la Turquie, les autorités de Bruxelles enterrent le projet des «États-Unis d'Europe». L'adhésion de la Turquie réduit l'Union européenne à ne plus devenir qu'une vaste zone de libre-échange, apolitique et aculturelle, comme il en existe déjà en Amérique ou en Asie...

On peut lire aussi L'enjeu turc : les conséquences de l'élargissement, La Turquie, l'Europe et l'Union , La Turquie et les frontières de l'Union .

Le 17 décembre 2004, les 25 chefs d'État de l'Union européenne ont entériné la demande d'adhésion de la Turquie... malgré son incompatibilité avec le quatrième critère de « Copenhague » et les graves réserves du rapport publié par la Commission européenne le 6 octobre précédent (note).

Les pourparlers d'adhésion ont donc débuté le lundi 3 octobre 2005 après un recul peu glorieux des Européens sur le dossier croate et les principes de justice. Ils déboucheront sauf cataclysme sur une adhésion de la Turquie dans une dizaine d'années.

Quatre questions à propos de la Turquie

Quatre questions sous-tendent le débat sur l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne :

1- La Turquie est-elle européenne ou asiatique ?
2- La Turquie est-elle utile au rapprochement islamo-européen ?
3- Qu'est-ce qui légitime l'adhésion de la Turquie à l'Union ?
4- Quelles peuvent être les conséquences de l'élargissement ?

– La Turquie est-elle européenne ou asiatique ?

Cette question est la clé du projet européen. Si l'on croit que les Turcs et les Kurdes de Turquie sont aussi européens que les Danois, les Français et les Italiens, pas d'hésitation : on peut construire les « États-Unis d'Europe » avec eux... Mais si l'on ne le croit pas, alors il faut choisir entre deux projets :

– soit on élargit l'Union à la Turquie et à d'autres pays exotiques pour n'en faire qu'une zone de libre-échange et une ONU régionale,

– soit on se satisfait d'un partenariat privilégié avec la Turquie et l'on poursuit l'approfondissement politique de l'Union européenne.

Examinons le fond de la question :

Les Turcs appartiennent à 90% à une région appelée Asie mineure (ou petite Asie). Celle-ci a longtemps été un pôle de la civilisation gréco-romaine et du christianisme dont les Européens sont les héritiers. Elle a accueilli Saint Paul de Tarse, le deuxième fondateur du christianisme après le Christ lui-même. Mais ces souvenirs appartiennent à un passé révolu. Le temps n'est plus d'un empire ottoman multiconfessionnel et multiculturel (en 1914, les deux tiers des habitants d'Istamboul étaient non-turcs et non-musulmans).

Le fossé entre Europe et Turquie s'est élargi entre 1915 et 1923, quand les nationalistes Jeunes-Turcs et leur successeur Moustafa Kémal ont fondé la Turquie moderne sur les ruines de l'empire ottoman. Ils ont éliminé les dernières minorités non-musulmanes d'Anatolie en exterminant les Arméniens en 1915 et en expulsant les Grecs en 1923, pour constituer une nation ethniquement homogène.

Aujourd'hui, la population de la Turquie se réclame à 99% de l'islam (la Turquie est de tous les pays du Moyen-Orient celui qui a le plus complètement éliminé ses minorités chrétiennes !). Un cinquième de la population sont des Kurdes, cousins des Iraniens. Le reste appartient au groupe linguistique turcophone dispersé de l'Anatolie aux frontières de la Chine. Notons que la Constitution turque offre la citoyenneté à l'un quelconque des cent millions de Turcophones d'Asie centrale (Azéris, Turkmènes...) qui en ferait la demande.

Le général Moustafa Kémal, émule de Mussolini, a instauré en Turquie un régime ultra-nationaliste d'inspiration fasciste. Il a introduit l'alphabet latin pour que ses concitoyens ne perdent pas leur identité dans la culture arabo-musulmane. Il a aussi inscrit le mot laïcité dans la Constitution sans pour autant abroger les liens étroits entre l'État et l'islam (de la même façon que Staline a inscrit le mot démocratie dans la Constitution soviétique de 1936 sans se soucier bien entendu de l'appliquer!). Il a même donné le droit de vote aux femmes dès 1934 (mesure essentiellement symbolique dans un régime dictatorial où le droit de vote n'avait guère de signification).

