Georges-Louis Buffon (1707 - 1788)

Portraitiste de la Nature

Depuis 1908, Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon, accueille du haut de son fauteuil de bronze les promeneurs venus profiter des allées fleuries de « son » Jardin des Plantes.

Déjà statufié de son vivant, le Bourguignon peut ainsi apprécier jour après jour la grandeur et la popularité de son oeuvre.

Digne représentant des Lumières, il a en effet révolutionné les sciences en consacrant plus de 50 années à l'élaboration d'une gigantesque Histoire naturelle.

Isabelle Grégor, docteur ès-lettres modernes
Un duel à l'origine d'une vocation

Le jeune Leclerc n'aurait pu deviner qu'il finirait ainsi sur un piédestal au milieu des fleurs : né à Montbard (Côte-d'or actuelle) le 7 septembre 1707 dans une famille de moyenne bourgeoisie devenue noble par l'achat du domaine de Buffon, voisin de sa ville natale, cet élève moyen commence par étudier le droit avant de se tourner vers les mathématiques.

Heureusement pour l'histoire des sciences, un officier du régiment Royal-Cravate (on dit aujourd'hui croate !) lui cherche noise pour une raison mal connue... et perd son duel : voici donc notre meurtrier qui tente de se faire oublier en accompagnant dans son tour d'Europe un aristocrate anglais et son précepteur féru de sciences naturelles.

Le voyage est finalement interrompu par la mort de madame Buffon mère et la toute nouvelle aisance pécuniaire qui en découle.

Comment devenir en 10 jours intendant du Jardin du Roi ...

Devenu Parisien en 1732, Buffon se lance à la conquête de l'Académie des sciences à coups de mémoires consacrés à son domaine de prédilection, les mathématiques.

Cette matière commence cependant à perdre de son charme aux yeux de cet esprit pragmatique qui lui reproche une trop grande abstraction.

Il se tourne alors vers l'étude de la nature, encouragé en cela par le secrétaire d'État à la Marine Maurepas (1701-1781), qui a favorisé son élection à l'Académie, et souhaite tirer partie des connaissances de ce propriétaire terrien en matière de gestion des forêts.

S'il s'applique un temps à multiplier les expériences sur le bois, l'ambitieux sylviculteur ne se détourne nullement des bruits de couloirs, jeux d'influences et autres rivalités qui mobilisent le petit milieu scientifique.

C'est ainsi qu'à la mort subite de François du Fay, intendant du Jardin du Roi, il arrive à se positionner si adroitement auprès de ses protecteurs et relations qu'il supplante tous ses concurrents, pourtant plus expérimentés : à 31 ans, il lui suffit donc de quelques jours pour être nommé à son tour intendant par le roi et décrocher le poste de ses rêves, poste qu'il occupera pendant 5 décennies.

« Le poème du Jardin des Plantes »

Le comte de Buffon fut bonhomme, il créa
Ce jardin imité d'Évandre et de Rhéa
Et plein d'ours plus savants que ceux de la Sorbonne,
Afin que Jeanne y puisse aller avec sa bonne ; [...]
Et Buffon paternel, c'est ainsi qu'il rachète
Sa phrase sur laquelle a traîné sa manchette,
Pour les marmots, de qui les anges sont jaloux,
A fait ce paradis suave, orné de loups.

Victor Hugo (L'Art d'être grand-père)

... et le rester pendant 50 ans

Créé sous Louis XIII pour former médecins et apothicaires, le « Jardin royal des plantes médicinales » de Paris perd au fil des années sa vocation médicale pour devenir simplement le « Jardin du roi » tandis que son « Cabinet des drogues » se transforme en « Cabinet d'histoire naturelle ».

Dès son arrivée, Buffon entreprend une politique de prestige qu'il poursuivra pendant les 50 années de son « règne » : nomination judicieuse de professeurs émérites, extension considérable des locaux et enrichissement tous azimuts du Cabinet confié à Louis Daubenton, un naturaliste également originaire de Montbard.

C'est qu'il faut de la place pour accueillir les richesses que lui envoient les savants partis au bout du monde avec les expéditions de Bougainville ou Lapérouse, mais aussi que lui font parvenir les souverains comme Louis XV ou Catherine II de Russie qui se font gloire de participer à la collecte.

Le temps nécessaire à cette réorganisation explique que l'agrandissement des jardins eux-mêmes reste à la traîne pendant 30 ans ; il faut attendre 1771 pour que les premiers achats de terrains marquent le début du doublement de la superficie qui atteint aujourd'hui plus de 23 hectares.

Les serres mais aussi les arbres sortent petit à petit de terre, à l'exemple du fameux cèdre du Liban que Bernard de Jussieu (1699-1777), dit la légende, aurait tiré de son chapeau à son retour d'Angleterre, en 1734.

Un ermite entouré de forgerons, miroirs géants et guenon

S'il sait s'adapter à la vie parisienne pour parvenir à ses fins, Buffon s'en éloigne ensuite très vite pour revenir s'occuper de ses terres bourguignonnes. Il goûte les plaisirs de la vie et multiplie les succès féminins mais n'est pas un mondain pour autant : les salons, alors très courus, ne voient guère passer cet indépendant qui préfère se tenir loin des agitations philosophiques ou politiques.

Conservateur dans l'âme mais aussi individualiste et très imbu de lui-même, il reste à l'écart du clan des Lumières et ne participe pas à l'Encyclopédie, même si Diderot fait partie de ses proches.

Finalement il ne se sent bien que chez lui où il passe les 2/3 de l'année, dès le printemps revenu, auprès de sa femme et de son fils né en 1764 et surnommé Buffonet. Ce dernier mourra sur l'échafaud en 1794 sans descendance.

À Montbard comme dans son Jardin, le naturaliste voit grand : grâce à une fortune gérée avec application, il transforme son domaine en véritable centre de recherche industrielle. À la demande du roi Louis XV, il entreprend de nombreuses expériences sur la fusion et le traitement des minerais de fer en Bourgogne, région de grande tradition sidérurgique. L'objectif est d'améliorer la fabrication des armes et des boulets...

C'est ainsi que dans son domaine de Buffon, en 1768, à 60 ans, il fait sortir de terre des forges imposantes, une des plus importantes entreprises de France à l'époque puisqu'elles ont employé jusqu'à 400 ouvriers. C'est la première fois que les trois ateliers de la sidérurgie - haut-fourneau, affinerie et fenderie - sont réunis en un même lieu. Le maître de forge, les ouvriers et leurs familles sont logés sur place afin d'optimiser le rendement.

Le maître des lieux a prévu une plate-forme d'où ses invités illustres peuvent assister à l'extraction des « gueuses » (barres de métal brut de fonderie) à 1200°C.  Faute de disposer de charbon de terre (houille), le haut-fourneau de Buffon est comme tous les autres alimenté en charbon de bois (d'où le déboisement accéléré du pays au XVIIIe siècle).

À cette aventure industrielle vient s'ajouter une activité de laboratoire scientifique puisque le maître des lieux y mène des expériences sur l'incandescence tout en s'entraînant à mettre le feu à distance à l'aide de miroirs ardents. Celui que l'on qualifie donc de « nouvel Archimède » n'hésite pas également le moment venu à installer sur son toit le premier paratonnerre de France.

Les sciences naturelles ne sont bien sûr pas oubliées : pépinière, volières et ménagerie lui permettent de multiplier les observations sur la faune et la flore. Et ce n'est pas la petite guenon, rapportée de Barbarie, qui parviendra à le détourner de ses recherches, même en grimpant aux arbres avec son chapeau !

Toute la Terre en 36 volumes

« J'ai passé 50 ans à mon bureau ». C'est avec ces quelques mots que Buffon résume ce qui fut l'une des plus grandes aventures éditoriales de son temps : la genèse puis la rédaction, entre 1749 et 1788, des 36 volumes de son Histoire naturelle.

À l'origine simple description du Cabinet du roi à la gloire de Louis XV, l'entreprise prend vite des proportions impressionnantes, dépassant même, en taille comme en diffusion, l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert.