Cette modernisation sous la contrainte a concerné surtout la bourgeoisie d'Istamboul et d'Ankara et n'a guère pénétré les campagnes d'Asie mineure.

Depuis les années 1980, la République turque témoigne d'une alliance de plus en plus étroite entre le nationalisme hérité des Jeunes Turcs et de Moustafa Kémal et l'islam qui imprègne plus que jamais la société anatolienne: 70% des femmes sont voilées, la polygamie fait un retour discret, les 3/4 des gens se plient aux rituels de l'islam et personne n'ose bafouer la loi et l'opinion en se revendiquant athée!Dans les villages, on construit des mosquées à tour de bras. La vieille formule de l'« alliance du sabre et du goupillon » s'applique à la Turquie et à son régime « islamo-nationaliste » mieux qu'à aucun autre pays du bassin méditerranéen... Au demeurant, cette situation convient à l'immense majorité de la population qui y voit une garantie de stabilité, de conservation des cadres traditionnels et de protection contre les périls de la modernité.

L'armée turque, plus nombreuse et mieux armée que n'importe quelle armée européenne (bombe atomique mise à part), est la garante du nationalisme Jeune-Turc et kémaliste. Elle s'accommode de la vague islamiste actuelle dans la mesure où celle-ci préserve la Turquie d'une dissolution dans la post-modernité occidentale. Elle s'accommode aussi de l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne qu'elle perçoit comme un ectoplasme mou (et riche), sans danger pour son identité nationale.

La Turquie reste un pays merveilleux dont le charme oriental ainsi que l'hospitalité et la gentillesse de ses habitants font le bonheur des touristes occidentaux. Mais elle demeure plus étrangère à la civilisation européenne que bien des pays du sud de la Méditerranée.

En cinq siècles de colonisation des Balkans et du bassin du Danube, les Turcs ont moins apporté à l'Europe que le Maroc, qui a longtemps été uni à l'Espagne et a transmis aux clercs occidentaux une partie de l'héritage hellénistique... La plupart des Européens seraient hélas en peine de citer un seul Turc qui ait fécondé leur culture par ses écrits ou ses oeuvres... tandis qu'ils connaissent au moins de nom des savants et intellectuels orientaux qui ont contribué aux progrès de la chrétienté médiévale pendant les sept siècles qu'a duré la présence arabe en Espagne (Avicenne, Averroès, Maïmonide, Ibn Khaldoun...).

En matière économique et sociale, la Turquie contemporaine a moins de liens avec l'Europe que d'autres pays méditerranéens: Maroc, Algérie, Tunisie (sans parler d'Israël qui participe activement aux programmes de recherche européens... et joue en Coupe d'Europe du foot). Notons que les Turcs sont en Europe occidentale les immigrants les plus réticents à l'intégration (record absolu d'endogamie avec 98% de mariages intracommunautaires et plus mauvais résultats scolaires si l'on en croit une enquête publiée à l'été 2005 dans Le Monde).

L'économie turque est encore assez peu intégrée à l'Europe, avec laquelle elle ne réalise que 50% de ses échanges, soit bien moins que les économies du Maghreb ou d'Israël. Elle est pénalisée aussi par le sous-développement aigu des parties orientales de l'Anatolie. Elle souffre d'une corruption très importante et est gangrénée par la mafia turque, la plus importante du monde occidental, qui contrôle les trafics de drogue vers l'Europe et développe maintenant les trafics d'immigrants africains vers le Vieux Continent.

L'Union européenne, la Turquie et le Maghreb
 
Population (millionsd'habitants) 20042025
Fécondité (enfants/femme) 2000
PNB/habitant (dollars)
2001


Union européenne (25 pays)
Turquie

Tunisie
Algérie
Maroc

 

32
30

 

43
40

 

2.5

2.1

2.7


19775

5830

6090
5910
3500

– La Turquie est-elle utile au rapprochement islamo-européen ?