Dans cette oeuvre magistrale, commandée par le pouvoir et éditée par l'Imprimerie nationale, Buffon propose aux érudits comme au grand public une étude à la fois large et détaillée de la nature, s'interrogeant sur la naissance de la planète puis disséquant les insectes, décrivant les différents types humains puis comparant l'anatomie des animaux.

Cette synthèse vient à point : le mécanisme, qui assimilait les animaux à des machines, est enfin abandonné, laissant les scientifiques tiraillés entre prépondérance de l'expérimentation et conception métaphysique de l'univers.

Vaguement déiste, Buffon choisit de laisser à l'écart la religion pour faire la part belle à l'observation et à une vision panoramique de la nature, se faisant au passage des ennemis parmi les classificateurs comme Carl von Linné (1707-1778) ou les adeptes du microscope comme René-Antoine de Réaumur (1683-1757), passionné d'insectes.

Revendiquant le droit d'inventer des théories, il fait naître la vie de la chaleur interne de la terre avant de poser comme postulat l'unité de l'espèce, tant humaine qu'animale. Si les suppositions de ce visionnaire n'ont pas toujours été habiles, elles ont bousculé les esprits et aiguillonné l'esprit scientifique en reformulant les questions fondamentales sur l'origine de l'univers ou la place de l'homme.

Le savant au travail : une organisation sans faille

Une telle entreprise ne pouvait être menée à son terme sans une organisation stricte du temps de travail.

Voici comment Buffon raconte la méthode qu'il employa pour gérer ses heures de sommeil : « J'aimais beaucoup le sommeil dans ma première jeunesse ; il m'enlevait beaucoup de temps. Mon pauvre Joseph - c'est le nom d'un domestique qui l'a servi soixante-quinze ans - me fut d'une bien grande utilité ; je lui promis un écu toutes les fois qu'il m'aurait fait lever avant six heures ; il ne manqua pas le lendemain de m'éveiller, de me tourmenter ; je lui répondis par des injures [...]. Il ne manqua pas son coup le jour suivant ; il employa la force ; je le suppliai ; je lui donnai son compte, je voulus le chasser, il s'obstina, je me levai et il fut dédommagé chaque jour de mon humeur au moment du réveil par mes remerciements et mon écu qu'il recevait une heure après : je dois au pauvre Joseph dix à douze volumes de mes oeuvres » (propos rapportés par le chevalier d'Aude).
D'aucuns racontèrent même que le « pauvre Joseph » dut un matin lancer une cuvette d'eau sur son illustre maître pour le réveiller !

« Les ouvrages bien écrits seront les seuls qui passeront à la postérité »

Le succès de l'Histoire naturelle ne s'explique pas uniquement par son contenu mais aussi par le soin apporté à sa présentation, et en premier lieu aux illustrations. Réalisés pour la majorité par Jacques De Sève, les quelque 2 000 dessins sont en effet remarquables par leur précision et leur variété.

Les animaux, par exemple, y sont représentés en pied puis sous forme de « tripailles » (vues anatomiques exécutées par Louis Daubenton) dans des décors souvent fantaisistes, devant des ruines antiques ou des chaumières normandes.

Qu'importe pour Buffon que la panthère semble poser fièrement au milieu des vestiges de l'ancienne Rome : il faut avant tout vulgariser l'information, et il y travaille en portant une attention toute particulière à son écriture.

Ce membre de l'Académie française, qui a présenté devant ses pairs un Discours sur le style, a mis en effet au service de son oeuvre un talent de plume aujourd'hui reconnu par tous.

On a trop vite oublié que c'est à lui que l'on doit de qualifier couramment le cheval de « plus noble conquête de l'homme » et le lion de « roi des animaux ».

S'il est traité de « grand phrasier » par certains qui lui reprochent, à la suite de Voltaire, un « style ampoulé» peut-être dû à l'habitude de dicter ses textes, celui que Rousseau a désigné comme « la plus belle plume de son siècle » a réussi à faire entrer son ouvrage dans tous les salons et bibliothèques d'Europe en rendant aisée et agréable la lecture d'un sujet a priori accessible uniquement aux spécialistes.

Le cheval

« La plus noble conquête que l'homme ait jamais faite est celle de ce fier et fougueux animal qui partage avec lui les fatigues de la guerre et la gloire des combats ; aussi intrépide que son maître, le cheval voit le péril et l'affronte, il se fait au bruit des armes, il l'aime, il le cherche et s'anime de la même ardeur ; il partage aussi ses plaisirs, à la chasse, aux tournois, à la course, il brille, il étincelle ; mais docile autant que courageux, il ne se laisse point emporter à son feu, il sait réprimer ses mouvements, non seulement il fléchit sous la main de celui qui le guide, mais il semble consulter ses désirs, et obéissant toujours aux impressions qu'il en reçoit, il se précipite, se modère ou s'arrête, et n'agit que pour y satisfaire ; c'est une créature qui renonce à son être pour n'exister que par la volonté d'un autre, qui sait même la prévenir, qui par la promptitude et la précision de ses mouvements l'exprime et l'exécute, qui sent autant qu'on le désire, et ne rend qu'autant qu'on veut, qui se livrant sans réserve, ne se refuse à rien, sert de toutes ses forces, s'excède et même meurt pour mieux obéir »(Histoire naturelle, tome IV)

Le naturaliste aux manchettes de dentelle

Sûr de lui, de son talent et de sa mission, cet homme complet eut pleinement le temps d'apprécier le prestige que lui procurèrent ses réalisations.

« Dieu de la Nature », selon les termes du poète Écouchard-Lebrun (1729-1807), il partage en effet avec Voltaire la gloire d'avoir pu se contempler de son vivant en statue, une oeuvre commandée par Louis XV lui-même.

Certes, les milieux scientifiques sont moins enthousiastes et critiquent ses hypothèses parfois hasardeuses, ses expériences trop rares, son style trop grand public. Les dévots s'attaquent à sa conception « laïque » de la science et à sa vision de la création du monde, éloignée de la Bible.

Buffon n'en a cure...

Grâce à des soutiens comme celui de madame de Pompadour, il poursuit son oeuvre de vulgarisation et traite par le mépris ceux qui lui reprochent de faire de la science sans quitter ses chemises ornées de dentelle aristocratique.

À la fois comblé d'honneurs et célébré par la population, il meurt à 81 ans d'une ultime crise de gravelle (calculs rénaux).

Il laisse derrière lui une oeuvre immense qui a ouvert la voie à plusieurs générations d'illustres savants et fins connaisseurs de cette histoire naturelle qu'il a contribué à faire Science.

Composition de l'Histoire naturelle

Histoire naturelle, générale et particulière (1749-1767) - 15 volumes comprenant Histoire et théorie de la Terre, Variétés dans l'espèce humaine, Description des animaux.
Histoire naturelle des oiseaux
(1770-1783) - 9 volumes
Histoire naturelle des minéraux (1783-1788) - 5 volumes
Supplément à l'Histoire naturelle (1774-1789) - 7 volumes comprenant Discours sur le style et Des Epoques de la nature

Compléments par Bernard-Germain-Étienne de Lacépède (1756-1825) :
Histoire naturelle des poissons (1797-1798) - 4 volumes
Histoire naturelle des quadrupèdes ovipares et des serpents (1788-1789) - 1 volume

Publié ou mis à jour le : 2022-07-18 09:25:43
gil (15-04-2016 07:20:17)

Très bel article, vivant et documenté qui m'a plongé dans la nostalgie d'une époque révolue de la science; à l'observation poétique des êtres vivants a succédé la modélisation mathématique... Lire la suite

F. Desmottes (10-12-2007 19:42:15)

L'article sur Buffon m'a beaucoup intéressé ;bravo pour celui qui l'a composé. Je regrette seulement que ce bel article ne donne pas accès à d'autres extraits de l'Histoire naturelle de Buffon. L... Lire la suite

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