Beaucoup de journalistes et de politiciens profèrent sur ce point des contresens faute de prendre le temps d'un survol de l'Histoire.

Les Turcs sont arrivés au Moyen-Orient vers l'an 800, longtemps après la sédentarisation des autres peuples qui y habitent. Ils ont d'abord subjugué l'empire de Bagdad et jeté les Arabes dans les « poubelles de l'Histoire »... Depuis lors, pas un seul Arabe n'a marqué le monde de son génie (hormis parmi ceux qui, au Maghreb, ont échappé à la domination ottomane). A Istamboul, les sultans ottomans préféraient s'appuyer pour gouverner sur les convertis grecs ou arméniens que sur le peuple élu de Dieu (les Arabes)!

Les peuples arabophones d'Orient (Syrie, Arabie, Irak...) se sont libérés des Turcs après la Première Guerre mondiale mais ils conservent un profond ressentiment à leur égard. Les dirigeants de la Turquie moderne ne font pas mystère quant à eux de leur mépris de la culture arabe. Ainsi Moustafa Kémal n'a-t-il rien eu de plus pressé que d'abandonner l'alphabet arabe.

« S'imaginer que l'inclusion de la Turquie, alliée quasi exclusive d'Israël au Moyen-Orient, puisse susciter la sympathie à l'égard de l'Europe des Arabes ou d'autres musulmans est faire preuve d'inculture politique », prévient le politologue Gérard Chaliand.

Le chercheur Jean-François Bayart, lui-même partisan de l'adhésion de la Turquie, déclare sans ambages : « La rancoeur de la trahison dont se seraient rendus coupables les Arabes à l'encontre de l'Empire ottoman, lors de la Première Guerre mondiale, et, pour dire les choses directement, un solide fond de préjugés racistes tempèrent la solidarité panislamique des Anatoliens ».

Les Turcs ottomans n'ont par ailleurs cessé de combattre leurs voisins, d'un côté l'empire byzantin, de l'autre l'empire d'Iran, héritier de la prestigieuse civilisation perse. Ils s'apprêtaient à abattre l'empire byzantin aux alentours de l'An Mil quand la levée d'une croisade dans la chrétienté occidentale a arrêté leur élan. Ils ont dû attendre quatre siècles pour s'emparer de Constantinople (1453). Leur avancée en Europe s'est arrêtée en 1683 devant Vienne. Ces événements appartiennent à un passé révolu, de même que l'alliance entre le roi François Ier et le sultan Soliman le Magnifique. Il n'empêche qu'il est particulièrement malvenu de présenter l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne comme un facteur de paix ou de rapprochement avec les autres musulmans du Moyen-Orient.

Dans une affaire comme celle qui oppose aujourd'hui Bruxelles à Téhéran à propos de la dissémination nucléaire, l'Iran peut tolérer des recommandations de la part des Allemands, des Britanniques ou des Français. Imagine-t-on qu'il tolèrerait quoi que ce soit d'une délégation « européenne » où figurerait un représentant de la Turquie, son ennemi intime ?...

– Qu'est-ce qui légitime l'adhésion de la Turquie à l'Union ?

Pour Pierre Moscovici, « la Turquie n'est pas européenne mais a vocation à entrer dans l'Europe » ! Le député socialiste européen invoque à l'appui de cette affirmation les promesses faites à la Turquie il y a quarante ans par des représentants de l'OTAN et du Conseil de l'Europe qui voulaient s'assurer du soutien des militaires turcs dans leur lutte contre l'Union soviétique.

Les chefs d'État de l'Union n'entendent pas revenir sur ces promesses, par conviction et plus encore par crainte des complications. Aujourd'hui, ils ne demandent pas à Istamboul de reconnaître sa responsabilité dans le génocide des Arméniens en 1915 ni le nettoyage ethnique de 1923 qui a chassé d'Asie mineure les derniers Grecs témoins de l'hellénisme.

Ils ne lui demandent pas - chose incroyable ! - de reconnaître l'existence de l'État chypriote alors même que celui fait déjà partie de l'Union, encore moins d'évacuer l'île en partie occupée depuis 1974.

Ils ferment les yeux sur la guerre civile qui se poursuit entre l'armée et les Kurdes de l'Est, la torture, les brimades dont sont victimes les minorités non-musulmanes et les crimes d'« honneur »... bien que ces réalités figurent dans le rapport de la Commission.

Ils ferment les yeux sur les limites très strictes de la tolérance religieuse, derrière une laïcité de façade. Ainsi la loi turque punit-elle un citoyen qui s'aviserait de répudier publiquement la religion musulmane héritée de ses parents. En Turquie, à la différence de l'Europe, le droit de changer de religion ou de n'en pratiquer aucune ne va pas de soi. Un musulman est passible de sanctions pénales s'il se déclare athée ou se convertit au christianisme ! Il y est également impossible de construire un lieu de culte non-musulman !

Par une curieuse inversion du raisonnement, les partisans européens de l'adhésion de la Turquie affectent d'être indifférents au critère religieux mais se plaisent à espérer que l'adhésion de la Turquie musulmane vaudra à l'Europe la bienveillance des mouvements subversifs arabes (ce en quoi ils se trompent fort comme on l'a dit plus haut, considérant la haine qui oppose Turcs et Arabes)...

Certains développent en prime un curieux raisonnement selon lequel l'entrée de la Turquie dans l'Union est indispensable à la modernisation et à la démocratisation de ce pays. C'est manifester un singulier mépris, pour ne pas dire du racisme, à l'égard des peuples non-européens tels que les Turcs que de les considérer comme incapables de progresser avec leur seule volonté. Ainsi Michel Rocard, retraité de la politique, écrit-il de la Turquie : «Nous avons tous besoin que ce grand pays se démocratise, rejoigne le camp des droits de l'homme et se réconcilie avec son histoire, ses minorités et ses voisins. L'attraction de l'adhésion à l'Union est un très puissant moteur pour pousser dans ce sens, et même sans doute le seul. La Turquie n'a probablement pas la force intérieure suffisante pour effectuer seule ce mouvement qui est pour elle une double révolution des moeurs et des structures».

André Larané
Club chrétien ?

Les partisans de l'adhésion de la Turquie prêtent à leurs adversaires une seule motivation : la Turquie leur paraîtrait indésirable simplement en raison de son caractère musulman. Pour paraphraser Voltaire, on peut dire que dans un pays comme la France, qui compte 60 millions d'habitants, toutes les opinions y compris celle-là, peuvent s'y rencontrer. De là à prétendre que la peur de l'islam motiverait l'opposition à l'adhésion de la Turquie de Robert Badinter, Max Gallo, Valéry Giscard d'Estaing, François Bayrou, Laurent Fabius... il y a un pas que l'on ne saurait franchir sans y regarder à deux fois.
Aucune de ces personnalités n'a la naïveté de vouloir transformer l'Europe en un hypothétique «club chrétien». Cette idée est d'autant plus saugrenue qu'il n'y a plus guère qu'une minorité d'Européens à oser revendiquer leur attachement au christianisme et que le Vieux Continent, avec 8% de la population mondiale, fait figure de dernier îlot d'agnosticisme dans un monde marqué par le retour en force des religions (y compris en Turquie).
Notons qu'à défaut d'un «club chrétien» en Europe ou ailleurs, il existe un «club islamique». Son nom officiel est Organisation de la conférence islamique et la Turquie, elle-même gouvernée par un parti islamique, en fait partie !

Voici la conclusion de cet article dans sa première version (octobre 2004) :

L'Histoire n'est pas avare de surprises. La première pourrait venir du référendum prévu en France en 2005 sur la Constitution européenne. Considérant que Bruxelles s'est engagée avec la Turquie sur une pente fatale, certains électeurs pourraient être tentés de rejeter la Constitution de façon à envoyer l'Union dans le fossé etlui éviter plus tard un crash autrement plus dramatique. Pour ces électeurs, voter non à la Constitution (aussi bonne soit-elle) pourrait apparaître comme l'ultime moyen d'empêcher l'adhésion de la Turquie [suite : Les conséquences de l'élargissement ].

Publié ou mis à jour le : 2021-10-07 10:33:51

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